— Prenez garde, demoiselle ! On va vous entendre… vous voir peut-être…

— Sûrement ! Comme si vous ne saviez pas qu’à l’une des fenêtres de cette maison, il y a quelqu’un qui nous observe, quelqu’un qui me rappellerait sous un prétexte ou sous un autre si je faisais seulement mine d’échapper à sa vue. Voulez-vous que j’essaie ?

— Non, je vous crois mais, pour l’amour de Dieu, reprenez-vous ! Je vous jure que je crois Jean incapable de renoncer quand il a promis quelque chose. Mais il a bien peu de pouvoir ici-bas et…

Hortense n’écoutait plus. Tournant brusquement le dos au fermier. elle repartait en courant vers la maison s’efforçant de ravaler ses larmes, persuadée qu’elle n’avait plus de secours à attendre de quiconque. Tous ces gens, après tout, n’étaient que des paysans et aucun, même pas l’homme au loup, n’avait assez de courage pour se faire son champion. Aucun n’avait envie de s’engager dans le dangereux chemin qu’elle représentait parce qu’en dépit des révolutions et des guerres, elle était toujours la demoiselle du château et eux les vassaux de ce même château…

Au-dessus d’elle le ciel s’étendait immense et bleu. La brise de la montagne, portant les odeurs d’herbe fraîche et de sapin vif, faisait voltiger ses cheveux blonds et autour d’elle c’était l’immensité sereine d’un paysage sans limites… pourtant Hortense se sentait prisonnière et mieux gardée que par des grilles et des verrous. Ses geôliers ne portaient point de clef mais détenaient la puissance car ils étaient la crainte, les préjugés, l’égoïsme et l’indifférence. L’amour de Jean n’était qu’un feu de paille, sans doute vite éteint, et ne laissant que cendres impalpables aisément dispersées au vent des jours qui passent…

Rentrée dans sa chambre, Hortense refusa ce soir-là d’en sortir sous le prétexte d’une migraine. La seule idée d’entretenir une conversation lui faisait horreur et elle voulait être seule avec elle-même. Peut-être pour essayer de voir clair dans un cœur auquel il lui était impossible de comprendre quelque chose. Les cris de passion qu’il poussait se laissaient parfois étouffer sous le poids de la raison. Elle aimait un homme qui l’aimait aussi – du moins, elle le croyait encore – mais qui ne voulait pas d’elle et n’entendait pas lui sacrifier une existence, sans grandeur peut-être, mais à quoi il tenait. D’ailleurs, si elle regardait de plus près le tissu dont était fait son propre amour, elle s’étonnait de n’y point voir les fils solides de la confiance…

Assise dans un fauteuil devant la fenêtre ouverte sur le ciel superbement étoilé, Hortense resta éveillée toute la nuit, écoutant les bruits de la campagne endormie, guettant peut-être au loin l’appel d’un loup qu’elle eût traduit comme une réponse. Elle n’entendit que les cris d’un matou venu prier d’amour Madame Soyeuse et, du coup, referma sa fenêtre avec colère. Puis, sans transition, se remit à pleurer…

L’amour courait la montagne en cette fin de printemps si douce. C’était le temps des promesses tenues, des premiers épanouissements du cœur. Dans quelques jours, garçons et filles se prendraient par la main pour franchir ensemble, par couples accordés, les branchages enflammés de la Saint-Jean. Dans la légèreté du bond accompli ensemble ils verraient le présage d’un accord pour les années à venir, et durant longtemps ils garderaient le souvenir de cette nuit d’été où leurs cœurs se seraient envolés ensemble pour la première fois. Mais Hortense se savait, dès à présent, exclue de la fête du renouveau et de l’amour car ce jour de la Saint-Jean verrait forger la chaîne qui l’attacherait pour toujours à Lauzargues.

Pelotonnée dans son fauteuil comme un chat malade, elle écouta, durant des heures, les pulsations de ses rêves à l’agonie. Mais l’espérance a la vie dure et cela s’éternisait… Ce fut seulement quand la montagne devint mauve et le ciel rose que la jeune fille, épuisée, s’endormit sur une dernière pensée navrante : tout à l’heure, Marie Mercier, la couturière à la journée que se repassaient les châteaux, viendrait procéder au premier essayage de sa robe de mariée. Une robe dont elle savait déjà qu’elle lui déplairait parce que le marquis l’avait commandée et parce que c’était Étienne qui la lui enlèverait…

Satin blanc et dentelles mousseuses, la robe pourtant était très belle et parait d’irréalité la beauté d’Hortense quand, au bras du marquis, elle pénétra dans la chapelle Saint-Christophe au soir de la Saint-Jean. Mais tant de blancheur s’accordait trop bien avec un petit visage pâli où les nuits sans sommeil avaient laissé leur trace. Et quand, descendant du château où le contrat venait d’être signé, elle avait traversé la foule accourue pour l’événement, plus d’une main avait esquissé un rapide et discret signe de croix tant la jeune fille ressemblait à ces fiancées de contes fantastiques réveillées de l’éternel sommeil par la magie d’un démon pour la damnation d’un vivant. Elle-même, d’ailleurs, ne savait plus très bien si elle vivait réellement l’instant redouté ou si ce n’était qu’un cauchemar de plus…

Suivant les traditions de l’ancienne Cour, le mariage avait lieu la nuit, à la lumière des torches que portaient les villageois et des dizaines de cierges qui brasillaient dans la chapelle contre un véritable mur de fleurs. On avait dépouillé de leurs parures blanches tous les jardins d’alentour, autant pour fêter la réouverture d’un sanctuaire très aimé qu’en l’honneur d’une mariée à qui l’on savait gré de l’avoir demandée. Et une véritable vague de roses neigeuses, de phlox blancs et de pivoines à peine rosées montait à l’assaut de la vieille voûte, de l’autel de pierre et de la statue du saint patron des voyageurs que l’on avait nettoyée et repeinte pour la circonstance.

De tout cela Hortense ne voyait rien, sinon la mince silhouette noire d’Étienne qui l’attendait, debout au fond de cette grotte embaumée. D’Étienne qu’elle n’aimait pas, qui ne l’aimait pas et à qui cependant elle allait dans un instant jurer amour, obéissance et fidélité pour la vie… Et elle n’éprouvait même pas de joie en pénétrant dans cette chapelle qui l’avait tant intriguée…

A présent, elle était seule auprès d’Étienne. Le marquis avait lâché sa main, reculé dans la masse indistincte des invités. Le chanoine de Combert, vêtu d’une chasuble blanche fleurie comme une prairie de mai, descendait gravement vers le couple, flanqué de deux enfants de chœur. C’était l’instant crucial, celui qui décidait d’une vie…

L’espèce d’engourdissement qui tenait Hortense prisonnière depuis que, ce matin, elle était arrivée à Lauzargues, se dissipa brusquement, laissant place à la panique. Vivement, elle tourna la tête, fouillant l’assistance de son regard éperdu, cherchant une silhouette dont elle savait bien, cependant, qu’elle ne la verrait pas. Jean n’était pas là. Jean l’avait oubliée, abandonnée… Oh, s’il avait pu paraître, à cet instant, avec quel bonheur elle eût tourné le dos à cet autel fleuri, à ce fiancé indifférent et hostile pour courir vers lui sans le moindre souci du scandale ou de ses conséquences… Mais, derrière elle, tous ces visages étaient inconnus, tous semblables à ses yeux que brouillaient les larmes. Des taches blanches sans signification, sans relief… des étrangers, des gens venus là comme au spectacle, sans imaginer un seul instant ce qu’elle endurait à cette minute suprême. L’eussent-ils imaginé d’ailleurs que cela n’aurait rien changé. lis n’étaient pas là pour l’aider mais pour voir…

La voix du chanoine lui parvint comme du fond d’un puits… Elle posait à Étienne la question rituelle et un vague espoir souleva Hortense. S’il allait dire « non » ? S’il allait oser être un homme et rejeter pour eux deux toute cette comédie ? Elle attendit, le cœur arrêté dans le silence qui venait de tomber. Un silence qui se prolongeait, qui peut-être…

— Oui, dit Étienne.

Et le ciel se referma.

— Et vous, Hortense, reprenait le chanoine, acceptez-vous de prendre pour époux Étienne ici présent pour l’aimer…

Le ronron de la formule sacramentelle à nouveau. Et à nouveau la tentation du scandale. Les mots tombaient l’un après l’autre. Encore un… et puis un autre mot… Et soudain Hortense sut qu’enfin une réponse lui était donnée, une réponse qu’elle aurait dû entendre dès le matin quand on lui avait remis, à son arrivée, une lettre de Mère Madeleine-Sophie, la première qu’elle eût reçue depuis longtemps, en réponse à ses appels au secours. « Il faut faire la volonté de Dieu. C’est seulement en faisant cette volonté que l’on peut trouver la paix de l’âme, surtout si cela paraît difficile ou même cruel. De divines consolations attendent ceux qui se réfugient dans l’Obéissance… »

Cette lettre, contrairement au but recherché, l’avait exaspérée. L’obéissance ! La volonté de Dieu ! La volonté du Roi ! La volonté du marquis ! N’était-ce pas trop demander à un être que de se soumettre à tant de volontés ? Mais à présent, au pied de cet autel où, une fois encore, on lui demandait l’obéissance, elle découvrait sa propre volonté, celle à qui elle entendait plier toutes les autres en se servant des seules armes qu’on lui laissât : la soumission apparente, l’hypocrisie même pour atteindre enfin un but digne d’elle : le droit de diriger sa vie comme elle l’entendrait. Et puisque l’amour lui était refusé, au moins elle aurait la liberté ! A quelque prix que ce fût !

Elle eut conscience, soudain, du silence qui l’enveloppait. Un silence plein d’attente, avec cette qualité particulière que donnent les respirations retenues. Le chanoine avait fini de poser sa question fatidique. A présent, il lui fallait une réponse… Alors, redressant fièrement la tête, Hortense lui sourit avec une grande gentillesse :

— Oui, dit-elle seulement.

Le soupir de soulagement du prêtre aurait pu éteindre les cierges, et ce fut d’une voix triomphante qu’il déclara le jeune couple uni par les liens du mariage avant de les courber sous sa bénédiction.