Mais Dauphine avait secoué ses rubans et ses dentelles :
— Non, car je ne l’ai jamais su. En dépit des liens… affectueux qui m’attachent à votre oncle, je n’ai jamais été véritablement sa confidente. Sans doute parce qu’il n’a jamais été homme à se confier à qui que ce soit…,
On n’avait pas eu d’autres nouvelles. D’ailleurs, l’anneau de fiançailles devait être béni par le chanoine de Combert, l’un des rares parents qui restât à Dauphine, et qui avait annoncé sa visite. Hortense n’avait pu refuser cette satisfaction à Dauphine et à la cathédrale de Saint-Flour, au chapitre de laquelle appartenait le chanoine. Mais l’angoisse habitait son cœur car une fois la bague au doigt, elle devrait se considérer comme à demi mariée. Or, elle s’était aperçue de ce qu’une fuite était encore plus difficile de Combert que de Lauzargues. Car elle y était pratiquement gardée à vue.
Même si son pied foulé avait eu sa souplesse habituelle – et si Jean l’avait appelée elle aurait bien su l’obliger à fonctionner quelle que fût la douleur – on ne lui laissait aucune possibilité de prendre la clef des champs car elle n’était jamais seule dans la journée. Et la nuit n’était guère plus commode car la chambre d’Hortense ouvrait directement sur celle de Mlle de Combert en traversant un cabinet de toilette.
— Ma mère estimait qu’une fille devait être étroitement surveillée, expliqua celle-ci. C’est pourquoi elle avait condamné la porte du couloir. Je vous avoue que je n’ai plus songé à la faire ouvrir.
Il y avait bien une porte extérieure, en effet, mais côté couloir elle disparaissait derrière une énorme armoire à linge. Il ne fallait donc pas songer à s’enfuir de nuit, car la fenêtre n’était pas plus praticable. Elle se situait sur un angle de la maison dominant un ravin et aucune paire de draps ne serait assez longue pour en atteindre le fond…
La veille du grand jour : miracle ! Hortense en se levant constata que son pied ne la faisait plus du tout souffrir et qu’elle pouvait s’y appuyer sans la moindre gêne. Elle en éprouva une telle joie qu’emportée par son premier mouvement, elle s’élançait déjà pour faire connaître la bonne nouvelle à Mlle de Combert. Mais la pensée lui vint qu’il n’était pas indispensable qu’on la sût guérie, et même qu’il pourrait lui être d’une certaine utilité qu’on la crût encore impotente.
La maison, en effet, commençait à frémir du haut en bas de cette excitation particulière aux grandes réceptions. On avait entrepris de sortir le linge des armoires pour les chambres du chanoine et de la marraine de Dauphine, la vieille comtesse de Sainte-Croix qui allait arriver le soir même de Laguiole. Les autres invités : le baron et la baronne d’Entremont et le vidame d’Aydit habitaient des manoirs peu éloignés et rentreraient chez eux en fin de journée tout comme le fiancé et son père. Les bahuts livraient, pour une dernière vaisselle de contrôle, un service de table en faïence de Marseille à grands bouquets de roses, des verres de vieux cristal et une argenterie jaunie qu’un bon passage au blanc d’Espagne et à l’huile de coude allait rendre resplendissante. Enfin, tout à l’heure Godivelle arriverait avec Pierrounet, conduite par Chapioux dans son « barot ». Son arrivée et le branle-bas de combat dont bruissait la maison allaient immanquablement détendre la surveillance dont Hortense était l’objet car, dans la cuisine, le ballet des casseroles avait commencé et Clémence avait autre chose à faire qu’escorter au jardin une lente promenade…
Après le thé, une bagarre éclata à la cuisine entre Clémence et Godivelle au sujet de la quantité de miel et d’amandes à incorporer à certain gâteau. Le bruit en pénétra les murs du salon et arracha instantanément Mlle de Combert à sa tapisserie… Pleine d’espoir, Hortense laissa passer quelques minutes puis, comme le bruit des voix allait croissant, elle se décida, prit pour la forme la canne qu’on lui avait donnée pour circuler dans la maison et, franchissant la porte-fenêtre entrouverte, descendit au jardin. Elle connaissait suffisamment Godivelle pour savoir qu’il y en avait pour un moment, surtout si Clémence avait commis l’imprudence de mettre en doute sa suprématie culinaire…
Une terrasse de gravier s’étendait au bas des quelques marches où s’ouvraient les fenêtres du rez-de-chaussée. Ensuite, le jardin plongeait en pente douce vers le rideau d’arbres derrière lequel courait la rivière. Il parut à Hortense plus beau que jamais puisqu’elle avait, pour une fois, la chance de l’aborder seule. Partout les genêts éclataient en fulgurantes fusées jaunes et la mousse blanche des aubépines couronnait chaque haie. Les lilas avaient passé fleur mais c’était au tour des giroflées d’embaumer l’air, luttant contre l’odeur de feu de bois qui venait de la maison. Mais de toute cette beauté, Hortense ne voyait rien si ce n’est, là-bas, l’éclat assourdi de l’eau à travers les branches. La rivière coulait près de la maison de Jean. La rivière ne pouvait que la mener à lui.
Elle ne réfléchissait pas, ne pensait pas, tendue vers une seule idée, une seule pensée : courir vers l’homme qu’elle aimait, se terrer avec lui sous les rochers de la montagne, mettre entre elle et la bague de fiançailles l’irréparable. Car, cet irréparable, elle savait qu’il existait. Sa mère, au jour de ses seize ans et sur l’ordre d’un père inquiet de l’épanouissement trop radieux de sa fille, l’avait mise en garde contre certains entraînements… Mais jamais entraînement ne serait plus fort que celui qui la menait vers Jean… Elle croyait déjà deviner, entre les troncs chevelus des sapins, sa puissante silhouette, progressant de son long pas silencieux à travers les taillis, sa haute taille et cette façon altière qu’il avait de porter sa tête… Le revoir !… Le retrouver !… Et puis oublier tout le reste !
L’illusion fut si forte qu’elle appela :
— Jean !… Jean ! Attendez-moi !
L’homme changea de chemin et vint dans sa direction mais quand il apparut à la lisière des arbres, Hortense ne put retenir un gémissement de déception : ce n’était que François !… Mais déjà il accourait vers elle, lui barrant le chemin :
— Demoiselle ! Que faites-vous là ? Comment êtes-vous seule ici ? Je croyais…
— Que je ne pouvais pas encore marcher ? Il faut croire que si, François ! Mais là-haut, on n’en sait rien ! J’ai profité d’une dispute à la cuisine pour m’enfuir !
— Mais où voulez-vous aller ? Je vous ai entendue appeler Jean…
— En vous apercevant, j’ai cru que c’était lui ! Oh, François, conduisez-moi chez lui ! Demain, ce seront mes fiançailles ! Et je ne veux pas ! Je ne veux pas !…
Les larmes inondaient son visage sans qu’elle s’en rendît compte. Dans son besoin forcené de convaincre, d’obtenir ce qu’elle voulait, elle se cramponnait à la veste du fermier.
A deux mains, François saisit celles de la jeune fille, les détacha de lui mais les garda dans les siennes.
— Les fiançailles ne sont pas le mariage…
— Vous savez bien que c’est presque aussi grave ! Jean avait promis de me faire fuir et il n’a rien fait…
— Vous vous trompez ! Il cherche désespérément un moyen de vous arracher à tous ces gens. Nous avons passé des heures ensemble à essayer d’imaginer une solution mais vous êtes mieux gardée ici que vous ne l’avez jamais été. Mlle Dauphine veut ce mariage autant que votre oncle… et moi je me suis trompé. Je n’aurais jamais dû vous ramener ici ! Il est impossible de vous en sortir…
— Mais j’en suis sortie puisque me voilà ! Ne perdons plus de temps François ! Bientôt on va me chercher, m’appeler ! Par pitié, conduisez-moi à Jean !
— C’est impossible !
— Impossible ?… Mais pourquoi ?
— Il n’est pas là… Il est allé à Chaudes-Aigues. Et je ne sais pas quand il reviendra.
— Qu’est-il allé faire là-bas ?
— Le vieil abbé Queyrol est mourant. Il l’a demandé.
— Mourant ?… mais alors…
— Je vous en prie, Mademoiselle Hortense, ne restons pas ici ! Il ne faut pas que l’on nous voie ensemble ! Si demoiselle Dauphine savait que nous nous connaissons autrement que de vue, elle se méfierait de moi… et je ne pourrais plus vous servir à rien ! Rentrez ! Je le répète, les fiançailles ne sont pas le mariage. Quand Jean reviendra, il aura peut-être trouvé enfin la solution…
Il y eut un silence, puis Hortense, avec un soupir, se détourna :
— Bien !… Je vais rentrer puisque vous dites que c’est mieux ainsi ! Mais, je vous en prie, François, ne me laissez plus si longtemps sans nouvelles… Et quand vous verrez Jean…
Elle hésita devant les mots qui lui semblaient lourds d’un engagement aussi grand que l’éternité.
— Quand je verrai Jean ?…
— Dites-lui que je l’aime…
Elle repartit, courant presque, vers la maison. Madame Soyeuse qui effectuait sa dernière promenade de la journée vint à sa rencontre et l’escorta gravement jusqu’au salon. Personne ne s’était aperçu de son absence. Mais, cette fois, elle jugea inutile de continuer la comédie et quand Mlle de Combert, le bonnet légèrement de travers, revint dans la pièce, elle trouva Hortense debout.
— Tiens ? Fit-elle après lui avoir jeté un coup d’œil distrait. Vous voilà debout ? Et sans canne ?
— Je crois que je suis guérie…
— Eh bien, voilà au moins une bonne chose ! Je commençais à redouter de présenter à nos amis une fiancée impotente. La position verticale est encore ce qu’il y a de mieux pour la dignité…
La dignité ? Elle habilla le lendemain à ses couleurs un peu sévères les fiançailles d’Hortense. Ce fut une sorte de solennité, mais ce ne fut pas une fête, en dépit des apparences…
Dans le salon où de grands bouquets d’iris et d’épine blanche s’efforçaient de remplacer le jardin noyé dans une brume froide et grise, Étienne, très droit et curieusement lointain dans une redingote gris souris et une haute cravate qui le grandissaient, passa au doigt d’une Hortense en robe de faille rose pâle mais aussi absente que lui-même, l’anneau de fiançailles qu’avaient porté toutes les marquises de Lauzargues depuis le XVIe siècle : une sardoine gravée aux armes qui constituait un bijou aussi peu féminin que possible. Un murmure de bon ton et des applaudissements discrets saluèrent ce geste symbolique ; après quoi les futurs époux reçurent les félicitations de l’assistance. Puis l’on passa à table.
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