La nuit tombait à présent. Serrée contre le fût de la croix de pierre Hortense regardait le château, dressé en face d’elle comme une menace, devenir une formidable ombre noire. Les deux fenêtres éclairées de ce côté lui faisaient les yeux luisants d’une bête apocalyptique. Il suait la malveillance et pour un peu la jeune fille eût imaginé qu’elle l’entendait souffler la menace par d’invisibles naseaux…

Une goutte de pluie tomba sur son front, puis une autre… La noirceur du ciel n’était pas uniquement due à la venue de la nuit car un gros nuage plombé s’accrochait aux créneaux de Lauzargues. Il était temps de rentrer. La sagesse exigeait d’Hortense qu’elle rentrât se mettre à l’abri mais elle ne pouvait s’y résoudre. La pensée de se retrouver en face du marquis lui était intolérable. Il lui serait impossible de poursuivre la discussion de tout à l’heure sans avoir pris, comme disait jadis le roi Louis XI, « le conseil du silence »…

Bien sûr il y avait sa chambre, ce refuge habituel des femmes en détresse, mais cette chambre ouvrait en face de celle du marquis, elle était voisine de celle où Marie de Lauzargues avait enduré une fin atroce. Hortense avait besoin d’être vraiment seule avec elle-même… et Dieu s’il voulait bien l’écouter ! Elle songea à la petite grotte. Là seulement elle serait en paix… là seulement elle aurait une chance de rencontrer l’être dont elle avait le plus besoin à cette minute : Jean de la Nuit, l’homme qu’elle aimait.

Peu soucieuse de voir la silhouette de Godivelle s’encadrer au seuil du château et d’entendre sa voix l’appeler, elle s’enveloppa plus étroitement dans sa mante, en rabattit le capuchon sur son visage et, devenue ainsi une ombre parmi les ombres, elle prit sa course en direction du torrent.

Elle partit droit devant elle dans l’averse commençante et les ombres de la nuit qui s’épaississaient vite. Elle atteignit le bois, mais par un autre sentier que celui dont elle avait l’habitude quand elle allait directement du château au torrent. Un chemin s’ouvrait devant elle et elle s’y engagea, le suivit un bout de temps. Mais à mesure qu’elle avançait la forêt devenait plus épaisse et plus dense. Le bruit de l’eau s’étouffait peu à peu au lieu de se faire plus présent. Bientôt, le sentier n’exista plus que dans son imagination et quand, persuadée de s’être trompée, elle voulut revenir en arrière pour remonter vers le château et reprendre le chemin habituel, elle ne le retrouva plus…

La pluie faisait rage à présent, transperçant l’abri encore fragile des feuilles, aveuglant la jeune fille qui bientôt ne sut plus où elle se trouvait. Autour d’elle, tout n’était que confusion… Était-elle passée, tout à l’heure, auprès de ce chêne au tronc bossué ? Ou bien était-ce plutôt celui-là ?… Au-dessus du bois où elle tournait en rond comme un oiseau affolé, le ciel était d’un noir d’encre. Elle devinait seulement les silhouettes des arbres, les rochers…

Soudain, en contrebas, elle crut apercevoir l’écume blanche de l’eau et s’élança. Le sol était gras d’un humus de feuilles pourries et de plaques de mousse fraîche. Hortense perdit l’équilibre, glissa jusqu’à une fondrière, se déchirant au passage à un buisson de ronces. La douleur lui arracha un cri mais elle refusa de se laisser aller à la peur qui venait. Elle se releva, suivit un instant la trace qu’un animal avait laissée à travers le fourré. Elle se sentait transie, trempée, ne sachant plus bien si ce qui coulait sur son visage était de la pluie ou des larmes…

Son pied glissa sur une pierre en une torsion douloureuse qui la rejeta à terre, sanglotante. Puis révulsée de terreur : elle avait entendu, ou cru entendre peut-être, le hurlement d’un loup droit devant elle. Alors elle cria :

— Jean !… Jean de la Nuit !… A moi !…

Mais sa voix lui parut ridiculement faible. Comment Jean pourrait-il l’entendre alors qu’elle ne savait même plus où elle se trouvait ni quelle distance elle avait parcourue ? Il lui semblait qu’elle errait dans cette forêt hostile depuis des mois…

Aucun son ne lui répondit. Elle cria encore et encore, puis, comme rien ne venait, elle se releva péniblement pour chercher au moins un surplomb rocheux où s’abriter de la grande averse qui, en gifles rageuses portées par un vent de tempête, s’abattait sur elle et la flagellait. Mais quand elle voulut s’appuyer sur son pied la douleur fut si forte qu’elle retomba à terre, évanouie.

Une sensation de brûlure la réveilla. Quelque chose coulait en elle, si fort qu’elle s’étrangla et se redressa pour se plier en deux, toussant à s’arracher la gorge. Un rire bas et doux répondit à ses efforts douloureux.

— Il est évident que vous n’avez jamais bu d’eau-de-vie ! Excusez-moi, je n’avais rien d’autre sous la main, dit Jean.

Hortense vit qu’il était à genoux près d’elle, luisant d’eau avec ses cheveux noirs collés le long de ses joues, et qu’il la regardait avec au fond des yeux une lueur joyeuse. Elle-même était assise sur une paillasse qu’il avait dû tirer devant le feu pour la réchauffer après l’avoir débarrassée de sa cape trempée qui fumait sur le dossier d’une chaise. Luern le grand loup était couché à côté…

L’éclat du feu lui brouillait un peu la vue, elle ne distingua rien au-delà :

— Où sommes-nous ? dit-elle.

— Chez moi. Sans vous en douter vous en étiez tout près. Il vous restait juste à franchir un rocher et à traverser le torrent… Par chance, je vous ai entendue crier en dépit de la tempête. Mais c’est Luern qui vous a trouvée.

A l’énoncé de son nom, l’animal tourna vers le couple ses yeux jaunes où semblait passer une lueur de gaieté… Pour la première fois, Hortense eut pour lui un regard presque affectueux. Elle commençait à partager l’étrange attachement qui unissait l’homme et la bête…

Après l’avoir obligée à s’étendre de nouveau, Jean se relevait et s’éloignait vers le fond de la pièce où la jeune fille distinguait peu à peu l’oreiller blanc et l’édredon rouge d’un lit clos semblable à ceux que l’on trouvait dans toutes les fermes.

— Vous devriez retirer ces vêtements, conseilla-t-il. Je vais vous donner une couverture en attendant qu’ils sèchent…

Docile, Hortense voulut se lever, mais au mouvement qu’elle fit pour ramener ses jambes sous elle, une douleur aiguë lui rappela sa cheville blessée…

— Je ne peux pas me lever, gémit-elle. Je crois qu’en tombant je me suis cassé quelque chose…

Tout de suite, il fut près d’elle.

— Voyons cela !… Quelle idée aussi de courir les bois avec des souliers de bal ! Reprocha-t-il en ôtant, avec d’infinies précautions, les escarpins de maroquin qui, de toute façon, ne pourraient plus servir à grand-chose.

L’instant suivant il prenait avec une extrême douceur la cheville dont l’enflure était évidente dans son bas déchiré montrant une large écorchure. Un gros pli de souci réunit ses sourcils en une seule barre noire.

— Enlevez ces guenilles ! ordonna Jean. Je ne regarde pas ! Il faut nettoyer cette blessure.

Hortense s’exécuta tandis qu’il puisait de l’eau chaude dans la marmite accrochée au-dessus du feu et allait chercher du vinaigre pour laver la cheville blessée. Puis, longuement, soigneusement, il nettoya la plaie souillée de terre et de brindilles.

Pendant qu’il la soignait, Hortense, les yeux accoutumés, regardait autour d’elle. La maison construite en pierre de granit grossièrement jointoyée n’était pas grande. Elle ne comportait qu’une seule pièce et une souillarde que l’on apercevait dans un renfoncement. Son mobilier était semblable à ce que l’on pouvait voir chez des paysans peu fortunés : une table de châtaignier encadrée de deux bancs ; deux escabeaux et, tout au fond, la cloison de bois foncé où se creusaient les lits. Il y en avait deux, en effet, placés l’un à la suite de l’autre et séparés par un étroit panneau, mais le second, couvert d’un vieil édredon brun, se distinguait mal de son cadre.

Surmontant la cheminée, une croix de bois noir étoilait la pierre de ses courtes branches régulières au-dessus d’un fusil pendu par sa bretelle. Dans l’âtre même, un coffre à bois qui pouvait servir de siège voisinait avec une cognée, haute et menaçante comme une hache d’exécution. Mais la maison se différenciait tout de même de ses pareilles par deux meubles inhabituels : une petite commode de merisier dont le bois couleur de caramel et les modestes ferrures brillaient, entretenus, et une petite bibliothèque bourrée de livres aux reliures usées mais beaucoup mieux rangée que celle où travaillait M. Garland… La pièce tout entière d’ailleurs montrait un ordre et une propreté absolus. C’était peut-être le logis d’un solitaire, d’un meneur de loups mais par cet ordre, par ce soin, l’homme qui l’habitait signait sa qualité différente.

La souffrance rappela soudain Hortense à son état de blessée. Jean avait fini de laver son pied et, l’ayant séché, il en palpait l’enflure mais, si légers, si attentifs que fussent ses doigts, il ne pouvait éviter la douleur à sa patiente qui, de temps en temps, gémissait sourdement.

Enfin, reposant doucement le pied endolori sur la paillasse, il se releva et sourit à la jeune fille qui le regardait avec angoisse :

— Rien de cassé ! Vous avez eu de la chance, c’est une simple foulure mais je reconnais qu’elle fait impression. Je pense pouvoir vous soulager.

— Êtes-vous médecin ? Où avez-vous appris tout cela ? Il eut un geste circulaire qui dépassait le cadre étroit de la maison :

— Dans le grand livre qui est autour de nous, Sigolène connaît les plantes, les remèdes. Elle m’a appris tout ce qu’elle savait… C’est utile quand on vit en sauvage.

Dans la commode, il prenait un petit pot et une bande de toile blanche taillée dans un linge usé, et revenait s’asseoir sur la paillasse, En quelques instants la cheville enflée fut enduite d’une pommade d’un beau rouge clair à l’odeur piquante, puis soigneusement bandée, mais pas trop serrée.