Mais brusquement le charme cessa. Un grondement menaçant se fit entendre au moment où Hortense atteignait les rochers et, presque simultanément, la silhouette menaçante d’un grand loup roux se dressa sur le chemin, juste devant l’endroit où s’ouvrait la grotte.

Frappée d’épouvante, Hortense voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle jeta un regard en arrière pour voir si une chance de fuite lui restait mais comprit qu’elle n’en avait aucune. Les longues pattes de la bête l’auraient rejointe en trois sauts… Ses jambes lui refusant tout service, elle resta là en face du fauve qui la regardait de ses longs yeux jaunes. La gueule ouverte montrait des crocs d’une blancheur absolue et laissait pendre une large langue rouge…

Croyant sa dernière heure venue, Hortense cherchait fébrilement une prière quand, dans la grotte, une voix se fit entendre et Jean apparut, un livre à la main, image parfaite de la sérénité.

— Paix, Luern !… Ah, c’est vous, fit-il en reconnaissant Hortense. Pourquoi ne le disiez-vous pas ?…

Mais, déjà, jetant son livre, il s’élançait et arrivait juste à temps pour recevoir dans ses bras la jeune fille évanouie.

Ce ne fut qu’une faiblesse passagère car elle ouvrit les yeux dès l’instant où le meneur de loups la coucha sur les aiguilles de pins qui tapissaient la grotte. Et il se mit à rire en la voyant revenir à elle :

— C’est sagesse que reprendre vos sens aussi vite, jeune dame car, faute de sels, j’allais vous gifler pour vous rappeler à la vie. Cela va mieux ?

Elle fit signe que oui et se redressa pour constater que le grand loup qui l’avait si fort effrayée était à présent couché à ses pieds, le museau sur ses pattes comme n’importe quel chien de bonne compagnie. Jean passa une main caressante sur les oreilles dressées de l’animal qui releva la tête vers lui.

— Je suis désolé qu’il vous ait fait peur mais il ne vous aurait fait aucun mal, vous savez…

— Je ne vois pas comment vous pouvez en être aussi sûr ?

— Parce que s’il avait eu de mauvaises intentions vous seriez déjà morte. Mais vous n’avez rien à craindre de Luern, il vous connaît. Et même, à l’occasion, il vous défendrait…

— Il vous l’a dit ? fit Hortense avec un petit rire nerveux.

— Je n’ai pas besoin qu’il me le dise : je sais. Et lui aussi sait. Il connaît votre odeur, votre voix et dès l’instant où je lui ai dit que vous étiez… une amie, cela suffit…

Au moment où Hortense avait perdu connaissance, le livre qu’elle tenait sous le bras avait glissé. Jean alla le ramasser et en examina les pages de garde puis chercha celle marquée d’un signet, sourit et déclama :

Digne objet de leurs craintes !

Un enfant malheureux qui ne sait pas encore

Que Pyrrhus est son maître et qu’il est fils d’Hector.

— Vous lisez Andromaque ? Cette douloureuse histoire trouverait-elle quelque écho en votre cœur ?

— La malheureuse a tout perdu, elle aussi : famille, maison, patrie…

— Époux et fortune, même sa liberté. Par contre, elle a un enfant. Cela fait tout de même quelque différence avec vous, si c’est à cela que vous pensez ?

— Un peu, je l’avoue.

— Vous oubliez aussi l’amour qu’elle inspire au vainqueur…

Sans rouvrir le livre, Jean récita de mémoire :

Je vous offre mon bras. Puis je espérer encore

Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?

En combattant pour vous, me sera-t-il permis

De ne vous point compter parmi mes ennemis ?…

Il s’interrompit brusquement et éclata de rire devant le regard éberlué de la jeune fille :

— Vrai, je ne pensais pas vous faire cet effet ! Vous voilà muette tout à coup. Peut-être y a-t-il de quoi, après tout ? Le sauvage, le meneur de loups récitant Racine, voilà qui est étonnant n’est-ce pas ?

— Un peu, je l’avoue, fit-elle avec un sourire dont elle ne devina pas qu’il était rayonnant. D’où savez-vous cela ?

— D’un saint homme de prêtre. Le vieil abbé Queyrol, l’ancien aumônier du château, avait pris en pitié jadis le sauvageon que j’étais. C’était – c’est encore car il vit toujours – un véritable lettré pourvu d’une mémoire encyclopédique et jadis, quel que fût le temps et sous couleur d’une promenade quotidienne exigée par sa santé, il venait jusqu’à notre cabane, là, dans le bois sur le revers de la colline, dit Jean en désignant les rochers marquant un méandre du torrent. Ensuite, quand il commença à vieillir, nous nous retrouvions ici. C’est pourquoi je reste attaché à ce coin et j’aime à y revenir parfois…

— Vous habitez toujours… au même endroit ?

— Moi, oui, mais au moment du départ de l’abbé, j’ai tenu à ce que Sigolène retourne habiter au village, dans sa maison d’autrefois. C’est l’abbé lui-même qui l’y a ramenée. Elle avait été malade et la vie que nous menions était trop rude pour elle. Depuis je vis seul… avec Luern… et les livres que m’a laissés mon bienfaiteur.

— Pourquoi est-il parti ?

Sans répondre, Jean se leva, alla jusqu’à l’entrée de la grotte. Il tournait le dos, sa puissante silhouette se découpant sur la lumière dorée de l’extérieur. Il demeura là un moment sans bouger, sans rien dire et Hortense comprit qu’il ne répondrait pas. Quelque chose se passa dans sa poitrine. C’était comme une sensation de faim. Elle ne savait pas bien ce que c’était mais elle avait envie tout à coup qu’il se retourne, qu’il revienne vers elle, qu’il pose encore sur elle ce regard bleu si exactement semblable à celui du marquis par la nuance mais si différent par l’expression. C’était une envie presque douloureuse mais Hortense ne savait pas encore que cela s’appelait l’Amour… Attirée par une force qu’elle ne pouvait ni analyser ni contrarier elle se leva à son tour et vint jusqu’à lui presque à le toucher. Elle pouvait apercevoir la ligne fière de son profil et aussi le pli un peu douloureux de sa bouche à cet instant où il ne se savait pas observé. Sans se retourner, il dit, presque bas :

— Je vous avais dit de m’appeler quand vous le souhaiteriez. Vous ne l’avez pas souhaité, semble-t-il, puisque je n’ai rien entendu. Pourtant, la « traverse » a soufflé bien souvent.

— Vous avez dit : si j’avais besoin de vous. Je n’aurais pas osé vous déranger pour une chose futile. Seulement en cas de danger, peut-être…

— J’ai peur que vous ne soyez continuellement en danger. J’ai toujours peur pour vous !… Qu’avez-vous fait depuis que l’on a ramené au château ce malheureux garçon à moitié brisé ?… Et surtout depuis que ce cher marquis s’est découvert le goût des voyages ?

— J’ai essayé d’empêcher que ce malheureux garçon, comme vous dites, ne soit tout à fait brisé. Il avait voulu fuir. Il n’avait pas réussi alors il voulait mourir…

— Pourquoi cela ?

Elle le lui dit en quelques phrases simples, découvrant que c’était facile d’ouvrir pour lui sa pensée et son cœur. Plus facile qu’avec Étienne en qui, pourtant, elle croyait bien avoir trouvé un frère. Jean, c’était autre chose. Ce qu’elle éprouvait pour lui ne ressemblait en rien à un sentiment fraternel. C’était quelque chose de plus haut, de plus fort et de plus troublant à quoi se mêlait pourtant l’étrange impression qu’en dépit de sa haute taille, de son aspect superbe et un peu terrible de dieu celte, l’homme de la nuit, l’homme des loups était fait de la même matière quelle-même… Aussi tendre. Aussi fragile…

Elle en était à dire comment, depuis l’espèce de pacte conclu entre eux, Étienne reprenait vie quand, soudain, Jean se retourna, si brusquement qu’elle n’eut pas le temps de s’écarter et qu’elle se retrouva dans ses bras ou presque. Il l’avait saisie aux épaules, si fort qu’elle put sentir trembler ses grandes mains à travers l’épais tissu de la cape.

— Vous l’aimez ? Dites-moi ! Vous l’aimez ?…

— Qui donc ?

— Mais lui… votre cousin ! Pour vous donner tant de peine, il faut que vous l’aimiez ?

Les yeux clairs de la jeune fille rencontrèrent ceux, assombris, du garçon mais ne vacillèrent pas.

— J’ai pour lui affection et pitié. De l’amour je ne sais rien ou bien peu, mais je ne crois pas que ce soit cela. Ou alors c’est bien plat !

Elle ne cherchait à échapper ni à ses mains ni à son regard. Elle se sentait, au contraire, merveilleusement bien, comme si de tout temps elle avait été créée pour être auprès de cet homme dont elle sentait le souffle un peu court sur son visage. Elle respirait l’odeur de foin et de bois brûlé que dégageaient ses vêtements et la trouvait la plus exquise senteur du monde. C’était tout un ensemble de petits riens qui l’emplissaient d’un bonheur animal.

Un moment dont ils furent incapables d’apprécier la durée, ils demeurèrent ainsi, immobiles, les yeux de l’un plongés dans ceux de l’autre. Ils étaient au creux de cette grotte gardée par le torrent comme au creux de la main de Dieu et ne pouvaient plus savoir à qui appartenait le cœur dont ils entendaient les battements sourds.

Alors, doucement, tout doucement, Jean resserra son étreinte, enfermant complètement Hortense dans la chaleur de ses bras, de sa poitrine. Puis il inclina la tête et leurs lèvres se touchèrent, se caressèrent un instant pour se mêler enfin avec une passion qui les surprendrait quand, plus tard, ils penseraient à cet instant. De tout son être, en effet, Hortense vibra, s’épanouit sous ce baiser qui l’emplissait d’une plénitude bienheureuse. Elle n’était plus elle-même, elle ne pensait plus, elle ne cherchait instinctivement qu’à s’unir plus étroitement encore à celui en qui elle reconnaissait son semblable. Le bonheur dont elle était possédée avait l’acuité d’une souffrance…