La stupeur sécha les larmes d’Hortense qui se retourna
— Fuir ?… Mais où voulez-vous que j’aille ?
— Chez vous, bien sûr ! N’avez-vous pas une maison… et même plusieurs à ce que l’on m’a dit ?
— Elles me sont bien inutiles… J’ai été confiée à votre père par ordre du Roi et, surtout, de la duchesse d’Angoulême. Ils ont l’intention de veiller à ce que leurs ordres soient respectés. Si je rentre à Paris, ils peuvent parfaitement me faire ramener ici entre deux gendarmes. Cela… ne me tente guère !…
— Il faudrait vous cacher !
— Où ? Chez qui ? Croyez-vous que je n’y aie pas encore songé ? J’ai pensé à repartir dès l’instant où je suis entrée ici. Mais personne ne m’accueillerait… pas même mon cher couvent du Sacré-Cœur qui pourrait en pâtir. Madame en est la protectrice et il ne fait pas bon lui déplaire. En outre, l’occasion serait trop belle de saisir mes biens puisque je serais alors entrée en rébellion…
— Vous pourriez aller chez notre grand-tante de Mirefleur à Clermont. Je suis certain qu’elle vous accueillerait à bras ouverts…
— Quand la diligence s’est arrêtée à Clermont, j’ai voulu la voir, mais elle était allée passer l’hiver chez sa fille en Avignon.
— Elle reviendra.
— Avec le printemps, comme les hirondelles ? Eh bien, il faut l’espérer ! En attendant, ne voulez-vous pas me faire plaisir et goûter enfin à ces bonnes choses que la pauvre Godivelle se tue à vous cuisiner et à hisser jusqu’ici ?
Elle avait posé le plateau près du jeune homme sur le lit et, après s’être assurée qu’il était encore chaud, versait du lait dans une tasse, y ajoutait du miel. Étienne la regardait faire et l’espérance glissait peu à peu dans le cœur de la jeune fille puisqu’il ne rejetait pas immédiatement son offre. Quand elle lui présenta la tasse il eut, néanmoins, un geste de refus.
— Il y a une chose à laquelle vous pourriez penser, dit-elle avec un sourire, c’est que pour se marier il faut être deux. Et votre père ne peut pas m’obliger à dire oui…
— Vous ne le connaissez pas !
— Peut-être… mais il ne me connaît pas non plus. Et tenez ! Je vous propose un marché : vous consentez enfin à vous nourrir, à vous soigner et je lutterai vaillamment pour notre liberté. Même, je vous promets d’essayer d’aller rejoindre Mme de Mirefleur quand les beaux jours reviendront. Je veux bien admettre que vous n’avez pas regardé dehors depuis plusieurs jours, ajouta-t-elle, mais, sincèrement, -cousin, ce n’est guère charitable de me demander de fuir, par un temps pareil !
Brusquement, Etienne se mit à rire. Oh, un rire bien faible, qui ne faisait pas beaucoup de bruit mais un rire tout de même. Hortense sentit son cœur s’envoler de joie. Par-dessus le plateau, le jeune homme chercha sa main :
— Nous serons alliés ?… Vraiment ?
Hortense garda un instant entre les siennes cette main à peine tiède et dont les longs doigts semblaient si fragiles.
— Plus qu’alliés, Étienne ! Nous serons amis… nous serons frère et sœur ! Sur la mémoire de ma pauvre maman je vous le jure.
— Alors… Je veux bien essayer de manger un peu…
S’efforçant de modérer l’enthousiasme qui la soulevait et qui risquait de lui donner des gestes brusques, Hortense entreprit de nourrir Étienne. Aidé par elle, il but une tasse de lait, et mangea doucement quelques bouchées d’une brioche que Godivelle avait cuite dès le matin et dont Hortense lui avait beurré deux tranches. Mais son estomac rétréci ne supportait plus de grandes quantités et il refusa bientôt…
— Ne m’en veuillez pas, fit-il avec un sourire timide, mais je crois que ça ne passe plus…
— C’est déjà magnifique ! Après l’épreuve que vous venez de vous imposer il faut manger peu et souvent !
— Êtes-vous donc médecin, ma cousine ?
— Bien sûr que non ! Mais durant le dernier hiver nous avions recueilli, au Sacré-Cœur, une pauvre femme mourant de faim qui s’était traînée jusqu’à notre porte. Cette pauvre femme n’avait pas mangé depuis plusieurs jours et c’est ainsi que la sœur infirmière a procédé avec elle. A présent, je crois qu’il faut vous reposer un peu. Je… je crains de vous avoir fatigué…
— Non… Vous m’avez fait du bien au contraire. S’il vous plaît, envoyez-moi Godivelle ! J’aimerais qu’elle m’aide à faire un peu de toilette. Je ne voudrais pas… être un malade trop répugnant !
— Je vous l’envoie tout de suite ! Elle va être si heureuse !
Enlevant son plateau, Hortense voltigea vers la porte plus qu’elle n’y alla. Du fond des courtines de tapisserie la voix d’Étienne, déjà un peu moins faible, lui parvint encore.
— Vous reviendrez me voir encore… ma cousine ?
— Autant que vous voudrez ! Je m’installe à votre chevet si vous le souhaitez. A une seule condition !
— Laquelle ?
— Que vous vous souveniez que je m’appelle Hortense !
Le retour d’Hortense à la cuisine avec son pot à lait aux trois quarts vide et sa brioche entamée prit les couleurs du triomphe. Godivelle l’embrassa sur les deux joues puis se jeta à genoux près de son lit pour remercier Dieu, la Vierge et tous les saints de sa connaissance d’avoir fait plier la volonté suicidaire d’Étienne. Pour sa part, M. Garland qui, jusqu’à l’entrée de la jeune fille, rêvait mélancoliquement devant son bol vide, lui exprima sa gratitude en termes choisis puis demanda :
— Pensez-vous que je puisse à présent retourner à mes travaux qui n’avancent guère ? Depuis des semaines, Monsieur le Marquis m’avait enjoint de quitter son fils le moins possible sous peine d’encourir son mécontentement. Il craignait d’abord qu’il ne prît la fuite – ce qui malheureusement s’est passé –, puis qu’il commette un acte… irréfléchi. C’était très éprouvant pour moi.
— Je crois sincèrement que vous pouvez prendre quelques vacances, dit Hortense gaiement. Nous suffirons tout à fait, Godivelle et moi. A propos, Godivelle, mon cousin vous réclame. Il voudrait que vous l’aidiez à faire un peu de toilette.
— J’y vais ! J’y vais tout de suite !…
Tandis que la gouvernante, armée d’eau chaude et de serviettes propres, partait pour le second étage comme elle fût partie pour le Paradis, immédiatement suivie par Garland, Hortense s’aperçut qu’elle avait faim. Il était trop tard pour déjeuner. L’heure du repas de la mi-journée était déjà presque arrivée, car l’horloge de la cuisine sonnait onze heures. Or, apparemment, Godivelle avait oublié de préparer le repas. Il y avait bien une potée sur le feu mais elle était loin d’être cuite, ainsi que le constata la jeune fille en allant soulever le couvercle et en plongeant une grande fourchette à l’intérieur.
Incapable d’attendre plus longtemps, elle alla ouvrir le buffet, en sortit un gros morceau de fromage de Cantal dont elle se coupa une tranche, préleva une part de la brioche qui restait et alla s’installer dans le canton, posant ses pieds sur l’un des hauts landiers de fer noir. Avec un soupir d’aise elle entama son rustique repas, y prenant un plaisir plus vif peut-être que s’il se fût agi du plat le plus savant. Simplement parce qu’elle avait le cœur content et qu’elle se trouvait bien, assise à ce foyer qu’elle avait tant de mal à considérer comme sien. La danse joyeuse des flammes réjouissait ses yeux tandis que la douce chaleur envahissait ses jupons…
Godivelle la retrouva là, dévorant sa brioche et son fromage avec un contentement trop évident pour lui plaire. Elle poussa les hauts cris, prit le Ciel à témoin des épreuves que lui infligeait quotidiennement une maison où plus personne n’était sain d’esprit et où les demoiselles nobles s’installaient dans les cendres de l’âtre pour manger à la manière des filles de ferme. Elle interrompit son discours afin d’appeler Pierrounet pour l’envoyer mettre le couvert dans la grande salle, mais Hortense coupa court à ce flot de paroles et d’imprécations en déclarant qu’on n’avait plus le temps pour les cérémonies de la grande salle, qu’il fallait surtout s’occuper de préparer beaucoup de petits repas légers pour Étienne et que d’ailleurs et en tout état de cause, il ne pouvait plus être question pour elle d’aller se geler les pieds dans la salle quand le marquis était absent.
— Nous prendrons tous nos repas ici. Mon cousin préférera cela de beaucoup quand il pourra descendre. Quant à Monsieur Garland on peut voir, rien qu’à sa mine, qu’il se trouve bien mieux ici…
— Mais si Monsieur Foulques l’apprend ?
— En ce cas, je dirai que je l’ai voulu. Allons, Godivelle, ne pouvez-vous me faire ce petit plaisir ?
— Après ce que vous venez de faire pour nous, demoiselle Hortense, vous pouvez demander tout ce que vous voulez à la vieille Godivelle, même de se jeter à l’eau pour vous. Mais tout de même vous n’allez pas prendre vos repas avec Jérôme et Pierrounet ?
— Vous les ferez manger avant ou après nous, voilà tout ! D’ailleurs le marquis ne s’absente pas si souvent et quand il n’est pas là Jérôme n’y est pas non plus. Aujourd’hui est une exception…
Hortense avait réussi sa petite épreuve : Godivelle lui serait à présent toute dévouée. Et c’était agréable de savoir qu’à Lauzargues elle avait une alliée non négligeable, peut-être même précieuse quand s’engagerait réellement le combat qu’elle sentait venir.
Le marquis ne rentra pas de Saint-Flour ce soir-là, mais Hortense ne s’en aperçut pas. Par trois fois, elle remonta chez Étienne, soit avec un plateau, soit dans le seul but de causer un peu avec lui. Chaque fois son entrée fut accueillie avec un sourire qui, pour être timide, n’en était pas moins charmant. Bien des choses avaient changé depuis le matin et Godivelle avait fait merveille. Tout enveloppé de blancheur, ses cheveux blonds aussi bien coiffés que le permettait l’attendrissant épi qui en dressait une mèche droit sur sa tête, Étienne commençait à ressembler à ce qu’il était réellement : un gentil garçon qui ne savait pas ce que c’était qu’être aimé par quelqu’un de son sang. Seule Godivelle lui avait dispensé un peu de cette chaleur de cœur sans laquelle les enfants ne peuvent pas vivre.
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