Elle n’en éprouva pas moins un vrai soulagement quand, vers midi, des bruits de voix et des sonnailles de chevaux, joints au cri de joie de Pierrounet qui jaillit comme une balle de la porte du vestibule pour dégringoler le sentier, lui apprirent que le marquis était de retour et, surtout, qu’il ramenait son fils sain et sauf. De la fenêtre du couloir sur lequel ouvrait sa chambre, Hortense assista à ce retour et vit qu’il était bien différent de ce qu’avait été le départ. D’abord parce que la voiture avait fait place à un traîneau qui, pour avoir vu le jour à la fin du siècle précédent, n’en était pas moins empreint d’une désuète élégance. Ensuite parce que le jeune fugitif, enseveli sous une épaisse couverture de fourrure, y était encadré par son père et par une dame qui riait et avait l’air de le plaisanter.
Ramassant ses jupes, Hortense se jeta dans l’escalier. Elle avait hâte de voir à quoi ressemblait cette Dauphine de Combert – ce ne pouvait être qu’elle – que Godivelle n’avait pas l’air de porter dans son cœur. La mine de la gouvernante qui se tenait au seuil dans son attitude favorite la renseigna d’ailleurs mieux qu’un long discours : cette visite ne lui faisait aucun plaisir. Pourtant, en la regardant monter vers elle, un aimable sourire aux lèvres, Hortense eut l’impression que la nouvelle venue allait lui plaire.
Comme l’avait dit Godivelle, Mlle de Combert n’était plus une jeune fille. Cela se voyait aux mèches argentées qui striaient ses épais cheveux bruns, mais il n’en était pas moins impossible de lui donner un âge. Grande et mince, elle avait la taille la plus fine que Hortense eût jamais vue et une peau d’une fraîcheur de fleur nouvelle. Son sourire à belles lèvres rouges montrait des dents blanches et bien plantées. Quant à ses yeux, noirs et brillants, ils pétillaient de malice. En résumé, c’était une bien agréable personne que Mlle de Combert, encore avantagée par une élégance naturelle et une façon de se vêtir qui ne sentait pas du tout sa province. Son manteau à pèlerine en beau drap vert mousse garni de renard roux et sa capote de velours de nuance assortie ornée d’une cascade de plumes de coq brillantes lui allaient à merveille et mettaient en valeur son teint frais.
Ayant aperçu Hortense, elle franchit presque en courant les derniers mètres du chemin et, bousculant légèrement Godivelle qui ne semblait pas disposée à lui céder le pas :
— Laissez donc un peu de place, ma bonne ! Vous bouchez la porte et cachez complètement cette jeune fille que j’ai si grand-hâte de connaître ! Songez, plutôt à faire porter un fauteuil pour rentrer Monsieur Etienne !…
Déjà, elle s’était emparée des deux mains d’Hortense dans un geste plein de spontanéité :
— Ainsi, vous êtes Hortense ? Eh bien, ma chère, vous êtes telle que je vous imaginais et cela n’arrive pas si souvent ! On m’avait bien dit que vous ressembliez à votre mère mais vous ne m’en voudrez pas, j’espère, si je dis que je vous préfère !
Fidèle aux devoirs de civilité enseignés au couvent, Hortense voulut esquisser une petite révérence mais Mlle de Combert l’en empêcha en l’embrassant sur les deux joues. Privée de parfums suaves depuis des mois – depuis la dernière fois où il lui avait été donné d’embrasser sa mère –, Hortense apprécia à sa juste valeur un parfum de rose, agréable rappel d’une civilisation qu’elle croyait bien disparue. Aussi rendit-elle spontanément baiser et sourire :
— Vous avez bien connu ma mère, Mademoiselle ?
— Appelez-moi Dauphine ! Nous serons amies. Votre mère faisait ainsi et, pour répondre à votre question, je l’ai vue naître. Je suis son aînée, vous savez ?
Hortense pensa que cela ne se voyait guère et le dit naïvement, ce qui fit rire Dauphine d’un grand rire clair et qui devait être singulièrement communicatif car Hortense faillit faire chorus.
— Vous êtes charmante, décidément ! Voyons un peu où en sont les autres !
Elle avait passé son bras sous celui d’Hortense et regardait ce qui se passait près du traîneau où Godivelle venait d’apporter une chaise. Sous les ordres du marquis, Jérôme et Pierrounet s’occupaient à sortir du véhicule, avec un grand luxe de précautions, le jeune homme dont Hortense conservait le souvenir à cette différence près qu’il semblait plus pâle encore que l’autre jour.
— Est-il si malade ? demanda-t-elle. Peut-être eût-il mieux valu ne pas le ramener si tôt ?
— Il n’est pas malade. Il a une jambe cassée. Un chasseur l’a trouvé l’autre matin au bord de la Truyère, pas loin de chez moi. Il est venu prévenir… Étienne souffrait beaucoup…
— Il souffre encore, on dirait ?…
— Il souffre surtout dans son amour-propre car il a été bien soigné par le docteur Brémont, de Chaudes-Aigues, qui est sans doute le meilleur médecin de la région. Mais quitter une maison sans esprit de retour pour courir les aventures et revenir quelques jours après en chaise à porteurs n’a rien de glorieux. Regardez notre Étienne. Il n’est vraiment pas fier de lui-même !
Son rire s’envola de nouveau mais Hortense n’y fit pas écho. Le garçon n’avait pas du tout la mine d’un aventurier déçu mais bien plutôt d’un prisonnier qui a cru tenir sa liberté et qui, repris, va réintégrer une geôle détestée.
Et Hortense pensa que l’avertissement des cloches, s’il avait réellement une cause surnaturelle, pouvait peut-être s’interpréter autrement : Étienne n’avait pas rencontré la mort mais le malheur ne s’en abattait pas moins sur lui.
En regardant approcher le cortège, elle fut frappée de la fragilité du jeune homme. Son teint avait la teinte exacte de l’ivoire et de larges cernes bleus agrandissaient encore ses yeux bleu sombre. Sa bouche gardait la tendresse de l’enfance. Il avait ôté son chapeau qui gênait ses porteurs et montrait des cheveux blonds, aussi clairs, aussi soyeux que ceux d’Hortense elle-même. Ce garçon aurait pu passer aisément pour son frère… et, envahie d’un sentiment chaleureux, elle se promit de le défendre et de l’aider.
Comme M. Garland surgissait du château en poussant de grands « hélas ! » et prenait le Ciel à témoin des angoisses que la fugue de son élève lui avait fait endurer, elle quitta le bras de Mlle de Gombert, écarta le précepteur et, le devançant, franchit les derniers mètres qui la séparaient encore de la chaise et de ses porteurs.
— Je suis Hortense, dit-elle. Votre cousine, mais que vous pouvez dès à présent considérer comme votre sœur…
Étienne leva un regard ébloui vers ce sourire, vers ces yeux dorés qui souriaient aussi, vers cette claire jeune fille qui venait à lui si simplement, si naturellement… Il voulut sourire peut-être mais n’y réussit pas. Même ses yeux s’emplirent de larmes :
— Mon Dieu… que vous êtes belle, murmura-t-il avant, d’éclater en sanglots convulsifs qui laissèrent Hortense interdite.
— Eh bien, en voilà un accueil ! gronda le marquis de Lauzargues qui suivait la chaise de son fils. En vérité, Étienne tu te comportes…
Mais déjà Mlle de Gombert s’interposait.
— Allons, Foulques, laissez ce garçon tranquille ! Il est déjà assez malheureux comme cela ! Si vous croyez que c’est amusant de devoir attendre deux mois avant de pouvoir seulement poser le pied par terre. Il a besoin de son lit… et de repos ! Cela va lui donner tout le temps de faire connaissance avec sa cousine…
Godivelle d’ailleurs prenait les choses en main, houspillant les porteurs qu’elle accusait de trop secouer le blessé et les menaçant des pires malédictions si, par leur maladresse, ils lui causaient la moindre souffrance supplémentaire. Sa rudesse vigilante, la tendresse que l’on y sentait latente établissaient un rempart entre Étienne et le mécontentement de son père, un rempart qu’elle défiait visiblement le marquis d’oser franchir. L’œil orageux, le marquis dut se contenter d’offrir à Hortense des excuses qu’elle refusa d’ailleurs :
— Un malade, un blessé, enfin quelqu’un qui souffre a tous les droits, mon oncle ! Je suis certaine que, bientôt, nous nous entendrons parfaitement, Étienne et moi.
La surprise de s’entendre donner un titre qu’on lui refusait naguère calma net la colère du marquis. Il eut même, pour la jeune fille, un de ses rares et charmants sourires :
— Auriez-vous, en mon absence, décidé de voir choses et gens d’un œil plus favorable… Hortense ?
Concession pour concession ? La jeune fille apprécia mais se garda bien d’avouer que son subit accès de diplomatie lui était dicté uniquement par le souci d’aider ce garçon malheureux et qui n’avait sans doute aucun besoin, en rentrant au logis, de se retrouver confronté à une guerre d’escarmouches. Hortense sentait, d’instinct, qu’il lui fallait composer avec le marquis si elle voulait être d’une utilité quelconque à Étienne.
— Peut-être ai-je vraiment envie de faire partie de la famille, dit-elle seulement, s’efforçant de ne pas entendre les protestations de sa conscience qui lui reprochait un mensonge aussi flagrant… Mais, puisque les loups hurlaient autour de Lauzargues, peut-être valait-il mieux, au moins pour un temps, hurler avec eux ?
Durant les quelques jours où Dauphine de Gombert séjourna au château, Hortense ne revit pas Étienne qui garda la chambre sous la double surveillance de son précepteur et de Godivelle. Mais elle n’y pensa guère tant la vie avait pris soudain un tour agréable. Dauphine était une compagne pleine de charme et d’entrain. Elle emplissait le château de sa voix claire, de son rire et d’un esprit qui, pour être parfois mordant, n’en faisait pas moins la joie d’Hortense car, grâce à lui, les mornes repas dans la grande salle avaient cessé d’être d’insupportables corvées…
En la voyant, le soir surtout, prendre place à la droite du marquis vêtue d’une jolie robe de velours vert feuille ou de dentelle noire dont elle réchauffait le décolleté d’une écharpe assortie sous laquelle brillaient l’or et les topazes d’un large collier, le visage encadré de longues boucles d’oreilles, Hortense pensait qu’il fallait somme toute peu de chose pour créer une atmosphère chaleureuse. Habituée, peut-être de longue date, à voir le marquis céder à ses désirs doucement exprimés, Dauphine n’avait eu aucune peine à obtenir de Godivelle que l’étain des chandeliers devînt aussi brillant que de l’argent, que Pierrounet allât lui cueillir autour du château des branchettes de houx ou de gui dont elle composait, avec des chardons séchés, des bouquets originaux pour orner la table…
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