— Laissez donc le Diable où il est, Godivelle ! Les loups sont créatures de Dieu tout comme les autres animaux. Le grand saint François d’Assise leur parlait, lui aussi, fit doctement Hortense, surprise elle même de s’entendre plaider la cause d’animaux dont elle avait si peur. Jean les nourrit. Dès lors pourquoi ne lui obéiraient-ils pas ? Laissez jeûner les molosses du fermier et vous verrez s’ils ne seront pas féroces !

Godivelle fronça les sourcils, jetant à la jeune fille un regard en coin :

— On dirait qu’il a fait votre conquête, ce grand flandrin ?

— Il m’a tirée d’un mauvais pas. Il m’a aidée. C’est déjà beaucoup et je n’ai aucune raison de me montrer ingrate… Au fait, puisque vous le connaissez si bien, Godivelle, vous pourriez me dire qui il est, au juste ?

— S’il n’a pas jugé bon de vous l’apprendre, comptez pas sur moi pour ça !

Et, avec la majesté d’un navire de haut bord rentrant au port toutes voiles dehors, Godivelle rentra dans sa cuisine dont la porte retomba sur elle, indiquant ainsi que les parlottes étaient terminées pour un moment.

Pensant qu’il était plus sage de lui laisser cuver sa mauvaise humeur, Hortense remit sa cape au porte-manteau et remonta dans sa chambre. Elle tisonna son feu, remit deux bûches, ôta ses grosses chaussures qu’elle mit à sécher puis, glissant ses pieds minces dans ses pantoufles de tapisserie, alla s’installer à son petit bureau avec, pour la première fois, l’agréable sensation de rentrer chez elle et d’y être bien.

Elle alluma le chandelier, ouvrit un cahier, prit une plume, la tailla, la trempa dans l’encre et se mit en devoir de rédiger la première page de son journal avec la satisfaction paisible de quelqu’un pour qui écrire a toujours été un vrai plaisir.

En faisant revivre, au bout de sa plume, les premiers instants de son séjour à Lauzargues, elle oublia le temps. Cinq grandes pages étaient déjà couvertes de sa haute écriture régulière quand on gratta à la porte. Ce fut Pierrounet qui parut à son invitation d’entrer :

— Le souper est servi, demoiselle ! La tante vous demande de descendre vite. L’omelette au fromage c’est pas bon quand c’est pas mangé chaud et M’sieur Garland il vous attend déjà !

— Où cela ? fit Hortense soudain inquiète.

— Ben… dans la salle, pardi ! La tante a dit comme ça que c’était pas parce que M’sieur le Marquis était point là qu’il fallait pas faire comme si il y était !

— Miséricorde ! Je vais souper en tête à tête avec le précepteur ?…

— Dame, oui ! Vous auriez préféré la cuisine ?

— Je crois bien ! Enfin… autant en finir le plus vite possible. Je viens !

Tout en se donnant un coup de peigne et en remettant des souliers convenables, elle se demandait si ce souper imposé dans une salle glaciale en face d’un personnage qui ne lui inspirait aucune sympathie n’était pas une sorte de vengeance de Godivelle. Et elle décida d’en avoir le cœur net. Arrivée au rez-de-chaussée elle fila directement à la cuisine où elle trouva l’offensée occupée à faire glisser sur un plat la fameuse omelette dorée à point.

— Vous êtes fâchée, Godivelle ?

— Moi ? Par tous les saints du Paradis, pourquoi est-ce que je serais fâchée ?

— Vous n’étiez pas très contente de moi, tout à l’heure, alors j’avais cru ! Vous m’obligez à souper seule avec M. Garland quand je me réjouissais de souper ici !

— Quand Monsieur le Marquis donne un ordre, je fais comme il dit, même quand il n’est pas là, fit sévèrement Godivelle. Mais n’allez pas vous mettre des idées en tète pour autant : j’ai dit qu’il valait mieux pas laisser le Jean aux loups tourner autour de vous c’est parce que ça risque de vous attirer des ennuis avec votre oncle. Quant au Garland vous n’êtes pas obligée de lui faire la conversation. A présent venez-vous-en ! Ça ne sera plus mangeable…

Jamais souper ne fut plus silencieux, ni d’ailleurs plus rapide. Après avoir salué profondément Hortense, Eugène Garland, fidèle à ses habitudes, se consacra tout entier à son assiette, laissant la jeune fille entièrement libre de rêver à son aise. Ce fut seulement quand Pierrounet apporta la tarte à la rhubarbe que le bibliothécaire-précepteur se crut obligé de sacrifier quelques instants aux usages mondains. Il s’essuya les lèvres minutieusement, toussota deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix puis, armant son visage pointu du sourire le plus aimable :

— Votre oncle vous a peut-être appris, Mademoiselle, que j’ai pris à tâche de reconstituer en son entier l’histoire de votre famille ?…

— Il me l’a dit, en effet.

— A la bonne heure ! Et comme il m’a dit, à moi-même, que vous ignoriez à peu près tout ce qui touche à vos ancêtres, je serais extrêmement heureux d’avoir le privilège de vous guider dans cette connaissance. Ce serait pour moi une joie de vous communiquer mes travaux…

— Vous êtes tout à fait aimable, Monsieur, mais j’aurais scrupule à vous déranger. Mon père recevait beaucoup de savants car il s’intéressait à toute forme nouvelle de savoir. Mais, de ce fait, je n’ignore pas à quel point les grands esprits peuvent être jaloux de leur tranquillité…

— Oh, je ne prétends pas au titre de savant, gloussa-t-il, flatté, ni de grand esprit, et, comme tel, je n’ai pas de ces délicatesses. J’aurais au contraire plaisir à vous faire partager mes travaux et si le cadre d’une bibliothèque ne paraît pas trop austère à une jeune demoiselle…

— J’ai toujours aimé les livres, sourit Hortense, amusée au souvenir de l’énorme fatras que représentait ladite bibliothèque, mais je crains qu’il ne s’en trouve aucun, chez vous, qui soit à ma portée… en dehors, bien sûr, de vos recherches…

— Pas à votre portée ? Comment cela ? Les Dames du Sacré-Cœur ont la réputation de donner à leurs élèves une instruction tout à fait impensable jusqu’à présent, une instruction presque semblable à celle que les garçons reçoivent chez leurs correspondants masculins, les Pères jésuites.

— Sans doute mais je n’ai vu, là-haut, que traités savants, ouvrages en latin, en grec ou en vieux français et, en toute sincérité, je ne me sens pas du tout attirée par eux.

M. Garland leva les bras au ciel, ce qui eut pour effet de compromettre gravement l’équilibre de ses vastes lunettes.

— Mais, Mademoiselle vous n’avez eu, de nos richesses, qu’une vue superficielle ! Nous avons là des ouvrages tout à fait à la portée d’un jeune esprit et même récréatifs. Feu le marquis Adalbert, votre grand-père, aimait les belles-lettres et, si ses livres ne sont pas en évidence, c’est uniquement parce que, n’en ayant pas l’usage, je les ai enfermés… Voulez-vous que je vous les montre dès ce soir ?…

Il débordait tellement de bonne volonté qu’il en oubliait son dessert.

— Achevons d’abord notre souper, sourit Hortense, j’aurais scrupule à vous priver de cette délicieuse tarte à la rhubarbe. D’autant que Godivelle n’y comprendrait rien et s’offenserait…

Il ne se fit pas prier et attaqua la pâtisserie avec l’enthousiasme d’un homme content de lui-même et des autres. Mais soudain, la fourchette lui échappa et retomba sur la nappe. Le son d’une cloche venait de se faire entendre, si proche qu’il ne pouvait venir que d’un seul endroit… Soulevée d’une joie enfantine, Hortense joignit les mains, écoutant avec ravissement la voix sonore et cristalline tout à la fois qui sonnait une sorte d’angélus nocturne et d’autant plus émouvant…

En face d’elle, pourtant, le bibliothécaire ne semblait pas éprouver le même bonheur. Ses mains crispées, ses yeux écarquillés derrière leurs verres traduisaient plus qu’une surprise : une vraie terreur.

— La cloche ! balbutia-t-il, la cloche de la chapelle !… Elle sonne !…

L’angoisse étranglait sa voix. Au prix d’un effort il réussit à se lever, quitta la table d’un pas mal assuré puis, les mains étendues comme pour repousser un ennemi invisible, il se précipita en chancelant vers la porte qui retomba derrière lui avec un bruit de fin du monde.

Stupéfiée par ce qu’elle venait de voir, Hortense le suivit. Dans le vestibule, le tintement était plus clair encore. La porte du château était grande ouverte sur la nuit et laissait entrer un flot d’harmonie mêlé au vent d’hiver qui balayait la neige vers l’intérieur. Au seuil se découpait la silhouette replète de Godivelle, insensible en apparence à la bise qui lui arrivait de plein fouet et plaquait à ses jambes ses jupons épais. En la rejoignant, Hortense vit qu’elle avait joint les mains et qu’elle semblait prier, car ses lèvres s’agitaient doucement. Son visage reflétait la crainte et même une sorte de terreur sacrée. Quant à M. Garland, il avait complètement disparu…

Godivelle sentit la présence d’Hortense plus qu’elle ne la vit.

— Je ne croyais pas, murmura-t-elle, que je pourrais encore l’entendre sonner avant ma mort. C’est un miracle… J’espère seulement qu’il n’annonce pas quelque désastre pour notre maison.

— Une cloche est sacrée. Elle ne peut pas annoncer le malheur.

— Vous croyez, vous ? Mais, pauvrette, vous ne savez rien des diableries qui se cachent dans nos montagnes. Il y a des cloches saintes et il y a des cloches maudites… On sait ça dans le haut pays… Tenez, près du village de la Godivelle d’où venait ma mère…

— La Godivelle ? Mais…

— Eh oui ! c’est la coutume ici de donner aux enfants des sobriquets qui rappellent l’origine de leurs parents. Mon vrai nom à moi, c’est Eulalie mais je l’ai presque oublié parce qu’on m’a toujours dit Godivelle… Eh bien, près de ce village-là, il y a un lac si profond qu’on n’en connaît pas le fond parce qu’il va jusque chez le Malin. C’est lui qui l’a fait… en une seule nuit ! Et les vieux disent qu’un village tout entier a péri cette nuit-là, avec son église et tout son monde. Ils disent aussi que, par les mauvaises nuits, quand un malheur menace quelqu’un du pays, on entend sonner au fond du lac la cloche de l’église engloutie.