— Vous ne parlez que de ce monsieur Garland !

— Naturellement. Je vous l’ai dit, c’est un homme tout à fait exceptionnel.

— Sans doute mais cette pièce me paraît lui appartenir beaucoup plus qu’à vous-même. Ce n’est pas une bibliothèque, c’est son cabinet de travail.

— Sauriez-vous me dire où est censé travailler un bibliothécaire ? En outre, pour moi, une pièce pleine de livres a toujours été une bibliothèque. J’avoue, d’ailleurs, que je n’ai jamais eu le goût de la lecture. Hormis certains livres qui me sont chers et que je garde par-devers moi, je ne me suis jamais senti en affinité avec eux. Surtout ceux-ci : ce ne sont que grimoires, savants traités, un fatras tout à fait hermétique pour moi mais dans lequel Garland se meut comme un poisson dans l’eau. Je préfère de beaucoup la musique…

— Jouez-vous d’un instrument ?

— Cela m’arrive. Voulez-vous que nous montions aux tours ?

Décidément, le marquis se refermait comme une huître dès qu’il était question de lui-même. Mais, en mentionnant son amour de la musique, il avait tout de même donné, sans le vouloir, une sorte de fil conducteur qu’Hortense se promit de suivre pour tenter d’en savoir un peu plus sur cet inconnu étrange qui aurait dû lui tenir de si près. Au couvent, elle avait appris la harpe et possédait un assez joli toucher. Les dimensions de la malle-poste ne lui avaient pas permis d’emporter son instrument mais il était toujours possible de le faire venir… si elle décidait de rester à Lauzargues. Ce qui était de moins en moins certain.

L’escalier de la tour avait encore quelques marches à leur offrir jusqu’au chemin de ronde qui ceinturait le château à près de cent pieds de hauteur. Elles étaient raides à souhait mais Hortense ne regretta pas ce petit effort supplémentaire car le panorama qu’elle découvrit, accoudée à un créneau, avait quelque chose de fabuleux : un moutonnement infini de bois noirs creusés de vallées, fendus de profondes ravines au fond desquelles bondissaient des torrents. Le soleil avait disparu sous un ciel épais, de ce gris jaunâtre, à peine lumineux, qui porte la neige. Il faisait plus noires encore les gorges escarpées où se cachaient des eaux vives. C’était une immense solitude où l’on cherchait en vain la moindre trace de l’homme.

— N’y a-t-il vraiment aucun village entre ici et la ville ? On dirait… que nous sommes seuls au monde, murmura la jeune fille qui sentait peser sur elle cette solitude.

— Vous regardez du mauvais côté…

Ils contournèrent la tour et, avec soulagement, Hortense aperçut, sur le coteau d’en face, quelques maisons, le clocher bas d’une église… De cette hauteur, le village paraissait proche mais, si haut que fût Lauzargues, il était plus haut encore et la vallée qui le séparait du château semblait un gouffre insondable…

— Sommes-nous loin ? demanda-t-elle.

— Une lieue environ. Ce village est de peu d’intérêt d’ailleurs. Nous n’y allons jamais…

— Pas même le dimanche ? Je n’ai pas vu de chapelle au château…

— La tour attenante à l’appartement de feue la marquise ma femme renferme un oratoire qui ne saurait s’appeler chapelle. Aussi avait-elle coutume d’entendre la messe dans celle qui se trouve en face de l’entrée du château… Et que vous n’avez sans doute pas vue en arrivant, cette nuit…

Sans lui répondre, Hortense courut jusqu’à l’endroit qui dominait la porte et aperçut en effet une chapelle, mais si bien abritée par une large saillie du rocher contre quoi elle se blottissait qu’elle passait tout à fait inaperçue. Murs de granit, toit de lauzes, elle se confondait aisément avec la montagne où elle s’appuyait, aussi timide et discrète que son redoutable voisin le château était arrogant. C’était une petite église romane avec un clocher carré à claire-voie, et qui n’avait pas l’air plus haute que le calvaire de pierre qui lui tenait compagnie, mais sa vue apporta une vraie joie à Hortense, lui faisant oublier tout à coup la bizarre angoisse dont elle ne pouvait se défendre depuis son arrivée. C’était Dieu qui était là, assis à la porte du château, et là où était Dieu il ne pouvait rien lui arriver de mal. En effet, le couvent et plus encore l’influence de Mère Madeleine-Sophie avait développé chez elle une piété profonde, dépouillée de toute bigoterie superstitieuse, une piété faite de tendresse et de confiance dans le Cœur Sacré de Jésus dont la dévotion était la raison d’être de la Mère fondatrice et de ses maisons.

— Comme elle est belle ! dit-elle, sincère. Je vais aller la voir tout de suite…

La voix soudain glacée du marquis la toucha brutalement.

— Je ne vous le conseille pas. Nous avons barricadé la porte. La chapelle tient à peine debout…

— Elle paraît pourtant solide.

— Vous pourriez me faire l’honneur de me croire. Je la connais mieux que vous. Elle est fermée depuis la mort de mon épouse…

— Elle aussi ? lâcha Hortense qui commençait à trouver que l’on barricadait beaucoup à Lauzargues. N’y allez-vous plus entendre la messe ?

— Vous voyez bien que c’est impossible.

— Alors, vous allez au village ?

— Je ne vais jamais à la messe !

Si l’un des merlons de la tour s’était soudain détaché pour lui tomber dessus, Hortense n’aurait pas été plus assommée. La joie venait de s’éteindre d’un seul coup comme une chandelle soufflée par un vent furieux. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose – elle ne savait trop quoi d’ailleurs, peut-être tout simplement une protestation – mais rien ne vint. Elle regarda le marquis mais il lui tournait le dos. Accoudé à un créneau, il regardait au-dehors sans souci du vent âpre qui se levait et qui faisait voltiger sa crinière blanche. Hortense ne voyait de lui qu’un profil perdu et songea que, vu d’en bas, il devait ressembler à quelque gargouille de cathédrale avec son long nez qui humait l’air à grandes goulées avides…

Une flambée de colère souleva Hortense et lui rendit la voix :

— Vous voudrez bien me faire conduire au village dimanche, s’entendit-elle déclarer. J’ai toujours entendu la messe depuis que j’ai l’âge de comprendre ce qu’elle signifie !

Il ne lui répondit pas. Il regardait quelque chose en bas avec l’intensité d’un chien de chasse en arrêt. La neige commençait à tomber et voltigeait sur son visage sans qu’il y prît garde. Intriguée, Hortense voulut se pencher à son tour, voir ce qui l’intéressait tant, mais brusquement il se détourna, saisit son bras et l’arracha presque au créneau où elle s’appuyait.

— Redescendons ! Vous allez prendre froid !

— Je vous assure que je n’ai pas froid.

— Allons donc ! Il règne sur ces chemins de ronde un courant d’air mortel. Venez, vous dis-je !

Il l’entraînait vers l’escalier avec une force dont elle ne l’aurait pas cru capable et qui la révolta. D’une secousse elle dégagea son bras, se dirigea calmement vers le trou noir où s’amorçaient les marches mais, au seuil de la première, se retourna.

— Vous avez entendu ce que j’ai dit, marquis ? Je veux aller à la messe dimanche !

— Nous verrons cela ! Fit-il avec agacement. Descendez ! On a besoin de moi ! Et… pendant que j’y pense, ne vous semble-t-il pas que « mon oncle » serait plus approprié, et surtout plus respectueux que « marquis » ? Nous ne sommes pas compagnons de cercle, j’imagine ?

— Nous verrons cela, riposta Hortense avec insolence. Quand j’aurai vraiment la certitude d’avoir en vous un oncle !

Elle avait décidé de descendre calmement mais, entendant soudain les aboiements frénétiques des chiens, elle dégringola presque en courant. Elle arriva dans le vestibule juste à temps pour voir rentrer Eugène Garland.

La tête dans les épaules et les mains nouées derrière le dos, il marchait comme un héron précautionneux sur les galets glissants. Son habit brun était tout moucheté de neige et des gouttes coulaient sur ses lunettes qu’il ôta pour les essuyer.

— Eh bien ? interrogea M. de Lauzargues qui arrivait derrière Hortense.

L’homme eut un geste des épaules qui traduisait son impuissance :

— Rien. J’ai donné vos ordres à Chapioux. Il vient de partir. Jérôme est avec lui…

— J’ai entendu. Nous y allons aussi ! Mettez quelque chose de plus chaud que cette guenille !

Lui-même attrapait une grande cape noire, comme en portent les bergers, qui pendait à une patère près de la porte, en drapait sa maigre silhouette tandis que Garland s’emmitouflait dans une sorte de châle qui, cette fois, lui donna l’air d’une sorcière.

La porte claqua derrière eux avec un bruit définitif, une sorte de défi de la rouvrir sans l’assentiment du maître. Hortense demeura seule dans le vestibule mal éclairé par la lointaine fenêtre qui s’ouvrait au fond. Elle se sentait frustrée, mécontente et terriblement seule… Le doux autrefois reculait, reculait dans les profondeurs du temps… Même l’austère existence du couvent, vue du fond de ce tombeau antique, paraissait à présent pleine de joie et de gaieté. Au moins elle portait la vie et il arrivait que l’on s’y amusât…

Brusquement, ses nerfs la lâchèrent. Elle était trop jeune pour cette souffrance et ce déracinement brutal et il y a des limites à la résistance. Sans même trouver le courage de remonter jusqu’à sa chambre, elle se laissa tomber sur le vieux banc de chêne qui faisait face au saint de bois, imperturbable sur son coffre, et éclata en sanglots… Le soulagement fut immédiat. Pourtant, elle avait la sensation qu’il n’y aurait jamais de fin à ses larmes. Elle allait pleurer là, dans ce vestibule glacial où le froid vous tombait sur les épaules comme une chape de neige, jusqu’à épuisement, jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de forces du tout… Par les romans de chevalerie, comme par ceux échevelés et douceâtres de Mme de Genlis, elle savait que l’on pouvait mourir de chagrin. Peut-être, pour y arriver, suffisait-il de pleurer assez longtemps pour que le cœur cède ?…