— Vous voilà donc, ma chère ? J’espère que cette première nuit a été bonne ?

— Mais oui… Je… je vous remercie.

— J’en suis très heureux… Souffrez que je vous présente M. Eugène Garland, un homme de grande culture, qui est à la fois mon bibliothécaire et le précepteur de mon fils, Étienne. Voici ma nièce.

— Votre fils ? murmura Hortense, incapable de contenir sa curiosité. Je ne savais pas…

— Que j’avais un fils ? Il est vrai que nous ignorons presque tout l’un de l’autre… Eh bien oui, j’ai un fils et vous un cousin… Vous avez dix-sept ans, je crois ?

— En effet…

— Il est votre aîné de deux ans. J’espère que vous vous entendrez bien. C’est un… gentil garçon mais, malheureusement, un esprit faible qui a grand besoin d’une direction ferme. C’est la raison pour laquelle un précepteur lui est encore nécessaire à son âge. Encore qu’il s’agisse davantage d’un… mentor amical et discret…

Tandis qu’il parlait, son regard s’évadait en direction du bibliothécaire et Hortense ne pouvait se défendre de trouver que ses paroles rendaient un son bizarre. C’était comme s’il débitait une leçon soigneusement apprise. Il n’avait pas l’air de croire à ce qu’il disait. Aussi l’idée vint-elle tout naturellement à Hortense que le garçon qu’elle avait vu courir tout à l’heure vers la gorge, le garçon qui avait si peur, pouvait être l’héritier de Lauzargues. Le temps d’un éclair, elle revit la maigre silhouette, le fin visage qui ne pouvait en aucun cas appartenir à un paysan, les yeux habités par la terreur… Elle voulut en être sûre.

— Je serais heureuse de rencontrer mon cousin, dit-elle doucement. Puis-je le voir à présent ?

— Ce n’est pas possible pour le moment, fit le marquis après une imperceptible hésitation. Il est souffrant ce matin, mais vous le rencontrerez plus tard… C’est donc moi qui vais vous faire faire le tour du château. Accordez-moi seulement un instant.

Il saisit le bras du bossu pour l’attirer dans l’embrasure d’une porte et se mit à lui parler bas. Si bas qu’en dépit de l’envie qu’elle en avait, Hortense ne put rien entendre de ce qu’il lui disait. Elle allait peut-être tenter de s’approcher quand Godivelle surgit, l’œil courroucé et armée d’un bol de lait.

— Buvez ça, demoiselle ! intima-t-elle. Sinon vous resterez le ventre creux jusqu’au déjeuner.

Docilement, Hortense avala son lait, résignée à n’en pas savoir plus. D’ailleurs le bref colloque s’achevait. Foulques de Lauzargues revenait vers elle. C’est alors qu’il lança, par-dessus son épaule :

— Si vous n’arrivez à rien, dites à Chapioux de se mettre en chasse avec ses chiens et de les lâcher. Ce sont de bons limiers.

Ce fut au tour d’Hortense de faire effort pour retenir la protestation indignée qui lui montait aux lèvres. Se pouvait-il que ce fût aux trousses d’un fils que l’on ordonnât – et avec quelle froide désinvolture ! – de lâcher les chiens du fermier ? L’impression ressentie fut si affreuse que la jeune fille eut un instinctif mouvement de recul quand son oncle voulut lui prendre le bras.

Il perçut ce mouvement mais, n’en devinant pas la cause, il ne s’en formalisa pas.

— Eh bien, ma nièce, que vous arrive-t-il ? fit-il en riant. Je veux seulement vous montrer la maison qui est désormais la vôtre et non vous jeter dans quelque oubliette. Peut-être serait-il temps que vous cessiez de me prendre pour croquemitaine ? Je ne vous veux… que du bien, ajouta-t-il avec une soudaine douceur. La soirée d’hier n’était guère encourageante, je le reconnais volontiers, mais peut-être pourrions-nous être amis ?

Elle fit de son mieux pour sourire sans y réussir vraiment.

— Peut-être, finit-elle par murmurer. Il faut seulement me laisser un peu de temps.

— Je ne vous le ménagerai pas. Nous avons la vie devant nous.

Guidée par lui, Hortense entreprit la visite du château, sans s’y intéresser véritablement au début. Tout son être était tendu vers les bruits extérieurs. Elle guettait des abois de chiens, des appels, des cris de douleur peut-être ou tout au moins des cris de frayeur. Mais seule la voix grave du marquis se faisait entendre… La jeune fille découvrit bientôt qu’elle dégageait une sorte de magie à laquelle il était difficile de se soustraire à l’instant où il parlait de cette maison qu’il aimait…

En dépit de son âge et de sa vétusté, le château méritait attention. Quiconque y entrait remontait le temps, balayait les guerres de religion, le siècle de Louis XIV et celui des Lumières, chassait la Révolution et jusqu’à l’ombre de Napoléon pour se retrouver à la fin du Moyen Age à une époque où, repoussant les temps barbares dans leur nuit, l’art du décor atteignait à une splendeur que les grâces précieuses de la Renaissance avaient dédaignée sans parvenir toutefois à la faire oublier.

Lors de la construction de Lauzargues, sentinelle avancée des évêques de Saint-Flour gardant les vallées contre l’Anglais, le rez-de-chaussée n’était qu’une énorme salle où, entre deux vastes cheminées se faisant face, vivaient pêle-mêle hommes d’armes et serviteurs chargés de les nourrir. C’était au temps de Du Guesclin, le Grand Connétable, et les bandes de routiers qu’il allait chasser devant lui jusqu’en Espagne comme un troupeau maudit n’avaient fait qu’effleurer le donjon solitaire sans réussir à l’entamer grâce à la vaillance de son capitaine, Foulques III de Lauzargues. Pour sauver le bien de l’évêque, celui-ci avait laissé l’ennemi ravager jusqu’aux fondations son propre château distant d’à peine une lieue, y ensevelissant toute sa famille.

La récompense avait été à la mesure du service rendu. L’imprenable forteresse était devenue le bien du héros et le nom ancien oublié au profit de ce nouveau nom. Dix ans plus tard Du Guesclin mourait devant Châteauneuf-de-Randon et Foulques de Lauzargues décidait de recommencer sa dynastie. A cinquante ans, il épousait sa nièce, Alyette de Faverolles, qui en avait trente de moins mais dont il était épris depuis longtemps. Et entreprenait de lui faire une dizaine d’enfants.

— Sa nièce ? coupa Hortense vaguement scandalisée. Je croyais l’Église d’alors extrêmement susceptible pour tout ce qui touchait les liens de parenté ?…

— Ce n’était plus l’Église des temps capétiens, fit le marquis avec un sourire indulgent, et il était peu d’affaires difficiles qu’un sac d’or ou un vase sacré enrichi de pierreries ne pussent aplanir. Au surplus, Alyette n’était que la nièce de sa défunte épouse…

— Et… elle l’aimait malgré cette grande différence d’âge ?

Le sourire devint franchement dédaigneux :

— Il n’a jamais été d’usage, dans nos familles, de demander leur avis aux filles lorsqu’il était question de mariage. Il a fallu les désordres de cette infâme Révolution et des années qui l’ont suivie pour que les femmes osent se comporter comme… certaines l’ont fait.

— Dois-je prendre ceci comme une allusion à ma mère ? lança Hortense déjà prête au combat.

— Sans aucun doute, fit-il calmement. Pourtant vous auriez tort de vous en offenser car je ne fais rien d’autre que constater un fait.

— Un fait qui n’a rien d’unique dans les annales de notre famille. Ma mère n’a jamais parlé de vous, marquis, mais elle aimait à évoquer ses ancêtres… et singulièrement certaine histoire touchant Françoise-Élisabeth de Lauzargues qui, au temps du roi Louis XIV, s’enfuit aux îles d’Amérique avec celui qu’elle aimait et qu’on lui refusait.

Une lueur amusée passa dans les yeux de Foulques.

— Elle vous a raconté cela ? Pourquoi pas, après tout ? Elle devait trouver là quelque analogie réconfortante avec sa propre histoire. Au risque de vous déplaire, j’ajouterai tout de même que le cas était assez différent : le chevalier de Violaine était noble.

— Et mon père ne l’était pas, Seulement il l’est devenu par son propre génie et par son courage. Exactement comme le sont devenus nos ancêtres. Il n’y a qu’une différence de six ou sept siècles. Bien peu de chose en face de l’éternité !

Comme la veille, au seuil du château, Hortense et le marquis restèrent un instant face à face, les yeux étincelants de l’une plantés hardiment dans le ciel pâle de ceux de l’autre. Le visage du gentilhomme avait un air figé tout à coup mais, contrairement à ce qu’attendait la jeune fille, aucun éclat de colère ne semblait s’annoncer. Il semblait, au contraire, à la fois méditatif et amusé. Finalement, il se mit à rire :

— Brisons là, ma nièce ! Vous avez d’autant moins matière à vous offenser de mes paroles que, depuis hier, je regrette moins la folie de ma sœur… Voulez-vous que nous revenions à Alyette ? C’est pour elle que Foulques fit modifier la disposition intérieure du château. Ces murs, ajouta-t-il en désignant ceux qui délimitaient le vestibule, datent de l’époque du mariage tandis que le château est plus vieux d’un siècle.

En fait, l’ancêtre s’était contenté de faire deux salles au lieu d’une seule, séparées par le large couloir d’entrée : l’une où se trouvait la cuisine, l’autre formant la grande pièce continuée au nord par l’intérieur de l’une des tours.

Depuis les dalles de granit de son sol jusqu’à ses clefs de voûte la grande salle était peinte et enluminée comme un missel. Une théorie de chevaliers, caracolant sur de gros chevaux caparaçonnés, déroulait ses fastes sur les murs, tandis que les voûtes supportaient un étonnant fouillis de fleurs et d’oiseaux émaillant une profusion de feuillages vert et or. Cette cavalcade s’ordonnait de chaque côté de la profonde cheminée, creusée à même le mur énorme et dont un arc simple liserait le foyer.

Le dessus de cette cheminée représentait une prairie constellée de petites fleurs au fond de laquelle s’alignaient cinq petits arbres naïfs et charmants avec leurs troncs grêles et leurs grosses têtes rondes. Un couple, enfin, occupait le devant de la scène : une jeune femme blonde en robe blanche et pélisson bleu diapré d’or, coiffée d’une couronne de roses, offrait sans le regarder une coupe à un chevalier rutilant qui, lui aussi, regardait ailleurs, situation qui semblait pourtant les remplir de satisfaction car tous deux souriaient. Seul, le cheval blanc avait l’air mal à l’aise et louchait en levant un antérieur droit avec la majesté d’un prélat qui offre sa main à baiser. Le temps avait pâli les couleurs des fresques qui s’écaillaient légèrement par endroits, mais l’ensemble naïf gardait un charme et une gaieté extrêmes et Hortense eut un sourire instinctif.