La torche s’agita si dangereusement au poing du marquis que, se penchant brusquement sur l’encolure du cheval, Jean l’empoigna au passage.
— Pourquoi ne pas aller continuer dans la maison cette affectueuse prise de contact ? railla-t-il. Vous me faites l’effet, tous les deux, d’avoir le même fichu caractère et l’on voit bien que vous êtes de la même famille. Quant à celle-ci, marquis, attendez un peu avant de la faire flamber. Il n’est pas bon que trop de gens meurent de la même manière dans ce château.
Lançant la torche à terre, le maître des loups fit tourner son cheval et entreprit de redescendre, lançant dans la nuit-:
— Je remettrai cette bête à Chapioux car je ne suis pas d’humeur à rentrer à pied. C’est bon pour les vilains.
— Vilain tu es et vilain tu resteras ! hurla le marquis hors de lui en esquissant le mouvement de s’élancer à sa poursuite mais Jean était déjà loin. Foulques de Lauzargues et Hortense demeurèrent face à face en la seule compagnie du jeune valet qui s’efforçait de rallumer la torche malgré le vent.
Le marquis prit une profonde respiration dans le but évident de retrouver son calme, puis déclara :
— Rentrons !
Sans même regarder la jeune fille ou lui offrir la main, il revint vers le château. Après une courte hésitation – son impulsion du moment la poussait à courir après Jean et à le supplier de la ramener à Saint-Flour pour y attendre la prochaine diligence remontant sur Paris –, Hortense se résigna à le suivre en prenant bien soin de ne pas trébucher sur le sol inégal. Il eût été profondément pénible pour son amour-propre d’aborder cette maison à plat ventre, surtout après ce qui venait de se passer… L’accueil d’un oncle aussi étrange lui donnait à penser qu’elle allait avoir besoin de tout son courage et même de toute sa combativité. Apparemment il n’y avait pas que les loups, dans ce pays, qui devaient être capables de dévorer quelqu’un…
Dans le vestibule lourdement voûté et pavé de galets ronds peu agréables pour des pieds chaussés à Paris, une femme attendait. Aussi raide, aussi immobile que le vieux saint de bois qui régnait sur cette entrée, posé, en compagnie d’un chandelier de fer, sur un coffre qui avait dû connaître les guerres de religion.
Courte, trapue, vêtue de noir sous la blancheur du tablier amidonné, elle avait un visage rond où le lacis serré des rides évoquait irrésistiblement une vieille pomme. Les yeux, noirs et vifs, coincés entre l’encorbellement des sourcils gris et le ressaut des joues jaunies, évoquaient assez bien les pépins du fruit qui perdit notre mère Ève.
— Voilà Godivelle, présenta le marquis. Elle a été ma nourrice et, parfois, il lui arrive de s’imaginer qu’elle l’est toujours. Il se tourna ensuite vers la femme : « Voici ma nièce, ma vieille. Elle prétend s’appeler Hortense mais je soutiens qu’un seul nom peut convenir à ce visage. »
— Non, coupa Godivelle dont le regard scrutait avidement l’arrivante. Elle ne lui ressemble qu’en apparence. Jamais notre demoiselle n’eut ces yeux de guerrière ni cette façon de porter la tête. Et puis, elle était plus petite. Et puis…
— Tu finiras l’inventaire demain, au jour. Conduis-la à sa chambre. Puis, s’inclinant à peine, comme à contre-cœur, il ajouta : « Je vous souhaite une bonne nuit ! »
Sans attendre la réponse, il disparut derrière l’une des portes basses qui ouvraient sur le vestibule. Godivelle regarda la jeune fille :
— Avez-vous soupé, demoiselle ?
— Oui et non. Après l’accident arrivé à notre voiture, j’ai rencontré un homme qui a partagé une tourte avec moi. Un homme…
— Je sais. Je vous ai vus arriver. Je vous porterai du lait chaud tout à l’heure. Voulez-vous me suivre ?
Tout en parlant, elle avait pris un bougeoir de cuivre sur une étagère, l’enflammait au chandelier et se dirigeait vers un escalier de pierre pris dans l’une des tours dont les marches coulaient, hors d’une trouée d’ombre, à l’entrée du vestibule. Envahie d’une profonde lassitude, Hortense suivit une fois de plus.
Usées par le temps, les marches étaient basses, irrégulières et plutôt douces, mais les ténèbres épaisses dans lesquelles se perdait l’escalier avaient quelque chose de vaguement menaçant. Peut-être parce que la mince flamme qui tremblait sur le bougeoir brillant déplaçait des masses d’ombre et semblait leur donner vie.
Hortense avait beau se dire, pour se réconforter, que cette demeure avait été celle de sa mère, qu’elle y était née, qu’elle y avait vécu son enfance et que, somme toute, elle avait tout de même réussi à en rapporter un caractère gai et primesautier, l’impression pénible demeurait. Le rire maternel, en claires cascades, résonnait encore aux oreilles de sa fille. Pourtant celle-ci, qui ne se sentait ni gaie ni primesautière, en était encore à ne voir, dans ce Lauzargues inconnu, qu’une espèce de prison.
L’épaisseur des murs féodaux, le gris sombre des pierres de lave y étaient pour quelque chose et Hortense, cheminant derrière la chandelle de la nourrice, en venait à regretter le bois sous la neige, le grand feu, si rassurant en dépit de ses hôtes inquiétants, et la rude silhouette de Jean de la Nuit lui offrant une part de tourte qui lui avait paru la meilleure chose du monde.
En ouvrant une porte au fond d’un couloir, Godivelle interrompit du même coup les réflexions désenchantées de la jeune fille.
— Voilà votre chambre, demoiselle ! C’était celle de votre mère et rien n’y a été changé depuis qu’elle nous a quittés.
Comparativement à ce que Hortense avait pu voir jusque-là, cette chambre offrait un aspect très accueillant. Cela tenait essentiellement au bon feu de la cheminée et à l’ameublement emprunté au XVIIIe siècle.
Les meubles légers, le tapis fleuri et la soie vert d’eau contrastaient vigoureusement avec les murailles d’un autre âge, l’étroitesse de la fenêtre et les poutres énormes qui formaient, très haut, le plafond. Mais il y avait là une volonté d’adoucir, de rendre plus confortable qui offrait une sorte de réconfort.
— C’est la seule jolie chambre de la maison, reprit Godivelle en se hâtant d’allumer les bougies de la cheminée. Même la marquise n’en a jamais eu d’aussi agréable de son vivant…
— Le marquis était marié ?
— Bien sûr. La pauvre chère femme est morte voici bientôt dix ans.
— Elle était malade ?
— Non. Elle n’avait pas la tête bien solide mais sa santé était bonne. Elle est morte d’un accident.
— Quel genre d’accident ?…
Godivelle ne répondit pas. Peut-être n’avait-elle pas entendu. Elle s’était agenouillée devant le feu et le tisonnait furieusement et, quand Hortense répéta sa question, elle faisait tant de bruit qu’elle ne l’entendit réellement pas. La jeune fille n’insista pas.
Trop fatiguée d’ailleurs pour être vraiment curieuse à une heure aussi tardive, Hortense fit quelques pas dans la chambre, regarda tour à tour le petit secrétaire marqueté, le charmant lit « à la polonaise » déjà préparé pour elle sous l’ombre douce de ses rideaux soyeux, puis alla vers la cheminée surmontée d’un miroir ancien, dont la glace piquée lui renvoya une image qui lui parut singulièrement pâle. Tout en ôtant machinalement son chapeau, elle demanda :
— Puisque vous avez été la nourrice du marquis, Godivelle, vous avez dû être aussi celle de ma mère ?
— Non. C’est ma sœur, Sigolène, qui l’a été. Elle est bien plus jeune que moi.
— Elle est ici, elle aussi ?
— Non.
— C’est dommage. J’aimerais la connaître… Mais ce sera peut-être possible tout de même. Où est-elle à présent ?
— Ailleurs… Je vais aller vous chercher votre lait.
La brutalité de la réponse, à la limite de la grossièreté, surprit Hortense, ainsi que la hâte avec laquelle Godivelle battait en retraite mais elle renonça, momentanément, à en chercher la raison. Peut-être, après tout, les deux sœurs étaient-elles brouillées…
Ne se résignant pas à ôter son manteau tant elle se sentait encore transie, elle alla s’asseoir près de la cheminée, déchaussa ses bottines mouillées et tendit, avec un soupir de bonheur, ses pieds à la chaleur des flammes. Ses bagages, restés dans la voiture accidentée, lui faisaient cruellement défaut à cet instant où ses rêves n’allaient pas plus loin qu’une paire de pantoufles et une robe de chambre confortable. Mais elle avait toujours aimé le feu et celui-là lui parut extrêmement réconfortant. C’était une présence amicale, rassurante, au cœur d’une maison qu’elle devinait hostile et dont il lui semblait que les pierres séculaires se préparaient à l’écraser.
C’était une étrange idée dans cette chambre où tout devait lui parler de sa mère. Victoire de Lauzargues avait vécu là, y avait abrité ses rêves de jeune fille… Et cependant, à cet instant où elle se retrouvait transplantée dans ce monde si proche et pourtant inconnu, sa fille retrouvait l’impression bizarre qu’elle avait éprouvée au moment où lui avait été annoncée la mort tragique de ses parents : elle ne pouvait même pas imaginer quelle jeune fille avait été, à son âge, celle dont elle était la chair et le sang.
Mais la fatigue brouillait tout. La chaleur du feu engourdissait les facultés d’Hortense qui se sentait à peu près autant de forces qu’un petit chat frileux. C’était bon, ce coin de cheminée, après le froid, la neige, les loups et surtout ces gens bizarres avec lesquels il allait falloir vivre… Et quand Godivelle revint, portant sur un plateau une tasse et un petit pot de lait chaud, elle trouva la voyageuse profondément endormie dans son fauteuil tandis que ses bottines fumaient devant la cheminée.
Un moment, elle resta sans bouger, à la regarder. Puis, posant son plateau, elle alla ouvrir une armoire ancienne dont la porte grinça mais libéra une légère odeur de verveine, y prit une chemise de nuit blanche dont la toile avait un peu jauni aux pliures, puis entreprit de réveiller Hortense pour la déshabiller. Cela n’alla pas sans difficultés. Réfugiée dans le sommeil, la jeune fille refusait farouchement d’en sortir. Godivelle réussit tout de même à la réveiller en partie, en profita pour lui faire avaler quelques gorgées de lait puis, étant parvenue à la débarrasser de ses vêtements et à l’introduire dans la chemise de nuit qu’elle avait un instant chauffée devant le feu, elle la porta presque dans son lit après en avoir retiré le « moine[7] » qu’elle y avait installé une heure plus tôt.
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