Passé le pont de Recouvrance, car cette fois le chemin était plus court par là, on commença à rencontrer quelques ivrognes. Au bas de la rue de Siam, les lumières des cabarets du port s’allongeaient sur les pavés jusqu’à se refléter parfois dans l’eau noire. Une atmosphère de fête régnait. Seuls quelques bateaux qui partaient avec la marée montraient quelque activité.

Tout au long du chemin, Marianne, qui avait pris le bras d’Arcadius, interrogeait le ciel noir, comptant les rares étoiles qui s’y allumaient. Et, jusque-là, elle n’en avait dénombré que six et sa mine anxieuse fit sourire Jolival :

— Si jamais il y a des nuages, vous risquez de mourir de faim, ma chère enfant.

Mais elle avait secoué la tête sans répondre, désignant tout à coup, par-dessus la haute mâture d’une frégate, la septième étoile qui venait d’apparaître. Quant à la faim, tant qu’elle n’aurait pas retrouvé Jason, elle ne la sentirait pas.

Au même moment, elle aperçut le chasse-marée apponté au bout de Keravel et, sur le pont, la silhouette de Jean Ledru qui faisait des gestes d’appel. Un brick, le Trident, et deux frégates, la Sirène et l’Armide, mouillés non loin de lui, le faisaient paraître tout petit mais sa modestie même était une sauvegarde, ainsi que l’unique et discret fanal accroché au grand mât. Une planche le reliait au quai.

En un instant, les fugitifs furent à bord. A la lumière jaune de la lanterne, Marianne vit soudain se refermer autour d’elle un cercle silencieux de visages qui avaient l’air taillés dans de l’acajou, malgré les cheveux et les barbes souvent claires. Tous vêtus semblablement de gros tricots sombres et de bonnets enfoncés jusqu’aux yeux, les hommes de Jean Ledru ressemblaient beaucoup plus à des forbans qu’à d’honnêtes marins, mais les visages avaient tous la même expression farouchement déterminée et, sous les tricots, on devinait des muscles noueux comme des branches de chêne.

— Vous êtes à l’heure ! grogna Ledru. Descendez dans la cabine, Marianne, et attendez-nous. Monsieur votre... oncle vous tiendra compagnie.

D’un même élan, les deux interpellés ouvrirent la bouche et protestèrent.

— Pas question ! fit Arcadius. Je vais avec vous.

— Moi aussi ! fit Marianne en écho.

L’un des hommes, un grand rouquin qui avait l’air d’un ours un peu roussi, s’opposa aussitôt à cette prétention.

— Déjà bien suffisant d’avoir une femme à bord, cap’tain ! S’il faut encore la traîner avec nous...

— Vous ne me « traînerez pas », s’insurgea Marianne, et en allant avec vous je resterai moins longtemps sur votre bateau. Et puis, l’homme que vous allez chercher, il est à moi. Je veux risquer avec vous...

— Et grimper au mur, avec vos jupes ?

— J’attendrai en bas. Je ferai le guet. Et je sais aussi me servir de ça ! ajouta-t-elle en écartant les pans de son manteau et en montrant, passé dans sa ceinture, l’un des pistolets de Napoléon.

Le rouquin se mit à rire.

— Tonnerre ! Si c’est ça, venez, la belle. Puisque vous n’êtes pas une mauviette, un coup de main n’est jamais de refus.

Jean Ledru qui, durant cet échange de paroles, avait disparu un instant dans la cambuse, réapparut, fermant soigneusement son caban, mais l’œil vif de Marianne avait eu le temps d’apercevoir, autour de son torse, l’enroulement méthodique d’une longue corde. Il parcourut sa troupe d’un coup d’œil rapide.

— Tout le monde est prêt ? Joël, tu as la corde ? Et vous, Thomas et Goulven, les grappins ?

D’un même mouvement, trois hommes, dont le rouquin, écartèrent leurs lourdes vestes. L’un était enroulé de chanvre comme Jean lui-même, les deux autres, dont le rouquin, qui devait s’appeler Thomas, portaient, accrochées à leurs ceintures, de longues griffes de fer destinées à être lancées par-dessus le mur.

— Alors, en avant, décréta le jeune chef. Par petits groupes, s’il vous plaît, et l’air aussi naturel que possible ! Vous trois, ajouta-t-il en s’adressant aux nouveaux venus, vous nous suivrez avec un peu de distance, comme si vous alliez veiller chez des amis. Et tâchez de ne pas vous perdre dans les ruelles de Keravel.

— Pas de danger, grogna Gracchus. Je connais ce quartier du diable comme ma poche. J’irais les yeux fermés !

— Vaut mieux les ouvrir, mon gars ! Ça t’évitera des surprises.

Les uns après les autres, ils quittèrent le bateau. Seuls demeuraient à bord un vieil homme qui répondait au nom de Nolff et Nicolas le mousse. Marianne et son escorte partirent les derniers. Sur le bras de Jolival, les doigts de la jeune femme se crispaient nerveusement. Malgré le froid, elle avait l’impression d’étouffer. Lorsque l’on s’engagea dans les rues malodorantes de Keravel, les maisons informes, avec leurs encorbellements irréguliers, lui parurent vouloir se jeter sur elle. Jamais encore elle n’était venue dans ce quartier abandonné de Dieu mais non des hommes et le décor lugubre de ce boyau tortueux, où s’allumait parfois la lueur rouge d’un cabaret aux rideaux crasseux, avait quelque chose d’effrayant. Loin en avant, comme au fond d’un tunnel, une lanterne grinçait, pendue à une chaîne tendue d’une masure à l’autre, mais, dans les ténèbres des renfoncements, Marianne, révulsée, put voir galoper des rats qui se poursuivaient dans des détritus en poussant de petits cris. Le mince ruban de ciel était si rétréci qu’il n’était pas possible d’apercevoir la moindre étoile.

— Vous auriez dû rester à bord, murmura Jolival en la sentant frissonner.

Mais aussitôt, elle se raidit :

— Non ! A aucun prix !

On dut faire un détour pour éviter de passer devant la haute porte du bagne où veillaient des factionnaires, mais bientôt la petite troupe s’étira à l’abri des grands murs noirs où, sur le chemin de ronde en surplomb, s’entendait le pas régulier des sentinelles. On passa entre le bagne et les corderies désertes à cette heure tardive puis, tourné un angle-droit, on aperçut quelques fenêtres grillées derrière un mur nettement moins haut : c’était l’infirmerie A ces fenêtres-là un peu de lumière apparaissait, faible et rougeâtre, produite sans doute par une veilleuse.

A l’aplomb de la première, Jean Ledru regroupa son monde, ôta son caban et commença à dérouler sa corde, tandis que Joël en faisait autant et que Thomas et Goulven détachaient leurs grappins. D’une main timide, Marianne désigna la fenêtre :

— Il y a des barreaux... Comment ferez-vous ?

— Vous ne pensiez pas que nous allions passer par là ? souffla le Breton goguenard. Il y a une porte de l’autre côté du mur et, en sautant dessus de là-haut, on aplatira la sentinelle tout net !

Vivement, les grappins furent attachés. Les marins s’écartèrent, tirant Marianne et Jolival en arrière. Jean Ledru et Thomas prirent un peu de distance puis, bien plantés sur leurs jambes écartées, commencèrent à balancer les grappins d’un mouvement identique.

Ils allaient les lancer quand, soudain, Jean laissa mollir le sien et fit signe à Thomas d’en faire autant. Il y avait du bruit, là-haut. On entendit un bruit de course, puis des lumières apparurent qui se mirent à voyager d’une fenêtre à l’autre. Et tout à coup, si proche que Marianne eut l’impression que le mur explosait, un coup de canon éclata, suivi d’un second, puis d’un troisième...

Sans plus de souci d’être entendu, Jean Ledru jura superbement et ramassa ses engins.

— Il y a eu une évasion ! Le bagne va être fouillé, puis la ville. Ensuite ce sera la campagne et la côte ! Au bateau, vous autres, et à fond de train...

Le cri de Marianne lui fit écho.

— Mais ce n’est pas possible ! Nous ne pouvons pas partir... abandonner Jason !...

Les hommes, déjà, s’égaillaient et prenaient leur course vers les ruelles sombres du vieux quartier. Vivement, Jean saisit le bras de Marianne et sans rien vouloir écouter l’entraîna d’une poigne irrésistible.

— C’est raté pour le moment. Rien ne servirait d’insister, sinon à nous faire prendre !

Eperdue, elle essayait de résister, se tournant désespérément vers les fenêtres derrière lesquelles on voyait s’agiter des silhouettes. Tout le bagne d’ailleurs s’éveillait. On entendait galoper des pieds chaussés de souliers à clous ou de galoches, claquer les chiens des fusils que l’on armait. Quelqu’un s’était pendu à la cloche et sonnait comme un forcené, déversant, sur le port en fête, le grondement sinistre du tocsin.

Entraînée d’un côté par Ledru, de l’autre par Jolival, Marianne avait bien été obligée de courir elle aussi, mais son cœur cognait, à lui faire mal, dans sa poitrine et ses pieds butaient douloureusement sur les galets glissants. Ses yeux noyés cherchaient le ciel et elle étouffa un gémissement. Le ciel s’était couvert et il n’y avait plus d’étoiles !

— Plus vite ! grognait Ledru, plus vite ! On peut encore nous voir.

Les rues noires de Keravel les engloutirent et, une fois dans leur ombre, Arcadius s’arrêta, retenant Marianne et obligeant le jeune homme à en faire autant.

— Qu’est-ce qui vous prend ? aboya celui-ci. Nous ne sommes pas arrivés !

— Non ! fit calmement le vicomte. Mais voulez-vous me dire ce que nous risquons maintenant ? Il n’est pas écrit sur notre figure que nous avions l’intention de faire évader un forçat. Sommes-nous donc moins semblables qu’à l’aller à de bonnes gens allant en veillée ?

Ledru se calma instantanément. Il ôta son bonnet de laine et passa ses doigts écartés dans ses cheveux humides de sueur :

— Vous avez raison. Ces coups de canon m’ont rendu fou, je crois bien... et il vaut même bien mieux rentrer tranquillement. C’est fichu pour ce soir... Je suis désolé, Marianne ! ajouta-t-il voyant la jeune femme, haletante, se mettre à pleurer sur l’épaule de Jolival. Nous aurons peut-être plus de chance une autre fois...