Le regard vif du forçat accrocha le sien aussitôt. Il eut un demi-sourire, montrant qu’il l’avait reconnue et, d’un signe de tête, il lui désigna le coin de la prochaine rue où un tas d’immondices attendait qu’on l’enlevât. Puis tournant la tête vers le comité qui bâillait derrière le tombereau, il fit avec un caillou le geste de faire sauter une pièce clans sa main. Marianne comprit qu’il lui donnait rendez-vous auprès du tas d’ordures et que, moyennant une obole, elle pourrait échanger quelques mots avec lui.

Vivement, elle se glissa entre deux groupes sans être vue de sa compagne, courut vers le coin de la ruelle et attendit que le tombereau arrivât à sa hauteur. Alors, tirant une pièce d’argent de sa bourse, elle la mit dans la main du gardien en murmurant qu’elle voulait dire un mot à l’homme au bonnet vert.

L’homme haussa les épaules et eut un petit rire égrillard.

— Sacré Vidocq ! Il les aura donc toutes, alors ! Allez-y la belle, mais faites vite, vous avez une minute... pas plus !

L’entrée de la ruelle était sombre. Ce n’était qu’un étroit boyau que le brouillard emplissait de nuages. Marianne y entra tandis que le forçat, avec un sinistre bruit de chaîne, s’adossait à la muraille d’ardoises, à demi caché par un petit calvaire de bois qui ornait l’angle de la maison. Haletante, comme si elle avait longtemps couru, Marianne demanda :

— Avez-vous des nouvelles ?

— Oui. Je l’ai vu ce matin. Il va mieux, niais il n’est pas encore guéri.

— Combien de temps encore ?

— Au moins une semaine, dix jours peut-être.

— El après ?

— Après ?

— Oui... On m’a dit qu’il devait... subir un châtiment.

Le forçat haussa les épaules d’un geste lourd de fatalisme.

— Il aura sûrement droit à la bastonnade ! Tout dépend de l’homme qui la lui appliquera... S’il va doucement, il peut la supporter.

— Mais moi, je ne peux même pas en supporter l’idée ! Il faut qu’il s’évade... avant ça ! Sinon, ensuite, il sera estropié, peut-être, ou peut-être pire !

Preste comme un serpent, la main du bagnard quitta la poche de sa veste de toile rouge et vint s’abattre sur le bras de la jeune femme.

— Plus bas, donc ! gronda-t-il. Vous parlez de ça comme s’il s’agissait d’aller à la messe ! On y pense, soyez tranquille ! Avez-vous un bateau ?

— J’en aurai un... enfin, je crois ! Il n’est pas encore arrivé et...

Vidocq fronça les sourcils.

— Sans bateau ce n’est pas possible. A peine l’alerte est-elle donnée au bagne que tous les gens d’alentour se lancent à la curée. Faire reprendre un « fagot en cavale » ça rapporte cent francs... et il y a, près du bagne, un campement de bohémiens qui ne sont là que pour ça ! Des vrais molosses ! Dès que le canon donne l’alerte, ils prennent des faux et des fourches et courent à la chasse.

Le tombereau avait fini de charger son tas de détritus que les forçats avaient dû tasser tant bien que mal et le comité passait la tête derrière la croix.

— C’est fini, Vidocq ! On y va...

L’homme obéit, quitta sa pose de repos et gagna le coin de la rue.

— Quand votre bateau arrivera, faites-le dire à Kermeur, le cabaretier de la « Fille de la Jamaïque ». Mais tâchez que ce soit dans dix jours au plus tard-une semaine au plus tôt !...Kenavo[4].

Sans plus s’occuper de Mme Le Guilvinec, qui d’ailleurs avait disparu et devait la chercher quelque part dans le marché, Marianne redescendit vers l’esplanade du château. Elle voulait rentrer tout de suite à Recouvrance pour raconter à Jolival ce qui venait de se passer. Malgré la pente de la rue et les galets ronds qui la pavaient et que l’humidité rendait glissants, elle courait presque paroles de Vidocq tournaient dans sa tête : « Dans dix jours au plus tard, une semaine au plus tôt. » Et Ledru n’était pas là... et il ne viendrait peut-être jamais !... Il fallait, dès maintenant, faire quelque chose, trouver un bateau... Il n’était plus possible d’attendre davantage ! Il avait dû arriver quelque chose au Malouin et d’autres dispositions urgentes s’imposaient...

Heureusement, le vieux Conan, le passeur, était de ce côté-là de la rivière, fumant sa pipe, assis sur un rocher aussi placidement que par le plus beau soleil et crachant dans l’eau de temps en temps. S’il avait été de l’autre côté, Marianne, hors d’elle-même, aurait été capable de se jeter à l’eau pour passer plus vite. Elle sauta dans la barque avant même que le bonhomme n’eût remarqué qu’il avait une cliente.

— Vite ! ordonna-t-elle. Faites-moi passer !

— Bah ! fit le bonhomme en haussant les épaules, vous prendrez bien le temps de mourir ? Ces jeunesses ! Faut toujours que ça coure...

Mais il manœuvra ses avirons plus énergiquement que d’habitude et, quelques instants plus tard, Marianne, lui jetant une pièce au vol, sautait sur les rochers et prenait sa course vers sa maison. Elle s’y engouffra en trombe mais à peu près hors d’haleine. Debout près de la table, Jolival causait avec un pêcheur qui avait posé sur la table un plein panier de maquereaux à reflets bleus. L’odeur du poisson frais emplissait la pièce mêlée à celle du feu de bois.

— Arcadius ! lança Marianne, il faut trouver un bateau tout de suite. J’ai vu...

Elle n’alla pas plus loin. Les deux hommes s’étaient retournés vers elle et elle s’apercevait que le pêcheur n’était autre que Jean Ledru.

— Un bateau ? fit-il de sa voix tranquille. Pour quoi faire ? Le mien ne vous suffit pas ?

Les jambes coupées, elle se laissa tomber sur le banc, dégrafa sa mante qui l’étouffait et rejeta en arrière le bonnet de linon qui couvrait ses cheveux.

— J’ai cru que vous ne viendriez plus, qu’il vous était arrivé quelque chose... je ne sais trop quoi ! soupira-t-elle.

— Non, tout s’est bien passé ! Seulement j’ai dû relâcher quelques jours à Morlaix. L’un de mes hommes... était malade.

Il avait hésité sur l’explication, mais Marianne était trop heureuse de le voir pour s’attacher à une impression aussi mince.

— Peu importe puisque vous voilà, dit-elle. Le bateau est ici ?

— Oui, près de la tour de la Madeleine. Mais je repars dans un moment pour le Conquet.

— Vous repartez ?

Du geste, Jean Ledru désigna le panier de maquereaux.

— Je suis un simple pêcheur qui vient vendre son poisson et je n’ai, apparemment, rien à faire dans le port de Brest en dehors de mon métier. Mais soyez sans crainte, je reviens demain. Tout est-il prêt, ainsi que nous l’avions décidé à Saint-Malo ?

En quelques mots, Arcadius d’abord, Marianne ensuite le mirent au courant de tout ce qui s’était passé et qu’il ignorait encore : la blessure de Jason, l’impossibilité où il était de fournir, avant une semaine, l’effort nécessaire à sa libération et aussi la menace qui pesait sur lui dès qu’il serait à peu près guéri et qui laissait une si étroite marge de temps pour le tirer du bagne. Jean Ledru écouta tout cela sourcils froncés, mâchonnant avec une irritation croissante les pointes de sa moustache. Quand Marianne eut fini de relater sa récente conversation avec Vidocq, il frappa la table du poing, si violemment que les poissons sautèrent hors de leur prison d’algues et de joncs.

— Vous n’oubliez qu’une chose, qui cependant a son importance : la mer. On n’en fait pas ce que l’on veut et, dans une semaine, le temps sera si mauvais que l’Iroise deviendra impraticable. Il faut qu’avant cinq jours le prisonnier soit à bord du navire qui viendra le prendre au Conquet.

— Un navire ? Quel navire ?

— Que vous importe ? Celui qui doit lui faire passer l’océan, bien sûr ! Il sera à Ouessant dans trois jours et il n’est pas question qu’il s’y maintienne longtemps sans que les gardes-côtes le repèrent. Nous partirons la nuit de Noël.

Marianne et Jolival se regardèrent, interdits. Ledru devenait-il fou ou bien n’avait-il rien compris à ce qu’on lui avait dit ? Ce fut la jeune femme qui se chargea, doucement, de répéter :

— Jean, nous vous avons dit qu’avant une semaine au moins Jason n’aurait pas la force nécessaire à grimper le long d’une corde ou à escalader un mur ou à faire aucun des gestes violents que nécessite une évasion.

— Il a au moins la force de scier la chaîne qui l’attache à son lit, j’imagine ? Surtout si, comme vous me l’avez dit, vous lui avez fait parvenir les outils nécessaires et l’argent qui a dû lui permettre une nourriture un peu meilleure.

— Nous avons fait tout cela, coupa Jolival. Mais c’est tout à fait insuffisant. Que voulez-vous faire, vous ?

— L’enlever, tout simplement ! Je sais où se trouve l’hôpital du bagne : tout au bout des bâtiments, presque en dehors. Les murs sont moins hauts, plus faciles à escalader. Nous sommes douze hommes habitués à courir dans les vergues au milieu d’une tempête. Entrer dans l’infirmerie, en arracher votre ami et lui faire passer le mur sera un jeu d’enfant.

Nous assommerons tout ce qui s’opposera à nous et, croyez-moi, ce sera vite fait. La nuit de Noël, la marée sera haute à minuit. Nous mettrons à la voile avec elle. Le Saint-Guénolé sera amarré au bas de Keravel. Et puis, ajouta-t-il avec un bref sourire arraché par la mine effarée des deux autres, la nuit de Noël, les gardiens fêtent eux aussi, à leur manière, la Nativité. Ils seront saouls comme des Polonais et nous en viendrons à bout sans peine ! Pas d’autre objection ?

Marianne prit une profonde respiration comme si, après avoir longtemps nagé sous l’eau, elle reparaissait à l’air libre. Au bout de toutes ces journées de doute et d’inquiétude les certitudes paisibles de Jean Ledru l’abasourdissaient légèrement. Mais Dieu qu’elles étaient réconfortantes !