La maison tout entière embaumait la cire fraîche et la visiteuse en conclut que la baronne devait être une fière ménagère. D’ailleurs, dans cette maison, tout reluisait de propreté et l’on eût, en vain, même avec des gants blancs, cherché un grain de poussière. C’en était impressionnant et même un peu réfrigérant.

Le « carré » de Surcouf, où on l’introduisit peu après, avait plus d’humanité, si le décor de bois sombre était semblable à celui du vestibule. Cela sentait l’homme d’action, la mer, l’aventure et le bouillonnement de la vie. Un joyeux désordre mélangeait, sur le bureau, les compas, les cartes, les papiers, les pipes et les plumes d’oie autour d’une lampe-bouillotte et d’une bougie verte dans le bougeoir de laquelle reposaient les pains de cire à cacheter. Posée à même le parquet miroitant, que réchauffaient par endroits des tapis barbares aux couleurs vives, une énorme mappemonde jouait à l’aise entre un équatorial et un méridien de cuivre. Aux murs, disposés en belles rosaces, des armes étranges et des pavillons, qui avaient visiblement subi le feu des canons, encadraient un grand portulan tandis qu’un peu partout, sur tous les meubles, sauf sur la bibliothèque ventrue de livres, des longues-vues tenaient compagnie à des boîtes de pistolets et à des instruments de marine.

Marianne eut à peine le temps de prendre place dans le fauteuil, aussi raide que ses frères du vestibule, que le vieil homme lui indiquait, qu’il y eut un bruit de bottes, un claquement de porte, et, aussitôt, la pièce parut s’emplir d’une grande bouffée d’air marin chargé d’iode et d’embruns, tandis que Surcouf pénétrait en trombe dans son domaine privé. Cette impression était tellement semblable à celle qu’éprouvait Marianne chaque fois qu’elle se trouvait en présence de Jason qu’elle sentit l’émotion lui tordre l’estomac. Il y avait, entre ces hommes de mer, d’étranges signes communs, une sorte de similitude qui rejoignait la fraternité. Il fallait maintenant savoir jusqu’où allait cette fraternité...

— En voilà une surprise ! tonna le corsaire. Vous, à Saint-Malo ? Je n’arrive pas à en croire mes yeux !

— Je suis pourtant une réalité ! répondit Marianne en se laissant embrasser vigoureusement, sur les deux joues, à la mode paysanne. C’est bien moi ! J’espère que je ne vous dérange pas ?

— Me déranger ? Pensez donc ! Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’honneur d’embrasser une princesse ! Et comme c’est bougrement agréable, je recommence !

Tandis que le corsaire joignait le geste à la parole, Marianne se sentir rougir. Elle s’était annoncée sous son nom de jeune fille.

— Mais... Comment savez-vous que je suis...

Surcouf se mit à rire de si bon cœur que les pendeloques de cristal du lustre en tremblèrent et rendirent un tintement frêle.

— Princesse ? Ah, ma chère enfant, vous vous imaginiez que nous sommes tellement encroûtés, nous autres Bretons, que nous ne savons les nouvelles de Paris qu’avec trois ou quatre ans de retard ? Que nenni ! Nous sommes au courant de la ville et de la cour ! Surtout, conclut-il en riant de plus belle, quand on a pour intime ami le baron Corvisart. Il vous a soignée il n’y a pas si longtemps et, par lui, j’ai eu de vos nouvelles, voilà tout le mystère. Maintenant, asseyez-vous et dites-moi quel bon vent vous amène ! Mais, d’abord, un doigt de vin de Porto pour fêter dignement votre arrivée.

Tandis que Marianne se remettait de sa surprise dans le fauteuil qu’elle avait rejoint, Surcouf atteignait, dans un coffre de bois sculpté, un flacon de verre de Bohême d’un rouge chaud et de longues flûtes assorties qu’il emplit aux trois quarts d’un liquide brun doré. Déjà réconfortée par la personnalité incroyablement tonique du marin, Marianne le regardait aller et venir avec amusement.

Surcouf était toujours semblable à lui-même. Son large visage encadré de favoris avait toujours sa belle couleur cuivrée et ses yeux bleus regardaient toujours aussi droit. Il avait peut-être un peu engraissé et son torse épais emplissait, à faire craquer les coutures, son éternelle redingote bleue, tiraillant les énormes boutons dorés qui, d’ailleurs, n’étaient autres, et Marianne le constata avec stupeur, que des doublons d’or espagnols que l’on avait percés à cet usage.

On trinqua, rituellement, à la santé de l’Empereur, puis l’on but le porto en silence tout en grignotant des biscuits au gingembre, parfaitement aériens, qui parurent à la voyageuse la meilleure chose du monde. Après quoi, Surcouf saisit une chaise, s’installa dessus à califourchon et considéra sa jeune amie avec un sourire encourageant.

— Je vous ai demandé quel bon vent vous amenait mais, à voir votre mine, j’ai plutôt l’impression que c’est un petit grain ! Je me trompe ?

— Dites une tempête et vous serez près de la vérité ! Au point même que je me reproche d’être venue jusqu’ici. J’ai peur, maintenant, de vous gêner... ou encore que vous me jugiez mal !

— Ça, c’est impossible ! Et quel que soit le motif qui vous amène, je vous dis tout de suite que vous avez eu raison de venir ! Vous avez trop de délicatesse pour me dire en face que vous avez besoin de moi, mais moi je n’ai aucune honte à me rappeler que je vous dois la vie ! Alors parlez, Marianne ! Vous savez très bien que vous pouvez me demander n’importe quel service !

— Même... de m’aider à faire évader un forçat du bagne de Brest ?

Malgré sa maîtrise sur lui-même, il eut tout de même un haut-le-corps qui traduisait une réticence et la jeune femme sentit son cœur trembler. Il répéta, détachant bien les mots :

— Le bagne de Brest ? Vous avez des connaissances dans ce ramassis de forbans ?

— Pas encore. L’homme que je veux sauver fait route vers le bagne, à l’heure qu’il est, avec la chaîne de Bicêtre. Il vient d’être condamné pour un crime qu’il n’a pas commis... Il était même condamné à mort, mais l’Empereur a fait grâce, parce qu’il est sûr qu’il n’a pas tué... et peut-être aussi parce qu’il s’agit d’un étranger ! C’est une histoire difficile... compliquée ! Il faut que je vous explique...

Déjà en déroute, elle s’embrouillait. La fatigue et l’émotion rendaient sa parole difficile et elle n’osait même plus regarder Surcouf en face. Mais d’un geste, il l’interrompait, interrogeait d’une voix rude :

— Un moment ! Un étranger ? Quel genre ?

— Un Américain ! Il est marin, lui aussi.

Le poing du corsaire s’abattant sur le dossier de la chaise, qui en craqua, lui coupa la parole.

— Jason Beaufort ! Tonnerre de sort ! Vous ne pouviez pas le dire tout de suite ?

— Vous le connaissez ?

Il se leva si brusquement que la chaise tomba à terre sans qu’il daignât la ramasser.

— Je dois connaître tous les capitaines et tous les vaisseaux dignes de ce nom des deux hémisphères ! Beaufort est un bon marin et un homme courageux ! Son procès a été une honte pour la Justice française ! J’ai, d’ailleurs, à ce sujet, écrit une lettre à l’Empereur !

— Vous ? s’écria Marianne suffoquée. Et... que vous a-t-il répondu ?

— De me mêler de ce qui me regarde ! Ou à peu près... Vous savez qu’il ne s’embarrasse pas de périphrases ! Mais vous, ce garçon, d’où le connaissez-vous ? Je vous croyais... euh... assez bien avec Sa Majesté ? Au point que j’ai songé un moment à vous écrire pour vous demander d’intervenir, mais l’affaire de faux billets m’a fait reculer, j’ai craint de vous gêner ! Or, voilà que vous venez me demander de vous aider à faire évader Beaufort, vous...

— Vous, la maîtresse de Napoléon ! acheva Marianne tristement. Les choses ont changé depuis notre dernier revoir, mon ami, et je ne suis plus si bien en cour.

— Et si vous me racontiez ça ? suggéra Surcouf en récupérant sa chaise qu’il remit sur ses pieds avant de retourner vers son coffre-cabaret. J’aime les histoires comme un vrai Breton que je suis !

Encouragée par un nouveau verre de vin généreux et une nouvelle ration de biscuits, Marianne entreprit le récit un peu embrouillé de ses relations avec Jason et de ses démêlés avec l’Empereur. Mais le porto mettait une bonne chaleur dans ses veines et elle se tira honorablement de l’épreuve à laquelle Surcouf apporta une conclusion bien dans sa manière :

— C’est vous qu’il aurait dû épouser, cet imbécile ! Au lieu de cette fille de Floride sans tripes ! Celle-là, sa mère a dû l’avoir avec un Séminole nourri à la viande d’alligator ! Vous, vous serez une vraie femme de marin ! J’ai vu ça tout de suite quand ce vieux diable de Fouché vous a tirée de la prison Saint-Lazare.

Marianne se garda bien de lui demander à quoi il avait « vu ça », mais elle prenait cette déclaration pour un grand compliment et c’est d’une voix plus assurée qu’elle demanda :

— Alors... vous voulez bien m’aider ?

— Ça ne se demande même pas ! Encore un peu de porto ?

— Ça ne se demande même pas ! riposta Marianne qui sentait une joie de vivre inattendue revenir peu à peu en elle.

Avec enthousiasme, les deux amis burent à la réalisation d’un projet dont ils n’avaient même pas encore posé le premier jalon, mais si Marianne sentait une douce euphorie l’envahir, il fallait un peu plus de trois verres de porto pour amoindrir les qualités manœuvrières de Surcouf. Le verre vidé jusqu’à la dernière goutte, il informa sa visiteuse qu’il allait la conduire dans la meilleure auberge de la ville pour y prendre un repos bien gagné, tandis qu’il verrait à s’occuper de leur « affaire ».

— Je ne peux vous garder ici, expliqua-t-il. Je suis à peu près seul dans cette maison. Ma femme et mes enfants se trouvent près de Saint-Servan, dans notre maison de Riancourt... et il est inutile de vous faire faire tout ce chemin. D’ailleurs, Mme Surcouf est une brave femme, mais vous ne la trouveriez pas très amusante. Elle est un peu sévère, un peu de rude de langage...