— J’ai pu lui faire passer le pain ! fit Arcadius en haussant les épaules, mais il était impossible de lui parler, les forçats étaient trop excités. La fouille les a rendus presque fous... Aucun argousin n’aurait pris le risque d’aller rompre un moment une chaîne, même pour de l’or. Je reviendrai à la charge plus tard. Maintenant, Marianne, voulez-vous m’écouter ?

Tirant une chaise près du feu il s’installa en face d’elle, les coudes aux genoux, ses petits yeux noirs bien plantés dans ceux de sa compagne. Sans répondre, elle fit signe que oui. Il précisa :

— M’écouter... calmement ? En fille raisonnable ?

Et comme elle acquiesçait, de nouveau, silencieusement, il continua :

— Demain matin, vous partirez, sans moi, avec la voiture et Gracchus qui est une protection tout à fait suffisante. Ce garçon, se ferait hacher menu pour vous ! Non, laissez-moi parler, ajouta-t-il en voyant les yeux de Marianne s’agrandir et sa bouche s’entrouvrir pour une protestation, si vous continuez à suivre la chaîne, il faudra vous cacher, non seulement des gardiens qui vous repéreraient vite comme je vous l’ai prédit, mais encore de Jason lui-même. Votre présence ajoute à son martyre ! Aucun homme, digne de ce nom, ne souhaite être vu par celle qu’il aime ravalé à l’état de bête de somme ! Vous allez donc prendre les devants, tandis que je suivrai à cheval, pour commencer à préparer son évasion...

— Je sais ! soupira Marianne avec lassitude, vous voulez que j’aille à Brest, que je commence...

— Non ! Vous n’y êtes pas ! Je veux que vous alliez à Saint-Malo !

— A... Saint-Malo ? Pour y faire quoi, grands dieux ?

Jolival eut un petit sourire où trouvaient place la pitié, le scepticisme et l’ironie.

— Ce qu’il y a de déprimant en vous, Marianne, c’est l’aisance avec laquelle vous oubliez les relations qui peuvent vous être les plus utiles. Je croyais que vous aviez pour ami un certain Surcouf... et même que vous lui aviez sauvé la vie ?

— C’est vrai, mais...

— Le baron Surcouf, ma chère, n’est plus corsaire, mais c’est un puissant armateur. Voulez-vous me dire, ajouta Jolival avec une infinie douceur, où nous aurons le plus de chances de trouver un bateau solide et un équipage sûr, sinon auprès de ce seigneur de la mer ? Vous allez donc, dès demain, courir la poste jusqu’à Saint-Malo et me faire le siège en règle de cet homme-là ! Il nous faut un bon navire et un équipage vigoureux... capable de nous aider à arracher un prisonnier au bagne de Brest.

Cette fois Marianne ne trouva rien à dire. Les paroles de Jolival venaient de faire lever au fond de son esprit une immense perspective au milieu de laquelle, rassurante, se dressait la silhouette énergique du baron-corsaire ! Surcouf ! Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Comment avait-elle pu, quand il s’agissait de sauver un marin, négliger le marin par excellence qu’il était ? S’il acceptait de l’aider, la délivrance de Jason était acquise d’avance ! Mais... accepterait-il de l’aider ?

— Votre idée est bonne, Arcadius, dit-elle au bout d’un moment, pourtant vous oubliez que l’Empereur n’a pas de sujet plus fidèle que Surcouf... et que Jason n’est plus qu’un condamné de droit commun ! Il refusera !

— Possible, après tout ! Mais cela vaut tout de même la peine d’essayer car je serais fort étonné qu’il n’acceptât pas, au moins, de nous donner un léger coup de main, ou alors la légende et le bonhomme sont choses fort différentes ! De toute façon vous pouvez au moins lui proposer d’acheter navire et équipage. Si les brigands ne vous en délestent pas sur la route, vous avez dans cette cassette de quoi acheter un royaume ! conclut le vicomte en tendant un long index maigre vers l’un des coffres de Marianne.

Le regard de Marianne suivit le doigt et se mit à briller. En quittant son hôtel, elle avait emporté les bijoux des Sant’Anna avec l’intention arrêtée de s’en servir, si besoin était, pour réaliser ses plans. Si elle parvenait à gagner l’Amérique avec celui qu’elle aimait, alors elle était décidée à renvoyer à Lucques le précieux coffre, ou tout au moins ce qu’il en resterait, quitte à rembourser, par la suite, le montant de ce qu’elle aurait dépensé. En tout cas, il était bien vrai qu’elle avait là de quoi acheter non seulement un mais plusieurs vaisseaux.

Attentivement, Jolival suivait, sur le visage mobile de son amie, le cheminement de la pensée. Quand il lui parut qu’elle avait suffisamment médité sa proposition, il demanda, très doucement :

— Alors ? Vous partirez ?

— Oui ! Vous avez gagné ! Je partirai, Arcadius.

Quand la voiture de Marianne s’engagea sur la chaussée du Sillon, l’étroite bande de terre transformée en digue, qui reliait Saint-Malo au continent, le vent soufflait en tempête et Gracchus avait toutes les peines du monde à contenir ses chevaux que les gerbes d’écume, sautant le parapet, venaient frapper de plein fouet et affolaient. De l’autre côté de la chaussée, dans le port cependant bien protégé, la masse enchevêtrée des mâtures de navire se courbait sous les rafales. Tout au bout, la ville-corsaire apparaissait, massive comme un énorme pâté de granit gris dans le corset de ses remparts à la Vauban au-dessus desquels pointaient les toits bleus des maisons, les flèches des églises et les énormes tours médiévales du château.

Cette mer, qui battait le Sillon, verdâtre et bondissante avec de grands éclats neigeux, lançait sur la cité des hommes ses blanches cavales en folie, Marianne la reconnaissait. Elle était bien la même qui l’avait emportée, voici tant de mois, dans son tourbillon forcené, qui l’avait battue, malmenée, qui avait détruit le navire de Black Fish avant de les jeter tous, nus et à moitié morts, sur les feux trompeurs des naufrageurs. C’était celle qui battait le domaine de Morvan : une mer frénétique et rusée, irascible et sournoise qui savait, lorsque échouait l’assaut brutal de sa puissance, susciter l’embuscade mortelle de ses hauts-fonds, de ses écueils sous-marins et de ses traîtres remous. Le vent hurlait, apportant à travers les minces interstices des vitres de la voiture, l’âpre senteur marine, chargée de sel et d’algues.

Les chevaux ruisselants s’engouffrèrent sous la voûte grondante de l’immense porte Saint-Vincent et, tout de suite, ils se calmèrent. La furie de la mer et du vent ne pouvait franchir les grands remparts. Derrière eux, régnait une paix relative et Marianne, un peu étonnée, vit que les gens de la cité vaquaient à leurs occupations aussi naturellement que par grand beau temps. C’est tout juste si l’on fit attention à son arrivée en trombe. Seul, l’un des soldats qui près de l’entrée montaient une garde débonnaire ôta sa pipe en terre de sa bouche et jeta à Gracchus qui secouait l’eau de son chapeau trempé :

— Fait un peu frisquet, hein, mon gars ? C’est l’vent d’noroît !... Les chevaux l’aiment guère !

— Je m’en suis aperçu ! répondit le jeune homme avec bonne humeur, et je suis bien content de savoir que c’est le vent de noroît, mais, si c’était un effet de votre obligeance, j’aimerais mieux apprendre où c’est qu’habite M. Surcouf !

Il s’était adressé au factionnaire, mais à peine le nom eut-il pris le vent qu’il y eut, autour de la voiture, un petit rassemblement de gens parlant tous à la fois : femmes en bonnet qui posaient leurs paniers pour faire de grands gestes, marins en chapeau de toile cirée, vieux pêcheurs en bonnets rouges si chevelus et si barbus que l’on ne voyait guère de leurs visages qu’un nez rouge et une pipe. Tous s’offraient à indiquer la route. Debout sur son siège, Gracchus tentait d’orchestrer le vacarme.

— Pas tous à la fois !... Par pitié !... C’est par là qu’il habite ? ajouta-t-il en constatant que tous les bras se tendaient dans la même direction.

Gracchus s’apprêtait à se rasseoir pour attendre que la révolution soit finie, quand deux hommes plus décidés que les autres saisirent les chevaux par la bride et conduisirent tranquillement l’attelage le long de la profonde rue creusée entre le rempart et les hautes maisons. La tête passée par la portière, Marianne regardait sans comprendre.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? On nous arrête ?

— Non, mademoiselle Marianne, on nous conduit ! J’ai comme une idée qu’ici M. Surcouf est une espèce de roi et que tous ces gens-là ne vivent que pour lui rendre service.

La promenade dura un petit moment. On passa devant deux autres portes puis, toujours suivant le rempart, on prit à droite et, finalement, le cortège s’arrêta en face d’une grande et sévère maison de granit gris dont le seuil blasonné, les hautes fenêtres et la porte ornée d’un dauphin de bronze avaient de la noblesse. Avec ensemble, l’escorte bénévole de Marianne déclara en chœur que « c’était là » et il ne resta plus à Gracchus qu’à distribuer quelques piécettes pour que les plus assoiffés de ses guides allassent boire un coup à la santé du baron Surcouf et de ses amis.

L’attroupement se dispersa joyeusement et les vieux marins prirent leur course vers le plus proche cabaret pour y boire une bolée de cidre chaud qui est bien, comme chacun le sait, la boisson la plus réconfortante quand souffle le noroît. Pendant ce temps, Gracchus allait soulever le dauphin de bronze et demandait gravement à un vieux valet qui ressemblait de façon frappante à un marin en retraite si son maître voulait bien recevoir Mlle d’Asselnat. Des nombreux noms que portait ou avait portés Marianne, c’était celui-là que le corsaire connaissait le mieux.

Le jeune cocher apprit que « M. Surcouf » était pour l’heure présente au bassin de radoub, mais qu’il ne tarderait guère et que « la demoiselle pouvait, si elle le voulait, attendre un brin dans son carré ». Langage qui confirma l’opinion de Marianne sur la profession initiale de ce vieux serviteur. Par ses soins, elle fut introduite dans un vestibule dallé de noir et blanc et lambrissé de vieux chêne qui ne montrait, pour tout mobilier, qu’une console antique supportant, entre deux chandeliers de bronze, la maquette, superbe, voiles déployées, d’une flûte armée en guerre, sabords ouverts, canons pointés. Deux fauteuils de chêne à dossier élevé montaient auprès une garde sévère.