— Le voilà ! souffla-t-il. Le quatrième en partant des chevaux.
Mais Marianne avait déjà vu Jason. Assis parmi les autres, il se tenait très droit, les yeux mi-clos, les lèvres serrées en un pli farouche. Silencieux, les bras croisés sur sa poitrine, il paraissait insensible à tout ce qui se passait autour de lui. Son attitude était celle d’un homme qui refuse de voir et d’entendre et qui se renferme en lui-même pour mieux conserver ses forces vives et son énergie. Son habit au col déchiré et les lambeaux de sa fine chemise de batiste couvraient mal ses larges épaules et, par de nombreux accrocs, montraient sa peau brune, mais il ne paraissait sentir ni le froid ni la pluie. Au milieu de cette meute hurlante où les poings se tendaient en geste d’impuissante menace, où les bouches se tordaient en invectives furibondes, il semblait aussi absent qu’une statue de pierre. Et Marianne, dont la bouche s’ouvrait déjà pour crier son nom, se tut quand il passa devant elle sans la voir mêlée à cette foule.
Pourtant, elle ne put retenir un cri d’horreur. Las du vacarme que menaient les condamnés, les argousins avaient tiré les fouets, des chambrières à longues mèches, et en cinglaient indifféremment les épaules, les dos soudain arrondis et les têtes que l’on tentait de protéger sous les bras repliés. Les cris se turent, la charrette s’éloigna.
— Bande de salopards !... Sont contents d’pouvoir cogner sur un gars comme lui ! gronda derrière Marianne une voix furieuse qu’elle connaissait bien.
En se retournant, elle vit que c’était Gracchus. Le jeune cocher avait dû abandonner sa voiture sur la place du village de Gentilly où Marianne et Arcadius l’avaient laissé, pour voir, lui aussi, passer les forçats. Il se tenait là, tête nue sous la pluie, les poings serrés, de grosses larmes roulant sur ses joues, mêlées à l’eau du ciel tandis que, du regard, il suivait la charrette et Jason qui s’éloignaient. Quand elle eut disparu dans la brume, tandis que les autres s’éloignaient à leur tour et que passait, dans un grand bruit de ferraille, la carriole transportant les chaudrons de cuisine et les chaînes de rechange, Gracchus regarda sa maîtresse qui pleurait contre l’épaule de Jolival.
— On ne va pas le laisser là-dedans ? grommela-t-il entre ses dents serrées.
— Tu sais très bien que non, répondit Jolival, et que non seulement nous le suivons, mais nous allons tout faire pour le délivrer.
— Alors, qu’est-ce qu’on attend ? Sauf votre respect, mademoiselle Marianne, c’est pas en pleurant que vous f’rez fondre ses chaînes. Y’a mieux à faire ! C’est quoi la première étape ?
— Saint-Cyr ! fit Arcadius. C’est là qu’a lieu la dernière fouille.
— On y sera avant eux ! Allons-y !
La voiture, une berline de voyage discrète, dépourvue de toute marque extérieure de luxe et attelée de vigoureux postiers, attendait, lanternes allumées, sous les arbres près du pont de la Bièvre. Avec le jour, les tanneries qui bordaient la rivière, entretenant une puanteur puissante dans ce site, joli cependant, que dominait la tour carrée de l’église, commencèrent à s’éveiller. Silencieusement, Marianne et Jolival prirent leurs places tandis que Gracchus, d’un vigoureux coup de reins, escaladait son siège. Sur un claquement de langue, le fouet décrivit dans l’air un gracieux paraphe qui vint frôler les oreilles des chevaux et, avec un grincement d’essieux, la voiture s’ébranla. Le long voyage vers Brest était commencé.
La joue appuyée contre le drap rugueux du capitonnage, Marianne laissait couler ses larmes. Elle pleurait sans bruit, sans sanglots, et cela lui faisait du bien. C’était comme si ses yeux se lavaient des images affreuses qu’ils venaient d’emmagasiner. Au fur et à mesure, s’installaient plus fermement, dans l’âme de la jeune femme, le courage et la volonté de réussir. Assis auprès d’elle, Arcadius le comprenait si bien qu’il se garda de tenter d’endiguer le flot bienfaisant et d’offrir la moindre consolation. Qu’aurait-il pu dire d’ailleurs ? Il fallait que Jason endurât ce calvaire qu’était le voyage vers le bagne. mais aussi vers la mer où il puisait toujours le meilleur de ses forces.
C’était exempte de regrets que Marianne quittait Paris sans esprit de retour, ou tout au moins sans autre regret que celui des rares amis qu’elle y laissait : Talleyrand, les Crawfurd et surtout la chère Fortunée Hamelin. Mais la belle créole avait refusé l’émotion. Encore que ses yeux fussent pleins de larmes quand elle avait embrassé une dernière fois son amie, elle s’était écriée avec son enthousiasme communicatif de fille du soleil :
— Ce n’est qu’un au revoir, Marianne ! Quand tu seras devenue américaine, j’irai là-bas, moi aussi, voir si les hommes y sont aussi beaux qu’on le prétend. A en juger d’après ton corsaire, ce doit être vrai !...
Talleyrand s’était borné à lui affirmer, calmement, qu’ils ne pouvaient pas ne pas se retrouver un jour, quelque part dans le vaste monde. Eleonora Crawfurd avait approuvé Marianne de songer à mettre un océan entre elle et son inquiétant mari. Enfin, Adélaïde, installée désormais dans l’hôtel familial en dame-maîtresse, s’était bornée à des adieux empreints de la plus grande philosophie. Pour sa part personnelle, aucun des événements à venir ne pouvait être inquiétant : si Marianne ne parvenait pas à faire évader Jason du bagne, elle reviendrait fatalement reprendre sa place à la maison et si, l’évasion réalisée, elle gagnait avec Jason l’Etat de Caroline, Adélaïde n’aurait plus qu’à faire ses paquets, à mettre la clef sous la porte et à s’embarquer par le premier bateau pour une existence dont la nouveauté et le parfum d’aventure la séduisaient à l’avance. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes !
Avant de quitter Paris, d’ailleurs, Marianne avait reçu de son notaire une nouvelle singulièrement agréable dans la conjoncture actuelle : le pauvre
Nicolas Mallerousse l’avait instituée sa légataire universelle lors du séjour qu’elle avait fait chez lui, à Brest, après sa fuite du manoir de Morvan. La petite maison de Recouvrance et les quelques biens qui s’y rattachaient étaient désormais sa propriété personnelle « en souvenir, avait écrit Nicolas sur son testament, de ces jours où, grâce à elle, il avait eu l’illusion d’avoir de nouveau une fille... ».
Ce legs avait touché Marianne au plus sensible. C’était comme si, par-delà la mort, son vieil ami lui faisait signe et l’assurait de sa tendresse. Elle voyait là, en outre, le doigt de la Providence et une sorte d’accord tacite de sa part. Quelle chose, en effet, pouvait lui être plus utile, dans les jours qui allaient venir, que la petite maison sur la colline d’où l’on découvrait, d’un côté la mer infinie et de l’autre les bâtiments de l’Arsenal avec, au milieu d’eux, le bagne ?
Tout cela berçait la rêverie de la jeune femme tandis que les chevaux trottaient sans effort vers le relais suivant. Le temps était toujours aussi gris mais la pluie avait cessé. Elle était malheureusement remplacée par un vent aigre qui devait être pénible à ceux qui l’affrontaient à découvert dans des vêtements mouillés. Cent fois, tandis que l’on roulait, Marianne se retourna pour voir si la chaîne n’apparaissait pas, mais, bien entendu, toujours en vain. Même au simple trot, une berline allait tout de même plus vite que les sinistres charrettes.
Comme l’avait prévu Jolival, on arriva à Saint-Cyr bien plus tôt que le cortège, ce qui permit au vicomte de retenir pour Marianne et pour lui-même des chambres dans une auberge modeste mais convenable. Encore dut-il bagarrer avec sa compagne dont le premier soin avait été de s’enquérir de l’endroit où s’arrêtaient les galériens. On lui avait indiqué une vaste grange en dehors du bourg et Marianne refusait énergiquement l’auberge, alléguant qu’elle pouvait très bien dormir dans la voiture ou même en plein champ. Pour le coup, Arcadius s’était fâché :
— Que cherchez-vous au juste ? A prendre froid ? Tomber malade ? Cela nous simplifierait tellement les choses d’être obligés de rester huit jours dans un endroit quelconque pour vous soigner !
— Même si je grelottais de fièvre, il n’en serait pas question ! Mourante, à toute extrémité, j’irais quand même avec lui, à pied s’il le fallait !
— Cela vous ferait une belle jambe, si j’ose dire ! grogna Jolival furieux. Bon sang, Marianne, cessez de jouer les héroïnes de roman ! Que vous attrapiez la mort sur cette damnée route n’aiderait en rien Jason Beaufort, bien au contraire ! Et si vous cherchez uniquement à vous mortifier pour faire, avec lui, assaut de souffrances, alors, ma chère, le mieux serait encore de vous enfermer dans le plus inexorable couvent que nous trouverons : vous y jeûnerez, y dormirez sur la pierre et vous y ferez donner la discipline trois fois par jour si cela vous chante ! Mais, au moins, vous ne serez pas une entrave quand une possibilité d’évasion se présentera !
— Arcadius ! s’écria Marianne choquée. Comme vous me parlez !
— Je vous parle comme je dois le faire ! Et, si vous tenez à le savoir, je trouve idiot que vous vous obstiniez à suivre vous-même la chaîne !
— Je vous ai déjà répété cent fois que je ne veux pas me séparer de lui. S’il lui arrivait quelque chose...
— Je serais là pour m’en apercevoir ! Vous nous auriez été cent fois plus utile en courant la poste jusqu’à Brest, en vous installant dans votre héritage, en y établissant un peu vos habitudes et en commençant à prendre langue avec les gens du pays ! Avez-vous oublié qu’il nous faut de l’aide, un bateau avec un équipage capable de traverser un océan ? Mais non ! Vous préférez, telles les saintes femmes sur le chemin du Calvaire, vous traîner à la suite des condamnés, dans l’espoir de jouer les « Madeleine », ou encore d’essuyer, de votre voile, telle sainte Véronique, la face douloureuse de votre ami ! Mais sacrebleu, s’il y avait eu la moindre chance de sauver Jésus, je vous affirme que les saintes femmes n’auraient pas été perdre leur temps dans les vieilles ruelles de Jérusalem ! Vous tenez vraiment à ce que l’Empereur apprenne rapidement que la princesse Sant’Anna lui désobéit une fois de plus et suit la chaîne de Brest ?
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