L’entrée de Jérémie, portant des flambeaux allumés, interrompit la conversation. Emportés par l’ardeur de leur discussion, les trois personnages ne s’étaient pas aperçus que la nuit tombait rapidement.

Les ombres avaient envahi les coins éloignés du salon, se faisant plus noires sous les rideaux, les tentures et dans les hauteurs du plafond. Seul, le feu qui flambait dans la cheminée éclairait encore.

Silencieusement, ils laissèrent le majordome disposer les bouquets de bougies qui habillèrent toutes choses d’une chaude lumière dorée. Quand il eut effectué sa sortie après avoir annoncé d’un ton lugubre que le souper serait servi dans un instant, Adélaïde, pelotonnée au fond d’une bergère, un grand châle de laine blanche sur les épaules, tendit vers le feu ses mains maigres et, un moment, contempla les flammes dansantes. Enfermés dans leurs pensées respectives, Marianne et Arcadius, l’une assise sur un coussin devant le feu, l’autre accoudé à la cheminée, gardèrent un moment le silence, comme s’ils attendaient, des bruits familiers de la maison, une réponse à toutes ces questions qu’ils se posaient sans oser les formuler pour ne pas influencer, si peu que ce fût, les décisions d’avenir des autres.

Finalement, Adélaïde leva les yeux vers Jolival et frotta doucement ses mains l’une contre l’autre.

— On dit que l’Amérique est un pays magnifique, dit-elle tranquillement tandis que revenait dans ses yeux gris un peu de la petite flamme ardente d’autrefois. On dit aussi que, dans ces terres du Sud, il ne fait jamais froid ! Il me semble que j’aimerais n’avoir plus jamais froid. Et vous, Jolival ?

— Moi aussi, répondit gravement le vicomte, je crois que j’aimerais...

La porte s’ouvrit à double battant.

— Son Altesse Sérénissime est servie ! clama Jérémie du seuil.

Gentiment, Marianne glissa un bras sous celui de Jolival, l’autre sous celui d’Adélaïde et partagea entre eux un sourire plein de reconnaissance :

— Je suis, en effet, servie bien au-delà de ce que je mérite, conclut-elle.

LES FORÇATS

13

LA ROUTE DE BREST

L’aube était grise et sale, une aube pluvieuse de novembre, transpercée d’un crachin glacial qui pénétrait tout et qui, depuis plusieurs jours déjà, noyait Paris. Dans la brume jaunâtre du petit matin, le vieil hospice de Bicêtre, avec ses grands toits, son haut portail et ses bâtiments bien équilibrés, retrouvait le fantôme de son ancienne élégance. Le brouillard masquait les lézardes des murs, les pignons écornés, les fenêtres aux vitres brisées ou sans vitres du tout, les coulées noires qui marbraient les pierres tombant des gouttières éventrées par le gel, toute cette lèpre d’un édifice, autrefois royal et destiné à la plus haute charité, désormais voué aux plus basses œuvres de la Justice depuis qu’en 1796 on y avait transféré, venant de la Tournelle, le Dépôt des galériens. C’était là le dernier relais des réprouvés, l’antichambre ultime de l’enfer, que ce soit celui de la Conciergerie qui menait à l’échafaud, ou celui du bagne qui menait à une mort moins sûre mais plus sordide parce que la dignité de l’homme s’y perdait autant que la vie.

Ordinairement, le sinistre hôtel, abandonné sur sa colline au milieu de terrains vagues, ne connaissait guère que le silence et la solitude, mais, ce jour-là, malgré l’heure matinale, une foule houleuse et bruyante battait les murs lépreux, grosse d’une joie immonde et d’une curiosité malsaine, la foule toujours semblable qui se retrouvait là, quatre fois l’an, pour assister au départ de la « Chaîne ». C’était la même tourbe humaine qui, prévenue par on ne sait quels signes mystérieux, se pressait toujours autour de l’échafaud, les jours d’exécutions, même les plus discrètes, une assemblée de connaisseurs, venus là comme à un spectacle de choix, et qui ne cachait pas son plaisir. Elle battait les portes closes de l’hospice comme, au théâtre, les spectateurs impatients tapent des pieds pour que l’on commence. Cette foule affreuse, Marianne la regardait avec horreur.

Enveloppée de la tête aux talons dans une grande mante noire à capuchon, elle se tenait auprès du mur croulant d’une masure, dont les vestiges s’élevaient encore au bord du chemin, les pieds dans la boue, le visage mouillé, son vêtement déjà lourd de pluie. A côté d’elle, Arcadius de Jolival, la figure sombre et les bras croisés sur sa poitrine, attendait, lui aussi, mâchant sa moustache.

Il aurait voulu éviter à Marianne le spectacle tragique qui se préparait et, jusqu’à la dernière minute, il avait tenté de l’en dissuader. Vainement. Obstinée dans son pèlerinage d’amour, la jeune femme voulait suivre, pas à pas, le calvaire de l’homme qu’elle aimait, répétant sans cesse qu’une occasion pouvait se présenter au long de la route et qu’il ne fallait pas la laisser passer.

— Tant que la chaîne est en route, avait expliqué inlassablement Arcadius, les chances d’évasion sont nulles. Ils sont enchaînés tous ensemble, par fournées de vingt-quatre, et ils sont fouillés à la première étape afin de s’assurer qu’au départ personne n’a pu leur faire passer un moyen de briser leur chaîne. Ensuite, la surveillance est des plus étroites et, si un homme tente de s’échapper contre toute logique, il est abattu sur place.

Durant les longs jours qui avaient précédé ce départ, Arcadius s’était renseigné, avec un soin minutieux, sur tout ce qui touchait au bagne, la vie que l’on y menait, les coutumes et les modalités du voyage par lequel on y arrivait. Déguisé en truand, il avait fréquenté les pires bouges de la Cité et de la barrière du Combat, payant à boire souvent, parlant peu et écoutant beaucoup. Et, comme il en avait déjà averti Marianne, il avait acquis la certitude qu’une évasion devait se préparer avec un soin extrême et dans ses plus petits détails. Il n’avait d’ailleurs pas caché à sa jeune amie qu’il redoutait beaucoup son émotivité en face des brutales réalités qui attendaient Jason et, un instant, il avait espéré lui en cacher la plus grande partie, lui conseillant d’aller l’attendre à Brest pour commencer d’y prendre certaines mesures, tandis que lui-même suivrait la chaîne tout au long de son parcours. Mais Marianne n’avait rien voulu entendre : dès l’instant où Jason aurait quitté Bicêtre, elle voulait le suivre pas à pas... Rien ne pouvait l’en faire démordre !

Avec humeur, Jolival embrassa du regard le paysage désolé où les cheminées des rares maisons commençaient à fumer. A l’écart de la foule, quelques silhouettes sombres, groupées par deux ou trois ou isolées, se tenaient au bord du chemin, avec l’attitude craintive et misérable de ceux qui souffrent : des parents, des amis, des femmes de ceux qu’on allait emmener. Certains pleuraient, d’autres, comme Marianne elle-même, le visage tendu vers l’hospice, les yeux grands ouverts, les traits figés par le gel des larmes qui ne peuvent plus couler, attendaient...

Soudain, la foule hurla. Avec un grincement énorme, les grandes portes s’ouvraient... Des gendarmes à cheval parurent, le dos rond sous l’averse qui mettait des rigoles aux pointes de leurs bicornes, repoussant du poitrail de leurs chevaux et du fourreau de leurs sabres la foule qui, déjà, se ruait. Marianne eut un frémissement de tout son être, fit un pas en avant... Vivement, Jolival saisit son bras, le retint fermement.

— Restez là ! fit-il avec une involontaire dureté. N’approchez pas !... Ils vont passer devant vous.

En effet, saluée par l’explosion d’une joie féroce, par des cris, des insultes, des quolibets, la première charrette apparut... C’était un long véhicule, porté par deux énormes roues ferrées et partagé sur toute sa longueur par une double banquette de bois sur laquelle les prisonniers étaient assis dos à dos, douze d’un côté, douze de l’autre, les jambes pendantes, retenus à hauteur de l’estomac par une grossière ridelle. Tous ces hommes étaient enchaînés par le cou. Ils portaient un carcan de fer triangulaire riveté à la masse et qui, au moyen d’une chaîne trop courte pour qu’ils pussent sauter à terre en marche, les reliait chacun à la grosse et longue chaîne, courant tout le long de la banquette et dont un argousin debout, le fusil à la main, tenait le bout sous son pied.

Il y avait cinq chariots comme celui-là. Aucune protection, pas même la plus grossière bâche, ne défendait les prisonniers contre la pluie qui, déjà, collait leurs habits. Pour le voyage, on leur avait ôté l’uniforme de la prison, un sarrau de toile mi-partie gris et noir, et rendu leurs propres habits, mais lacérés de telle sorte que, en cas de fuite, quiconque rencontrant l’un de ces hommes sût qu’il avait affaire à un forçat. Les habits n’avaient plus de col, les bas des manches étaient découpés en lanières et les chapeaux, pour ceux qui en avaient, étaient privés de bord.

Le cœur serré, Marianne vit défiler devant elle des visages blêmes, mangés de barbe, des yeux pleins de haine, des bouches qui criaient des injures ou chantaient des chansons obscènes. Tous ces hommes enchaînés avaient l’air d’autant de loups parvenus au plus extrême degré de misère. Ils grelottaient sous la pluie glacée. Certains, très jeunes, retenaient des larmes qui coulaient, soudain, quand de cette brume grisâtre ils voyaient surgir le visage douloureux de l’un des leurs.

Dans la première charrette, elle reconnut, drapé dans une indifférence méprisante qui, auprès des blasphèmes et des gémissements des autres, avait quelque chose de superbe, le forçat François Vidocq. Il posait sur la foule excitée un regard tellement dédaigneux qu’il en paraissait vide, mais qui, apercevant la pâle figure de Marianne, s’anima d’un seul coup. Elle vit un bref sourire jouer sur la bouche mal rasée tandis que, d’un signe de tête, Vidocq lui désignait la charrette suivante. Au même instant, Jolival serra son bras qu’il n’avait pas lâché :