Plusieurs jours passèrent ainsi, désespérément semblables et mornes. Régulièrement Sanchez venait faire son service auprès d’elle mais il ne restait que quelques minutes et Marianne d’ailleurs ne souhaitait pas sa présence. Il semblait n’avoir pas deux idées à lui et, quand elle essayait de lui adresser la parole, n’obtenait de lui que des grognements inintelligibles. Quant à Pilar et ses complices, aucun d’eux ne prit la peine de venir voir comment elle se comportait et la prisonnière en tira une singulière et contradictoire sensation de soulagement et d’abandon mélangés.

A mesure que le temps passait, d’ailleurs, l’espoir l’abandonnait. Elle n’avait aucun moyen de se libérer seule et il ne fallait pas compter sur l’aide de son geôlier. En même temps, les spéculations de son esprit enfiévré l’amenaient peu à peu à un curieux état mental fait de fatalisme et de résignation. Elle était désormais rayée du nombre des vivants et, certainement, Jason le serait aussi avant peu... Il ne lui resterait, le jour où Pilar, triomphante mais ensevelie sous des voiles de deuil de la tête aux talons, viendrait lui annoncer la mort de Jason, qu’à exciter suffisamment la colère de la vindicative Espagnole afin qu’elle ne retardât pas sa propre mort plus longtemps. Du fond de son cachot, Marianne n’avait plus d’espoir qu’en une vie meilleure...

Malgré tout et sans même qu’elle en eût nettement conscience, son cerveau travaillait. Dans ce grenier, il y avait quelque chose d’anormal et elle fut quelque temps avant de se rendre compte de ce que c’était. En fait, ce quelque chose résidait dans la taille des énormes balles de foin dont certaines étaient encore liées d’osier.

A considérer ces balles et les dimensions plus que réduites de la porte par laquelle apparaissait Sanchez, il devint évident pour Marianne que le foin n’avait pas été engrangé par cette issue-là et que fatalement, il devait y en avoir une autre, constituée sans doute par une trappe découpée dans le sol du grenier.

Bien sûr, et même si elle découvrait cette trappe, elle ne pourrait espérer se libérer car la chaîne était toujours là et la hauteur du grenier devait rendre un saut impossible, mais c’était tout de même, sinon un véritable espoir, du moins une occupation et, dans la marge de liberté que lui laissait sa chaîne, elle se mit à déblayer le foin pour atteindre le plancher, empilant d’un côté ce qu’elle retirait d’un autre puis recouvrant l’endroit exploré s’il ne présentait aucune apparence d’ouverture.

Ce fut un travail long et pénible qui souleva beaucoup de poussière et causa beaucoup de fatigue, mais, le troisième jour, Marianne vit apparaître dans le bois deux grosses charnières, preuves irréfutables de la présence d’une trappe.

L’heure de la visite de Sanchez était proche et la jeune femme se hâta de recouvrir sa trouvaille puis, haletante, alla se jeter dans son coin habituel et fit semblant de dormir. Le geôlier espagnol vaqua comme d’habitude à ses occupations, puis se retira. Marianne, alors, dévora un morceau de pain, une tranche de viande, but un coup d’eau et retourna à son travail. Peu à peu, la trappe apparut. C’était, en vérité, une large découpure qui expliquait parfaitement l’importance des paquets de foin... Mais la prisonnière ne put retenir un gémissement de désespoir en s’apercevant que la longueur de sa chaîne ne lui permettait pas de la déblayer complètement.

Accablée par sa découverte, elle se laissa tomber à genoux et se mit à pleurer, brisée par ce travail inutile. Elle avait beau savoir que la chaîne la rivait au grenier, elle avait un espoir absurde dans cette trappe. Bien sûr, elle existait... mais elle était tellement inutile !... Le dos douloureux, les mains souillées et écorchées par les échardes du bois, elle se mit néanmoins, machinalement, à recouvrir le plancher. C’est alors que ses doigts sentirent quelque chose de dur rouler sous eux...

Fébrilement, elle fouilla le foin, ramena une longue pointe de fer qu’elle regarda d’un air incrédule : c’était une branche de fourche cassée qui avait dû tomber dans le grenier quand on avait engrangé le foin et que le moissonneur n’avait pas jugé bon de récupérer... un outil inespéré !...

Fermant les yeux, Marianne adressa au ciel une prière pleine de gratitude. Avec ce fer solide il lui serait sans doute possible de venir à bout du cadenas puisque Pilar avait craint une simple épingle à cheveux.

Elle allait expérimenter sans plus tarder sa pointe de fourche quand des bruits de pas se firent entendre de l’autre côté de la cloison. Sanchez revenait mais, cette fois, il ne revenait pas seul. Comme de coutume, Marianne entendit glisser les balles de paille de l’autre côté des planches et, rapidement, elle se mit en devoir de cacher son outil sous le foin après avoir vivement dissimulé de nouveau la trappe. Pour plus de sûreté, elle s’assit sur le tas de foin où elle avait caché la pointe et, le cœur battant d’une joie qu’elle espérait bien n’être pas trop visible sur sa figure, elle se mit à mâchonner une brindille. Ce fut Pilar qui entra.

L’épouse de Jason était toute vêtue de noir, ce qui d’ailleurs n’avait rien de très extraordinaire car elle était toujours habillée ainsi ou, si elle se permettait une couleur quelconque, cette couleur s’accompagnait invariablement de dentelle ou d’accessoires obscurs. Mais, cette fois, elle portait un grand chapeau cabriolet d’où tombait, en guise de voile, une très belle dentelle de Chantilly. Elle alla jusqu’à Marianne qui ne tourna même pas la tête à son approche.

— Alors, ma chère ? Comment vous sentez-vous après tous ces jours de réflexion ?

Fermement décidée à ne pas articuler un seul mot, Marianne ne broncha pas. Pilar reprit alors, comme si cette entrevue eût été la chose la plus naturelle du monde :

— J’espère que vous ne manquez de rien. D’ailleurs, votre mine est bonne et Sanchez m’a dit que vous étiez fort calme. Néanmoins, j’ai tenu à venir vous faire mes adieux...

Cette fois, Marianne eut besoin de tout son empire sur elle-même pour ne pas trahir au moins la surprise. Pilar partait ? C’était peut-être une bonne nouvelle et, après tout, il était possible que ce jour fût son jour de chance ? Mais elle continua de mâchonner sa brindille aussi sereinement que si Pilar n’eût pas existé. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était que cette femme s’en allât et la laissât préparer une évasion qui, maintenant, devait être possible. Pilar, cependant, ne semblait pas pressée. Elle sortit de son réticule un mouchoir inondé de jasmin et le tint devant son visage comme si les odeurs du grenier l’incommodaient.

— Vous savez, j’imagine, que nous sommes le 1er octobre et que, cet après-midi, le procès de... M. Beaufort a dû commencer. Je me rends donc à Paris où, demain, je dois être entendue comme témoin.

La main de Marianne se crispa sur une poignée de foin. Malgré ses résolutions, elle dut lutter contre l’envie sournoise de se ruer sur cette femme glacée qui parlait du procès de son mari comme de la plus agréable réunion mondaine. Avec quelle joie sauvage elle eût enfoncé dans ce cœur cuirassé d’orgueil et de cruauté la pointe de fourche dont elle attendait la liberté ! Mais Sanchez se tenait debout près de la porte, les bras croisés sur sa poitrine, l’œil aux aguets, et Marianne n’eût pas pesé lourd entre ses grosses pattes...

Pilar maintenant gardait le silence, épiant sans doute sur le visage détourné de son ennemie l’effet de ses paroles, mais Marianne, avec un parfait naturel, bâilla ostensiblement et lui tourna le dos. Elle avait déjà, la nuit de son enlèvement, expérimenté l’effet de cette muette insolence et elle espérait que le résultat serait identique. En effet, Pilar ne put retenir une exclamation de fureur et se dirigea vivement vers la porte.

— A votre aise ! s’écria-t-elle d’une voix que la colère faisait trembler. Nous verrons si vous conserverez cette belle impassibilité quand je viendrai vous apprendre que la tête de votre amant a roulé sur les planches de l’échafaud et quand je vous mettrai dans les mains un mouchoir taché de son sang !

Les dents serrées, Marianne, les yeux clos, priait de toutes ses forces pour que l’indignation ne vînt pas à bout de sa volonté :

« Par pitié, Seigneur ! Faites qu’elle se taise ! Faites qu’elle s’en aille ! Par pitié !... Donnez-moi le courage de ne pas l’injurier ! Permettez que je me taise encore ! Je la hais !... Je la hais tellement ! Aidez-moi... »

Son esprit affolé courait dans tous les sens à la recherche du seul secours vraiment efficace ! Jamais elle n’avait subi tension pareille à celle que lui imposait cette créature implacable qui venait détailler sadiquement le danger mortel que courait Jason. Comme si elle avait vraiment besoin qu’on lui rappelât cette affreuse menace qui, depuis des semaines, n’avait cessé de la hanter !... Elle mourait d’envie de dire à cette femme ce qu’elle pensait de son mélodramatique discours, mais elle entendait demeurer fidèle à sa décision de silence.

Cependant, comme Pilar, dans son désir cruel de constater l’effet de ses paroles, se rapprochait d’elle, Marianne leva sur elle un regard glacé puis, délibérément, cracha dans la direction de son ennemie. Pilar s’arrêta net et, un instant, Marianne put croire qu’elle allait lui sauter dessus tant les traits de sa figure s’étaient convulsés. Elle attendit l’attaque avec une joie sauvage, bien décidée à mettre en morceaux ce visage buté. Mais, près de la porte, la voix lourde de Sanchez se fit entendre :

— La señora va gâter sa toilette ! Et la voiture attend...

— Je viens ! Mais demain, Sanchez, et aussi après-demain, tu oublieras de lui apporter à manger ou à boire ! Tu ne lui donneras rien jusqu’à ce que je revienne ! Compris ?