— C’est bien ainsi ! La porte est parfaitement invisible. Mais fais bonne garde tout de même, Sanchez ! Personne ne vient jamais ici avant l’hiver, m’a-t-on dit, pourtant, on ne sait jamais...

Du fond de sa couche odorante et, somme toute, assez moelleuse, Marianne bénit silencieusement la mémoire de sa tante Ellis qui avait insisté pour qu’elle apprît plusieurs langues étrangères. Ce soir, sa connaissance de l’espagnol lui était d’autant plus précieuse qu’il n’était pas certain que Pilar se rappelât qu’elle parlait un castillan aussi pur que le sien et qu’elle avait ainsi compris les paroles que ses ravisseurs avaient échangées dans leur langue à diverses reprises. Une chose était certaine : on l’enfermait dans un lieu où apparemment personne ne risquait de la découvrir, mais on semblait avoir pris toutes sortes de précautions pour que tout le monde, hormis ceux qui avaient participé au rapt, ignorât sa présence dans ce grenier. Restait à savoir qui était « tout le monde » en l’occurrence ? Dans l’esprit surchauffé de Marianne une idée cheminait depuis déjà un moment, après avoir pris naissance dans certaines remarques qu’elle avait faites sur la longueur du trajet d’abord, qui devait mettre à environ sept lieues de Paris cette prison champêtre, puis sur ces claquements d’armes quand on avait franchi la grille, ensuite sur les dimensions de ce parc où l’on avait roulé un moment avant de prendre la barque, enfin sur les précautions que l’on semblait prendre pour dissimuler sa présence... Si l’on y ajoutait les confidences de Talleyrand et de Jolival touchant l’hospitalité donnée à Pilar par la reine d’Espagne et les assiduités d’un certain Alonso Vasquez auprès de la jeune femme, il devenait irrésistible d’imaginer qu’on l’avait conduite à Mortefontaine, dans le vaste domaine où vivait l’épouse de Joseph Bonaparte, tandis que son époux s’efforçait de régner à Madrid. Certes, transformer une dépendance de la demeure d’un Bonaparte en prison était faire preuve d’une belle audace et d’un certain sans-gêne, mais Marianne était persuadée que ni Pilar ni ses complices n’en manquaient. De plus, la cachette était idéale ! Quel policier aurait assez d’audace pour venir fureter sur les terres du frère aîné de Napoléon ? Seul Fouché en eût été capable, mais Fouché était loin et, pour la première fois, Marianne en éprouva un véritable regret.

Dans les épaisses ténèbres qui l’enveloppaient et auxquelles ses yeux n’étaient point encore habitués, Marianne sentit que, avec ces regrets stériles, une angoisse insidieuse revenait et elle s’efforça de la repousser. Il ne fallait pas qu’elle songeât trop à l’aggravation de danger que représentait pour Jason son enlèvement. Il fallait, au contraire, qu’elle gardât la tête froide, les idées claires pour mieux lutter. Et d’abord, qu’elle prît un peu de repos... Il fallait dormir. Son corps moulu, ses yeux que la fatigue brûlait le lui disaient, impérieusement...

Marianne s’enfonça plus profondément dans le foin et ferma de nouveau les paupières s’efforçant, comme elle le faisait autrefois quand, petite fille, elle avait peur de quelque chose, de retrouver les prières de son enfance pour conjurer les ombres inquiétantes de la nuit, mais son esprit revenait irrésistiblement à Jason, à ces minutes qu’ils avaient vécues ensemble, au plaisir violent, à égale distance de l’extase et de la douleur, qu’elle avait connu dans ses bras et qu’il avait partagé, à la douceur de ses baisers quand l’apaisement était venu, un apaisement qui n’avait été que le prélude au déchaînement renouvelé de leur désir commun, puis au déchirement de la séparation finale... Ils avaient eu si peu de temps ! Libres, ils auraient pu s’aimer durant des jours et des nuits, s’anéantir dans le bonheur pour renaître juste assez pour goûter la perfection de leur amour et encore mourir de plaisir...

Et, malgré la menace qui pesait sur elle, malgré ses fers, ce fut avec un sourire d’enfant comblée que Marianne enfin s’endormit en murmurant :

— Je t’aime, Jason... je t’aime, je t’aime, je t’aime...

11

DE L’UTILISATION RATIONNELLE DU FOIN ET DE CE QUE L’ON Y TROUVE...

Le jour revenu permit à Marianne d’examiner plus complètement son domaine restreint. Le grenier à foin occupait le haut d’un toit en forte pente. Il devait être très vaste si l’on considérait la longueur de la poutre maîtresse et l’imposante toile d’araignée de bois que formait la charpente. Mais il était plus qu’aux trois quarts empli d’énormes balles de foin qui ne devait pas être de la dernière récolte, car il était bien sec et bien craquant : Au moindre contact avec une flamme, cela s’embraserait d’un seul coup et Marianne comprit qu’on ne lui laissât pas la moindre lumière durant la nuit.

Le jour, on y voyait assez clair grâce à une longue fente creusée dans le mur du fond, une sorte de meurtrière qui permettait d’en mesurer l’épaisseur. Il y avait aussi, dans la pente du toit, une petite lucarne, fermée par un châssis, mais qui n’offrait aucune possibilité d’évasion car il devait être tout juste possible d’y passer la tête. Et encore en courant le risque de demeurer coincée... Néanmoins, la longueur de la chaîne qui reliait Marianne à la charpente lui permettait d’approcher aussi bien de la fente que de la lucarne. Le verre était sale, très poussiéreux ; cependant, elle put tout de même apercevoir, dominant de grands arbres, les hauts toits d’ardoise, les nobles cheminées et les girouettes dorées d’un grand château. Sur une tour claquait un drapeau aux couleurs de l’Espagne et elle comprit qu’elle avait deviné juste : elle était à Mortefontaine. Plus loin encore, vers la droite, des fumées nombreuses signalaient un gros village.

La fente par laquelle l’air frais du matin entrait agréablement révéla pour sa part une large étendue d’eau dont le dessin semblait s’arrondir et sur laquelle apparaissaient de petites îles boisées où l’approche de l’automne mettait des moirures blondes. Dans la lumière neuve, l’eau, d’où montait une légère brume, prenait des tons d’opale et les troncs sveltes des grands peupliers bruissants, les fûts argentés des bouleaux couronnés d’or pâle semblaient garder quelque domaine enchanté. Tout autour, ce n’était que collines chevelues, doux vallonnements, et Marianne, le front collé à la pierre, se dit qu’elle avait rarement vu paysage aussi beau, aussi poétique. Si ce domaine était celui de la reine Julie, elle comprenait qu’elle fût peu pressée de le quitter pour les austères splendeurs de Madrid et l’aridité des sierras. C’était là un lieu privilégié où la vie devait être douce... et il fallait posséder un esprit singulièrement tortueux et cruel pour y introduire la violence et l’arbitraire.

Quant à son grenier, il devait être situé en haut d’un bâtiment assez élevé, une grange peut-être, elle-même bâtie sur une île, puisqu’il avait fallu prendre une barque pour y entrer.

En dehors de la montagne de foin, l’ameublement du logis de Marianne était des plus sommaires. Dans le coin le plus obscur, il y avait une cuvette de fer, un grand pot de terre ébréché qui devait contenir de l’eau, un pain de savon noir, deux torchons à peu près propres, mais effrangés, promus sans doute pour la circonstance au rang de serviettes de toilette, et un grand seau pour les eaux usées. Encore la prisonnière devait-elle s’estimer satisfaite que ses geôliers eussent pensé qu’elle souhaiterait pouvoir se laver un peu.

Vers le milieu du jour, le gros Sanchez vint apporter le ravitaillement qui se composait de viande froide, de pain rassis, d’un fromage si dur qu’à moins de posséder une hache d’abordage il devait être impossible à entamer, et de quelques fruits qui avaient dû quitter leur arbre originel depuis quelque temps. Malgré tout, Marianne, affamée, attaqua ce repas à belles dents, tandis que Sanchez faisait le ménage. En d’autres termes, il alla vider le seau, renouvela l’eau du pot et jeta, pour conclure, un regard féroce à la prisonnière en déclarant, un doigt noueux tendu vers sa nourriture :

— Tout pour le jour... moi reviens demain !

Ce qui était une manière comme une autre de lui conseiller de faire durer ses provisions jusqu’au lendemain. Mais, tout compte fait, c’était plutôt une bonne nouvelle, puisque ainsi Marianne était à peu près certaine de ne voir surgir son geôlier qu’une fois par jour. Cela lui laissait du temps pour songer à la manière de s’échapper. Restait à savoir, évidemment, si Pilar ou ses acolytes ne viendraient pas de temps en temps lui tenir compagnie.

Pour reconquérir sa liberté, la première chose à faire était de se débarrasser de la chaîne, mais, maigre les longs efforts de Marianne pour faire glisser sa main, cependant étroite et longue, hors du bracelet de fer, elle ne parvint qu’à se meurtrir suffisamment pour que, le soir venu, sa main enflée eût doublé de volume, malgré l’aide puissante du savon noir dont elle l’avait abondamment enduite dans l’espoir qu’elle glisserait mieux. La seule possibilité de se libérer était de réussir à ouvrir ce cadenas qui retenait solidement la fermeture. Mais comment ? Avec quoi ?... Cette désolante évidence amena une crise de larmes qui eut au moins l’avantage de détendre les nerfs de la jeune femme et de lui faire voir les choses sous un angle un peu plus optimiste. Il y avait maintenant vingt-quatre heures qu’elle et Crawfurd avaient été enlevés. Très certainement Eleonora devait avoir alerté Talleyrand, sinon la police. A eux deux, ils devaient chercher ce qu’ils étaient devenus et Talleyrand n’ignorait pas où Pilar avait trouvé refuge. Mais imaginerait-il seulement que l’enlèvement était dû à cette jeune femme taciturne et sombre qui semblait n’avoir eu d’autre préoccupation que se mettre à l’abri des ennuis et s’assurer une puissante protection ? Plus certainement, il penserait que Crawfurd avait surestimé la puissance de ses relations geôlières et que les deux imprudents visiteurs avaient été reconnus, arrêtés et incarcérés. Comme Marianne était rentrée en fraude à Paris, il était assez difficile d’aller la réclamer hautement à Savary. Quant à Napoléon, sa récente et désagréable missive au prince de Bénévent rendait inutile d’avance tout recours à lui. Restait Jolival... mais il ne rentrerait pas avant de longs jours et, même s’il se lançait à sa recherche à peine descendu de cheval, combien de temps s’écoulerait avant qu’il ne trouvât la moindre piste ? Enfin, en admettant que la piste arrivât jusqu’à Mortefontaine, comment obtenir de fouiller le domaine d’une reine d’Espagne ? En vérité, les plans de Pilar étaient habiles et ses mesures convenablement prises... Aussi la logique de ses raisonnements vint rapidement à bout de l’optimisme passager de Marianne et ce fut en ruminant les idées les plus sombres qu’elle s’endormit enfin...