— Compliments ! fit Marianne. Je ne vous savais pas si intelligente... ni si bavarde ! Et... que comptez-vous faire de nous ? Nous tuer ?

Le visage pâle de Pilar s’approcha tout près du sien. Une haine profonde faisait luire ses yeux noirs, mais Marianne considéra froidement ce visage beau et pur qu’une fureur désespérée avait déjà raviné. Si jamais elle avait vu sa mort inscrite sur des traits humains c’était bien sur ceux-là, mais elle se sentait si forte, dans son amour comblé, qu’elle n’en éprouva aucune peur. D’ailleurs Pilar grinçait :

— Ce serait trop facile ! Non, nous allons seulement vous emmener avec nous, vous garder soigneusement afin de vous empêcher de commettre la moindre folie. Il ne faut à aucun prix qu’une démarche inconsidérée de votre part vienne entraver le cours de la justice. J’avais d’abord songé à vous remettre à la police mais il paraît que votre Napoléon a un faible pour vous !

— Si j’étais vous, je prendrais ce faible en considération. Il n’aime pas que l’on enlève ni surtout que l’on séquestre ses amis !

— Il ne le saura pas. N’êtes-vous pas... toujours en exil ? Allons, messieurs, bâillonnez madame car, dans une seconde, elle va se mettre à crier...

C’était vrai. Marianne gonflait déjà ses poumons pour hurler de toutes ses forces afin d’alerter au moins les gens des maisons voisines, mais elle n’eut pas le temps de passer aux actes. Une seconde plus tard, elle était solidement bâillonnée puis ligotée et emportée dans le fiacre où l’on avait déjà hissé Crawfurd. L’un des hommes en manteau noir sauta sur le siège du cocher mais Pilar et Vasquez montèrent avec les deux prisonniers. A peine assise en face de son ennemie, la señora Beaufort fronça les sourcils :

— Il vaudrait mieux leur bander aussi les yeux, mon ami... Je ne tiens pas à ce qu’ils sachent où nous les conduisons.

L’Espagnol s’exécuta et Marianne, rendue muette et aveugle, n’eut plus d’autre ressource que ses pensées devenues tout à coup singulièrement moins optimistes. Les choses, en effet, n’étaient plus si simples qu’elle l’imaginait. Depuis l’instant où elle avait quitté Jason, elle s’était bercée d’une bien réconfortante illusion propre à éteindre toute angoisse : elle partait décidée à tout faire pour arracher son amant à la mort et lui rendre la liberté, une liberté qu’elle entendait bien, dès lors, partager. Ou bien, en cas d’échec, elle s’était promis de mourir, sinon avec lui, du moins en même temps que lui, afin d’entamer ensemble, et la main dans la main, une éternité d’amour. Elle avait même été jusqu’à imaginer la lettre qu’elle laisserait à Jolival afin qu’il fît réunir leurs deux corps dans le même tombeau et, à la manière des enfants grondés qui souhaitent mourir pour punir leurs parents, elle avait même pris un certain plaisir à prévoir les remords et les regrets de Napoléon quand il saurait que sa dureté avait poussé son « Rossignol » à la mort... Dans tout cela, il lui fallait bien admettre avec amertume qu’elle avait totalement oublié la réalité désagréable que constituait Pilar.

Jusque-là, elle l’avait considérée comme une femme bigote et sauvage incapable d’avoir deux idées vraiment saines, mais surtout soucieuse de tirer sa propre épingle du jeu en se faisant dorloter par l’étrange reine d’Espagne qui régnait à Mortefontaine. Elle l’avait jugée folle et haineuse, vile aussi puisque, pour assouvir une basse vengeance, elle allait jusqu’à charger son époux devant la police. Mais elle n’aurait jamais imaginé que cette haine pût être aussi cruellement agissante. Qu’avait dit cette folle ? Qu’il ne fallait pas que ses initiatives vinssent entraver l’action de la justice ?... En d’autres termes, elle enlevait Marianne afin qu’elle ne pût rien faire pour sauver Jason !... Un instant, la prisonnière crut entendre Talleyrand :

« Pilar est d’une race farouche. L’amoureuse trahie y peut sans faiblir livrer son amant infidèle au bourreau, quitte à s’enterrer toute vivante ensuite dans quelque couvent pour expier son crime d’amour... » C’était cela, c’était bien cela ! On allait enfermer Marianne dans quelque trou dont elle ne pourrait sortir qu’une fois Jason exécuté. Peut-être alors lui ferait-on la grâce de la tuer, elle aussi ? Le chemin de l’expiation en serait sans doute grandement facilité pour la pieuse Pilar !

« A sa place, songea Marianne, je tuerais sans doute ma rivale, mais pour rien au monde je ne toucherais à l’homme que j’aime. »

Ses liens lui faisaient mal et son bâillon l’étouffait. Elle s’agita pour trouver une position plus confortable.

— Restez tranquille ! fit la voix froide de Pilar. Dans un instant, nous allons changer de voiture.

On avait roulé assez peu de temps avec le fiacre et, en effet, l’on s’arrêtait. Plusieurs mains saisirent Marianne sans la moindre douceur pour la faire descendre, mais elle eut à peine le temps de toucher terre. Aussitôt descendue, on la hissa de nouveau et elle se retrouva assise sur des coussins infiniment plus moelleux que les précédents. Ses coudes touchèrent un velours soyeux. Mais elle eut immédiatement la certitude que ce n’était plus Quintin Crawfurd qui était assis auprès d’elle. C’était Pilar. L’odorat très fin de Marianne avait reconnu aussitôt son parfum, assez lourd, de jasmin et d’œillet. Personne d’autre, d’ailleurs, ne monta dans la voiture et la prisonnière commença de s’inquiéter sérieusement pour son compagnon dont elle entendait, assez loin d’elle, les grognements étouffés par le bâillon. Quelqu’un dit, près de la portière :

— Qu’est-ce que nous faisons de l’autre ?

— Je vous ai déjà dit de le conduire où vous savez, répondit Pilar. Je vous assure que la police ne viendra pas le chercher là, en admettant qu’elle le cherche.

— Soyez certaine qu’elle n’y manquera pas, doña Pilar. Lorsque sa femme s’apercevra qu’il n’est pas rentré, elle remuera certainement ciel et terre !

— Ce n’est pas sûr ! Il faudrait alors qu’elle avoue avoir donné asile à une exilée. L’important, d’ailleurs, est qu’il ne puisse rien révéler avant la date que nous avons fixée. Ensuite, nous le relâcherons. Traitez-le bien, d’ailleurs. Il n’est pas un ennemi pour nous. Au fait, vous avez payé le cocher de fiacre ?

La voix gutturale de l’homme appelé Vasquez fit entendre pour toute réponse un rire bas que Marianne, révulsée, jugea sinistre. Pilar d’ailleurs protestait :

— Vous n’auriez pas dû !... Nous ne sommes pas chez nous ici.

— Bah ! Cela fera toujours un maudit Français de moins ! Partez maintenant ! Trois des nôtres vous accompagnent et nous nous retrouverons là-bas ! Mais... puis-je vous suggérer qu’il vaudrait mieux que l’on ne puisse apercevoir votre compagne ? Et si vous permettez...

A nouveau, Marianne fut empoignée, roulée dans quelque chose de chaud et de rugueux qui sentait le cheval et qui devait être une couverture d’écurie puis, sans ménagement, on la coucha par terre.

— Je pensais faire cela avant d’arriver, fit Pilar.

— Vous avez de la bonté de reste ! L’aimez-vous donc tant que cela, cette p... qui vous a volé votre mari ?

— Comme vous me comprenez, don Alonso ! susurra Pilar d’une voix dont le son séraphique donna aussitôt à Marianne une furieuse envie de mordre.

Merci ! Mille mercis ! Grâce à vous, ce voyage sera très agréable... pour moi tout au moins !

La prisonnière, couchée sur le tapis de la voiture et parfaitement incapable de bouger, comprit aussitôt à quel point ce serait agréable pour elle en sentant les deux pieds de son ennemie se poser sur sa poitrine. Mais, pour ne pas ajouter à son plaisir, elle retint le hurlement de fureur qui lui venait.

« Tu me paieras ça ! gronda-t-elle intérieurement. Tu me le paieras au centuple, avec tout le reste ! Espèce d’immonde mule !... Le jour où tu me tomberas dans les mains, je te montrerai ce que je sais faire, moi aussi, démon ! meurtrière !... »

La suite des insultes que, dans sa rage impuissante, Marianne appliqua à Pilar, était d’une tenue infiniment moins raffinée. Elles étaient toutes empruntées au répertoire du vieux Dobs, le palefrenier de Selton, qui avait appris à Marianne à se tenir en selle. Elle ne comprenait d’ailleurs pas très bien ce que cela voulait dire, mais trouvait une espèce de soulagement à s’en servir, aucune injure ne lui paraissant assez basse pour une femme qui, froidement, laissait sacrifier un innocent cocher de fiacre, sans parler de l’acharnement avec lequel elle poussait Jason vers le bourreau.

Furieuse, déjà meurtrie et à demi étouffée, Marianne sentit que la voiture partait au grand trot. On fut cahoté un moment sur les pavés parisiens puis, du fond de sa couverture, elle eut l’impression que l’on passait un corps de garde, car elle entendit un cliquetis d’armes et un commandement bref. Elle pensa que l’on venait de franchir l’une des barrières de Paris, bien que la voiture n’eût même pas ralenti. Au contraire, le cocher lançait maintenant ses chevaux au galop sur une route assez plane où les cahots se firent plus rares.

Au-dessus d’elle, Marianne entendit Pilar pousser un soupir de soulagement, puis elle sentit que l’on écartait la couverture de son visage.

— Je ne souhaite pas que vous mouriez étouffée, fit la señora avec une insultante sollicitude, ce serait vraiment trop rapide !... D’ailleurs, vous devriez essayer de dormir, ma chère. Nous en avons bien pour deux heures.

Les pieds de l’Espagnole reprirent leur position, mais Marianne avait réussi à rouler sur elle-même afin de ne plus les avoir juste sous le nez. Elle y gagna d’être encore un peu moins bien, mais du moins fut-elle dispensée de contempler la mine satisfaite de son ennemie. Elle put ainsi penser plus librement.

Deux heures ? Du train où allaient les chevaux et en tenant compte du fait que l’on relayerait certainement si Pilar entendait soutenir cette allure rapide, cela signifiait un trajet d’environ sept lieues ; mais connaître la distance du lieu où on allait l’enfermer ne lui apprendrait pas grand-chose sur ce lieu lui-même puisqu’elle ignorait par quelle porte l’on avait quitté Paris. Néanmoins, elle savait que, si elle parvenait à s’enfuir, il lui faudrait ou bien voler un cheval ou bien se résigner à faire la route à pied... ce qui d’ailleurs n’était pas fait pour l’effrayer. S’il s’agissait d’échapper à ces gens-là et de voler au secours de Jason, elle était prête à couvrir, sans même une plainte, la distance de Marseille à Paris.