Tout en continuant à se livrer à ses effusions familiales, Ducatel assura le factionnaire qu’on lui enverrait « une bonne pinte de calvados » pour le payer de son amabilité et lui tenir compagnie, puis referma la porte. Marianne vit qu’elle se trouvait dans une entrée exiguë terminée par un guichet. A gauche, c’était le corps de garde dont la porte entrebâillée montrait l’intérieur éclairé par deux quinquets à la lumière desquels quatre soldats jouaient aux cartes en fumant la pipe. Toujours parlant haut, Ducatel conduisit ses « pays » vers le guichet, le leur fit franchir. Il ouvrait sur une autre pièce obscure au bout de laquelle il y avait un second guichet. Ducatel s’arrêta avant de le franchir.

— Mon logement donne sur la rue du Roi-de-Sicile, chuchota-t-il. J’vais vous y conduire, M’sieur, et on fera un peu d’bruit pour que les sentinelles n’doutent pas d’notre souper. J’vous aurais bien fait entrer par ma porte particulière, mais vaut toujours mieux avoir l’air d’agir au grand jour.

— J’irai bien tout seul, mon bon Ducatel, marmotta Crawfurd qui approuva de la tête. Menez plutôt Madame chez le prisonnier que vous savez.

Ducatel fit signe qu’il avait compris et ouvrit le guichet.

— Par ici, alors... Comme c’est un prisonnier de marque, on n’l’a pas mis dans le bâtiment neuf. Il est avec les gens « bien » dans la chambre Condé... et presque tout seul...

Tout en parlant, Ducatel allait ouvrir une quatrième porte donnant, cette fois, sur une cour qu’il fit traverser à Marianne tandis que Crawfurd prenait à gauche vers la cour que l’on appelait cour de la Cuisine, ainsi que la puissante odeur de graillon le prouvait surabondamment, et sur laquelle ouvrait le logis du concierge.

Tout en suivant le geôlier, Marianne regardait avec répugnance les bâtiments bas entourant cette cour, aux dalles disjointes, sans un arbre mais au-delà de laquelle s’ouvrait la prison proprement dite : de hauts murs sinistres décrépis et vermoulus, troués de fenêtres bâillonnées, derrière lesquels se faisaient entendre des grognements, des gémissements de cauchemar, d’affreux rires gras et des ronflements, les bruits d’une humanité sordide et dangereuse parquée là par le crime et par la peur. Quatre étages d’escrocs, de voleurs, de banqueroutiers, de forçats évadés et repris, d’assassins, tout ce que la pègre de Paris et d’ailleurs avait vomi dans les filets de la police. Ce n’était pas la rudesse féodale, mais somme toute encore propre de Vincennes, ce n’était pas la prison d’Etat où l’on entrait pour crime politique. C’était la geôle ignoble et vile où l’on s’entassait dans une affreuse promiscuité.

— On a eu du mal à le mettre dans un coin à peu près tranquille, confia Ducatel à Marianne tout en la guidant le long d’un escalier dont la rampe forgée disait que, au temps du duc de la Force, il avait dû être noble et beau mais dont les marches cassées et glissantes rendaient l’escalade périlleuse... Faut vous dire que la prison est bourrée ! D’ailleurs, elle désemplit jamais ! Tenez, c’est là... ajouta-t-il en montrant une porte bardée de fer apparue dans un profond renfoncement.

Par le guichet que le concierge ouvrit, un peu de lumière glissa dans le couloir.

— Du monde, M’sieur Beaufort ! dit-il dans l’ouverture avant de tirer les verrous.

Puis, tout bas, pour Marianne :

— Faut pas m’en vouloir, m’dame, mais j’peux pas vous laisser plus d’une petite heure. J’viendrai vous chercher avant la ronde.

— C’est très bien et je vous remercie.

La porte s’ouvrit presque sans bruit et Marianne se coula dans l’ouverture, un peu étonnée du spectacle qui s’offrait à sa vue. Assis de part et d’autre d’une mauvaise table, deux hommes jouaient aux cartes à la lueur d’une chandelle. Dans un coin, roulé en boule sur l’une des trois couchettes, quelque chose qui pouvait être un autre homme dormait d’un sommeil agité. L’un des deux joueurs était Jason. L’autre un personnage d’environ trente-cinq ans, grand, brun et d’apparence vigoureuse avec un visage assez beau, des traits réguliers, une bouche moqueuse et des yeux noirs vifs et inquisiteurs. Voyant entrer une femme, il se leva aussitôt tandis que Jason, trop surpris de cette arrivée, ne songeait même pas à en faire autant et demeurait assis, les cartes en main.

— Marianne ! s’exclama-t-il. Vous, mais je croyais...

— Je croyais, moi, que tu étais bien élevé, camarade ! ironisa son compagnon. On ne t’a jamais appris à te lever pour recevoir une dame ?

Machinalement, le jeune homme se mit debout et, à peine sur ses pieds, reçut dans ses bras une Marianne qui se jetait contre lui, riant et pleurant tout à la fois.

— Mon amour ! Je n’en pouvais plus ! Il fallait que je vienne !...

— C’est de la folie ! Tu es exilée, recherchée peut-être...

Il protestait, mais ses mains, déjà, avaient saisi le visage de la jeune femme pour le rapprocher du sien. Dans la figure, trop tannée par tous les vents de l’océan pour que quelques semaines de réclusion eussent réussi à la pâlir, ses yeux bleus brillaient d’une joie que sa bouche semblait refuser à admettre. Son expression, poignante chez un homme aussi fort, était celle-là même d’un enfant malheureux qui n’attend rien et que, cependant, un Père Noël anonyme vient de combler avec le plus beau des jouets. Il regardait Marianne sans pouvoir articuler une parole de plus et, soudain, l’écrasant contre lui, il se mit à l’embrasser avec une ardeur affamée. Quant à la jeune femme, elle s’abandonnait, les yeux clos, heureuse à en mourir. Elle était bien incapable de s’apercevoir que l’homme qui la tenait dans ses bras était sale à faire peur, mal rasé, car le barbier n’officiait pas tous les jours, tant s’en fallait, dans cet affreux hôtel, et qu’il régnait dans la cellule une odeur pénible. Pour elle, visiblement, le paradis n’avait rien de plus merveilleux à offrir aux mortels.

Debout, l’un près de la porte, l’autre à côté de la table, Ducatel et le prisonnier, retenant leur souffle et en quelque sorte fascinés, regardaient en souriant cette scène d’amour inattendue. Mais, comme elle semblait devoir se prolonger, le second haussa les épaules, jeta ses cartes sur la table et déclara :

— Bon ! Je suis de trop ! Ducatel, tu m’invites à souper ?

— Pour sûr, mon gars ! Ton couvert est déjà mis !

Cet échange de paroles eut pour effet de dénouer instantanément l’étreinte des deux amoureux qui, un peu gênés tout de même d’avoir si vite oublié le reste du monde, regardèrent les deux autres d’un air si penaud que le prisonnier se mit à rire.

— Allons ! Ne faites pas cette tête-là ! On sait ce que c’est que l’amour et on en a vu d’autres !

Mais Marianne, vexée, foudroya le rieur du regard et s’indigna à l’adresse du concierge.

— Etait-il indispensable d’imposer, par surcroît, à M. Beaufort la promiscuité de gens...

— De gens comme moi ? Que voulez-vous, Madame, la prison est pleine et l’on ne choisit pas ! Mais nous ne faisons pas si mauvais ménage, n’est-ce pas, l’ami ?

— Non, fit Jason qui ne put s’empêcher de sourire devant la mine indignée de Marianne, cela pourrait être tellement pire ! Je vais même te présenter...

— Laisse ! coupa le prisonnier. J’entends le faire moi-même. Vous voyez devant vous, belle dame, un authentique gibier de galères comme on en rencontre bien peu dans les salons : François Vidocq, d’Arras, déjà trois fois condamné au bagne, et en passe d’y retourner ! Je vous offre mes hommages... et sors par le fond comme on dit au théâtre ! Viens, Ducatel ! J’ai faim.

— Et celui-là ? lança Marianne furieuse et désignant le paquet noir qui s’agitait toujours sur son lit en poussant des grognements indistincts, vous ne l’emmenez pas ?

— Qui ? L’abbé ? Il est à moitié fou et ne parle que l’espagnol. Il ne vous gênera pas ! Et puis ce serait dommage de le réveiller : il fait de si beaux cauchemars ! A tout à l’heure !

Et, escorté presque respectueusement par le concierge, l’étrange prisonnier, qui semblait être tout à fait chez lui, quitta la cellule pour aller souper chez son geôlier comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde.

— Voilà qui est fort ! s’écria Marianne qui avait contemplé cette sortie avec stupeur. Mais qui est cet homme ?

— Il te l’a dit, fit Jason en la reprenant dans ses bras. C’est un habitué du bagne, perpétuellement évadé, perpétuellement repris, ce qu’on appelle ici un cheval de retour.

— C’est un... assassin ?

— Non, un voleur simplement. L’assassin, ici, c’est moi ! dit Jason tristement ! Quant à lui, c’est un curieux garçon, mais je lui dois la vie !

— Toi ?

— Mais oui... Tu ne sais pas ce que c’est que cette prison ! C’est un enfer habité par des démons ! Tout ce qui est lâche, cruel, ignoble est enfermé là-dedans et la loi qui y règne est celle du plus fort. J’étais un étranger... un homme bien vêtu, cela suffisait pour qu’on me prît en grippe dès l’abord ! On m’aurait assassiné sournoisement sans François. Il m’a pris sous sa protection et, ici, sa réputation est grande. Il a la manière de dompter ces fauves. Et tiens, ce pauvre diable qui dort là, si mal, lui doit aussi d’exister toujours ! Ah, c’est quelque chose d’être un maître de l’évasion ! Même les geôliers le respectent : tu l’as vu toi-même.

Marianne comprenait, bien mieux que Jason ne l’imaginait, le danger qu’il avait couru à son arrivée à la Force. L’unique nuit passée jadis à la prison Saint-Lazare lui avait laissé un souvenir ineffaçable et parfois, dans ses mauvais rêves, elle revoyait l’affreux visage de la Tricoteuse, la fille qui avait tenté de la tuer simplement parce qu’elle était jeune et belle. Elle revoyait ses yeux jaunes, son sourire sinistre et le grossier couteau qu’elle maniait si bien.