— Tu t’es bien moquée de moi, Aniouchka ! fit-il d’une voix si lourde qu’elle en était difficilement intelligible. Mais, tu vois, c’est fini de rire ! Aussi, tu as été trop loin, vois-tu ! M’obliger à renoncer a tuer cet homme que tu aimes, c’était une grosse sottise parce que je n’ai jamais laissé un défi derrière moi. Tu as touché à mon honneur en te servant de mon devoir pour protéger ton amant et, pour cela, je vais te punir...
Il parlait posément, lentement, un mot coulant après l’autre, avec la monotonie d’un enfant répétant une leçon cent fois répétée.
« Il est fou ! » songea Marianne qui, cependant, n’hésita que très peu pour conjecturer la manière dont Tchernytchev entendait la punir. Elle pensa qu’il allait la violer. Et, de fait, jugeant sans doute, du fond de son ivresse, qu’il en avait assez dit comme cela, le Russe ouvrit le peignoir vert, déchira la chemise sur toute sa longueur et en écarta les pans mais sans toucher, même du bout des doigts, la peau nue de Marianne. Puis, se redressant de toute sa hauteur et sans même regarder la jeune femme, il se mit à se déshabiller aussi calmement que s’il avait été dans sa chambre.
A demi-étranglée par le mouchoir qui, trop enfoncé dans sa gorge, lui donnait des haut-le-cœur, Marianne le vit avec horreur dévoiler un corps aussi blanc et aussi bien bâti que celui d’un dieu de marbre grec, mais à peu près aussi velu que celui d’un renard roux. Ce corps, sans autre formalité, s’abattit sur le sien. Ce qui suivit fut incroyablement violent, rapide et, pour Marianne, aussi désagréable qu’ennuyeux. Ce cosaque ivre mettait à faire l’amour la même application et la même fureur que s’il avait administré le knout à un moujik récalcitrant. Non seulement il ne cherchait pas à éveiller un plaisir quelconque chez sa compagne, mais il semblait s’évertuer à la faire souffrir au maximum. Heureusement, la nature vint au secours de Marianne et son supplice, qu’elle subit sans une plainte, ne dura pas longtemps.
Défaillante et presque étouffée elle crut renaître quand son bourreau se releva, pensant qu’il allait maintenant la délivrer, puis se décider enfin à prendre la route de Moscou. Mais, toujours sur le même ton monocorde, Tchernytchev annonça :
— Maintenant, je vais t’enlever pour toujours le moyen de m’oublier. Aucun homme ne pourra plus t’approcher sans savoir que tu es mon bien.
Apparemment, il n’en avait pas fini avec elle et Marianne, éperdue, le vit ôter calmement de son doigt une de ces grosses chevalières d’or dont le chaton, gravé aux armes, servait à cacheter les lettres, et en présenter la gravure à la flamme de la veilleuse. En même temps, il examinait le corps de la jeune femme, semblant chercher quelque chose sur la peau brillante de sueur. Mais Marianne, qui avait compris ce qu’il voulait faire, se mit à gémir et à se tordre dans ses liens avec une si violente énergie que le Russe, dont la main d’ailleurs n’était peut-être pas très sûre, manqua son but. Il avait visé le ventre, mais ce fut sur la hanche de Marianne qu’il appliqua le sceau brûlant...
La douleur fut si atroce que, malgré le bâillon, un cri d’agonie jaillit de la gorge de Marianne. Il eut pour écho un ricanement d’ivrogne satisfait... et le bruit d’une vitre brisée. A demi-morte, Marianne entendit ouvrir violemment sa fenêtre et, comme du fond d’un rêve, vit s’effondrer d’un seul coup les rideaux qui protégeaient son lit, tandis qu’à la place se dressait la silhouette sombre d’un homme en uniforme de hussard, dont la main droite tenait un sabre nu. Devant le spectacle inattendu qui s’offrait à lui, le nouveau venu jura superbement :
— Et bien ! fit-il avec un bel accent périgourdin qui parut à Marianne la plus douce musique du monde, j’ai vu bien des piqués dans ma chienne de vie, mais des comme toi !...
Marianne souffrait trop de sa hanche brûlée et elle était passée par trop d’émotions durant cette incroyable nuit pour s’étonner encore de quoi que ce soit. Découvrir, au pied de son lit et l’épée à la main, le bouillant Fournier-Sarlovèze, l’amant préféré de Fortunée Hamelin, n’avait même plus de quoi la surprendre... D’ailleurs, après avoir intimé au Russe qui, de surprise, s’était assis sur le lit l’ordre de s’habiller « et un peu vite ! » avant d’en découdre avec lui, le beau François s’occupait hâtivement de Marianne, ôtait enfin le mouchoir sous lequel elle suffoquait, tranchait les liens dorés et ramenait pudiquement la lingerie déchirée sur le corps blessé, le tout sans cesser de parler.
— On dirait que j’ai eu une bonne idée de passer par la rue de l’Université ! fit-il joyeusement. Je pensais d’ailleurs à vous, belle dame, et me disais qu’il me fallait vous rendre bientôt visite pour vous remercier de m’avoir tiré de prison, quand j’ai vu ce personnage en train d’escalader le mur de votre jardin. La première idée qui m’est venue est qu’il venait en galant impatiemment attendu. Mais un amant attendu par une dame vivant seule n’a aucun besoin de râper ses vêtements en franchissant les murailles. Quand je vais chez Fortunée, j’y vais comme tout le monde : par la porte... Sa conduite m’a donc intrigué. Et puis, à ne vous rien cacher, je n’aime pas les Russes et celui-là moins encore que tous ses frères. Après quelques hésitations, je me suis décidé à prendre le même chemin. Une fois dans le jardin, j’ai failli rebrousser chemin. Il n’y avait plus trace de rien et les fenêtres, si elles étaient éclairées, étaient fermées. Du diable si je sais pourquoi je suis monté jusqu’ici ! Peut-être par curiosité ! J’adore me mêler de ce qui ne me regarde pas ! conclut-il, tandis que Tchernytchev, toujours avec les mêmes gestes automatiques, se rhabillait sans prêter la moindre attention à ce qui se passait auprès de lui.
Mais il fut brutalement rappelé à la réalité. A peine libérée, et sans souci de sa douleur, Marianne avait bondi de son lit. Se ruant sur son bourreau, elle lui appliqua deux maîtresses gifles, puis, saisissant une précieuse potiche de Chine rose qui, avec son pied de bronze, pesait un certain poids, elle la souleva, emportée au-delà d’elle-même par la fureur, et la lui brisa sur la tête.
Le vase s’éparpilla en mille morceaux, mais le Russe ne tomba pas. Ses yeux s’ouvrirent sous l’effet d’une immense surprise et il vacilla légèrement. Puis il s’assit lourdement sur le bord du lit tandis que Fournier-Sarlovèze éclatait d’un rire sonore qui couvrit le flot d’injures dont Marianne abreuvait son adversaire. Cependant, comme sur sa lancée, elle se précipitait vers l’autre potiche jumelle pour lui faire subir le même sort, le général des hussards s’interposa.
— Hé là ! Doucement, jeune dame ! D’aussi belles choses ne méritent pas un sort aussi tragique !
— Et moi ? Est-ce que je méritais ce que cette brute sauvage m’a fait subir ?
— Justement ! Il n’y a aucune raison de vous priver, au surplus, d’objets auxquels vous devez tenir quelque peu ! Que ne prenez-vous le tisonnier, ou un chenet ?... Non, ajouta-t-il vivement en voyant Marianne regarder d’un œil brillant le lourd tisonnier de bronze, laissez cela ! Tout compte fait, j’aime mieux le tuer moi-même.
Péniblement, car sa blessure au côté lui faisait éprouver de cruels élancements, Marianne parvint à sourire à ce paladin inattendu. Elle n’arrivait plus à comprendre comment elle avait pu, jusqu’à présent, trouver François Fournier antipathique.
— Je ne sais pas comment vous remercier ! murmura-t-elle.
— Alors n’essayez pas, sinon nous n’en finirons jamais de nous remercier mutuellement. Comment appelle-t-on votre femme de chambre ? Elle doit être sourde, celle-là !
— Non, surtout ne l’appelez pas ! En effet, elle a si bon sommeil qu’elle attache le cordon de la sonnette à son petit doigt pour le cas où j’aurais besoin d’elle. Mais, pour une fois, j’aime autant cela ! Je... je ne suis pas très fière de ce qui vient de se passer.
— Je ne vois pas pourquoi ! Mettez ça sur le compte des blessures de guerre ! Avec ces gens-là, on est toujours un peu en guerre, mais je vais lui ôter toute envie de recommencer. Vous y êtes, vous ? acheva-t-il en se tournant vers le Russe.
— Un moment ! fit l’autre.
D’un pas solennel, il alla jusqu’à une carafe pleine d’eau posée sur une table et, sans hésiter, s’en versa le contenu sur la tête. L’eau dégoulina sur le bel uniforme vert et vint inonder le tapis, mais les yeux de Tchernytchev perdirent instantanément leur fixité trouble. Il s’ébroua, à la manière d’un grand chien, puis, rejetant en arrière ses cheveux trempés, il tira son sabre et adressa un sourire hargneux à Fournier.
— Quand vous voudrez ! fit-il froidement. Je n’aime pas beaucoup que l’on vienne interrompre mes plaisirs.
— Drôles de plaisirs ! Mais, si vous le voulez bien, nous allons régler ça dans le jardin. Il me semble, ajouta-t-il en désignant du bout de son arme les rideaux arrachés, la fenêtre brisée, le vase en miettes et la large flaque d’eau que le tapis absorbait lentement, que, pour cette nuit, les dégâts sont suffisants !
Froidement, Marianne remarqua avec un petit rire méprisant :
— Le comte n’a pas le droit de se battre ! Il devrait déjà être sur le chemin de son pays. Il est en mission.
— Je suis déjà en retard, affirma Tchernytchev, alors un peu plus un peu moins... Je ne prendrai d’ailleurs que tout juste le temps de tuer cet intrus... l’un de vos amants, sans doute !
— Non, corrigea Fournier avec une menaçante amabilité, mais celui de sa meilleure amie ! Allons, Tchernytchev, cessez de faire l’imbécile ! Vous savez parfaitement qui je suis. On n’oublie pas le premier sabreur de l’Empire quand on l’a, une fois, rencontré sur un champ de bataille, ajouta-t-il avec un naïf et superbe orgueil. Rappelez-vous Austerlitz !
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