— Pourquoi ? Parce que Napoléon vous a appris l’amour et vous a faite princesse ?

Négligeant l’interrogation, Marianne secoua la tête.

— A Selton, vous m’avez rendu un immense service en me donnant le goût de la liberté. Votre seule excuse, si tant est que vous en eussiez une, est d’avoir tout ignoré de moi. Vous me croyiez faite du même bois que vous ou vos amis et c’était une erreur. Quant à Jason, je suis prête à crier au monde entier que je l’aime, et de cela aussi je peux vous remercier car, si j’avais souscrit à votre répugnant marché, je ne l’aimerais pas autant ! Enfin, si j’ai regretté quelque chose, c’est de n’avoir pas compris immédiatement l’homme qu’il était et de ne l’avoir pas suivi, comme il me l’a demandé la première nuit... mais j’ai, grâce à Dieu, assez d’amour et assez de jeunesse pour attendre le bonheur autant qu’il le faudra ! Parce que je sais, je sens, qu’un jour je le tiendrai...

— Eh bien, mais... c’est tout le mal que je vous souhaite !

Et sans rien ajouter de plus, il sortit sur le balcon, enjamba la balustrade et se laissa glisser au-dehors. Un instant, Marianne, qui s’était avancée vers la fenêtre, vit ses mains très blanches accrochées à l’appui de fer forgé. Puis il y eut le choc sourd d’une chute, immédiatement suivi de pas légers, rapides, fuyant vers le mur de la maison voisine. Machinalement, Marianne franchit à son tour la porte-fenêtre et fit quelques pas sur le balcon, cherchant, à la fois, à calmer l’agitation de son cœur et à mettre de l’ordre dans ses idées.

Sa première impulsion la poussait à sonner Gracchus pour demander ses chevaux et à se faire conduire à Passy sans plus tarder, mais les paroles de Francis trouvaient leur chemin dans son esprit et, malgré tout ce qu’elle savait de lui, elle ne pouvait s’empêcher d’en reconnaître la justesse. Qui pouvait dire comment réagirait l’Espagnole quand elle apparaîtrait devant elle, au cœur de la nuit ? Accepterait-elle seulement d’avertir son mari ? Ou bien trouverait-elle, dans l’aversion que lui inspirait Marianne, une excellente raison de ne pas croire un mot de ce qu’elle lui dirait ? Et si, pour attirer malgré tout l’attention de Jason, Marianne faisait du tapage, n’en résulterait-il pas un scandale qui ne ferait de bien à personne... L’idée d’envoyer Gracchus seul, avec un mot, ne la séduisait pas davantage parce qu’elle savait qu’elle n’aurait ni trêve ni repos tant qu’elle ne serait pas pleinement rassurée sur le sort de Jason. Peut-être n’aurait-elle pas trop de toutes ses supplications, de toutes ses larmes, pour le faire renoncer à un rendez-vous dont il attendait peut-être beaucoup... Le mieux serait sans doute d’attendre le jour et, dès son lever, de se faire conduire chez Beaufort.

Oppressée, Marianne passa sur son front une main qui tremblait et respira profondément deux ou trois fois pour essayer de calmer les battements désordonnés de son cœur. La nuit était silencieuse et douce. Sa voûte profonde scintillait d’étoiles et, du jardin, avec le murmure argentin et mélancolique du petit jet d’eau, montait le parfum des roses et du chèvrefeuille. C’était une nuit qu’il devait faire bon vivre à deux et Marianne poussa un soupir en songeant à cet étrange et tenace caprice du destin qui semblait la condamner, elle que tant d’hommes désiraient, à une perpétuelle solitude. Femme sans mari, maîtresse sans amant, mère privée de l’enfant dont, à l’avance, elle chérissait la forme fragile et si souvent imaginée, n’y avait-il pas là une injustice du destin, une espèce de dérision ? Que faisaient, à l’heure présente, les hommes qui pesaient de quelque poids dans sa vie ? Celui qui venait de partir si rapidement avec, dans les yeux, une étrange expression de lassitude, que faisait-il maintenant, chez Mme Atkins, cette femme douce et romanesque dont toute la vie n’était plus que la longue attente du retour de l’Enfant du Temple, de ce petit Louis XVII qu’elle était persuadée d’avoir contribué à arracher de sa prison ? Que faisait le centaure masqué de blanc de la villa Sant’Anna, dont l’effroyable solitude semblait vouloir se refléter dans celle de son artificielle épouse ? Quant à ce que pouvait faire Napoléon, sous les lambris dorés de Compiègne, en compagnie de son Autrichienne et en admettant qu’il ne soit pas occupé à soigner l’une des multiples indigestions d’une épouse aimant un peu trop la pâtisserie, Marianne l’imaginait sans peine, mais n’en éprouvait plus aucune souffrance. L’éclat et l’ardeur du soleil impérial, un temps, l’avaient éblouie, mais le soleil s’était couché dans un lit bourgeoisement conjugal et en avait quelque peu perdu de sa fascination.

Infiniment plus douloureuse était l’évocation de Jason, menacé d’un danger mortel, mais caché à cette minute, avec Pilar, dans cette ravissante demeure des bords de Seine que Marianne plus d’une fois avait admirée. Le grand jardin étalé en terrasses devait avoir bien du charme à cette heure nocturne... mais la sévère Pilar, qui n’aimait pas la France, était-elle capable de sentir la séduction de ce parc désuet et charmant ? Elle devait préférer prier un dieu d’orgueil et d’implacable justice dans la solitude retirée d’un oratoire bien clos !...

Soudain, Marianne tourna le dos à cette nuit par trop nostalgique, dans un mouvement plein de rancune, et regagna sa chambre. Dans l’un des candélabres de la cheminée, une bougie fumait, menaçant de s’éteindre, et la jeune femme souffla tout le chandelier... La chambre ne fut plus éclairée que par les petites lampes à huile placées au chevet du lit et s’emplit ainsi d’une mystérieuse lueur rose. Mais le charme ouaté de la chambre, l’appel du lit douillet n’agissaient plus sur Marianne. Elle venait de décider qu’elle se rendrait sur l’heure à Passy, quelles qu’en puissent être les conséquences ! Elle savait qu’elle ne pourrait pas trouver le repos tant qu’elle n’aurait pas vu Jason, quitte, pour cela, à passer, s’il le fallait, sur le corps de l’odieuse Pilar, quitte à ameuter tout le quartier !... Mais d’abord, changer de costume...

Marianne commença à se dévêtir, ôtant le casque de plumes pourpres qui commençait à lui tirer douloureusement les cheveux puis, à pleines mains, fourragea dans sa chevelure qui croula comme un noir serpent jusqu’au creux de ses reins. La robe de mousseline fut plus difficile à ôter. Un instant, Marianne, énervée par les multiples agrafes, fut sur le point d’appeler Agathe, mais, soudain, elle se souvint que cette robe avait déplu à Jason et, avec colère, elle tira sur le fragile tissu, arrachant la fermeture. Désormais vêtue d’une courte chemise de batiste attachée aux épaules par de minces rubans de satin blanc, elle s’assit pour changer de chaussures. C’est alors que la sensation d’une présence lui fit lever les yeux. Un homme, en effet, s’encadrait dans le chambranle de la fenêtre et restait là, immobile, à la regarder.

Avec une exclamation indignée, Marianne bondit sur un saut-de-lit de moire verte posé sur un fauteuil et s’en drapa hâtivement. Un instant, dans l’ombre, elle avait cru que Francis revenait. Elle avait seulement aperçu des cheveux blonds. Mais, en regardant mieux, elle comprit que la ressemblance s’arrêtait là et, très vite, avant même qu’il eût parlé, elle le reconnut. C’était Tchernytchev. Immobile comme une statue sombre dans son sévère uniforme vert foncé, le courrier du Tzar la dévorait des yeux. Mais des yeux si luisants et si fixes que quelque chose se bloqua dans la gorge de la jeune femme. Visiblement, le Russe n’était pas dans son état normal. Peut-être avait-il bu ? Elle savait déjà qu’il pouvait engloutir de prodigieuses quantités d’alcool sans perdre un pouce de sa dignité.

D’une voix basse, que l’inquiétude feutrait, Marianne ordonna :

— Allez-vous en ! Comment osez-vous pénétrer chez moi ?

Il ne répondit pas, fit seulement un pas en avant, puis un autre, et, se retournant, ferma rapidement la fenêtre. Voyant qu’il allait aussi fermer l’autre,

Marianne s’y jeta et se cramponna au montant.

— Je vous ai déjà dit de partir ! gronda-t-elle. Est-ce que vous êtes sourd ? Je vais appeler si vous ne disparaissez pas immédiatement.

Toujours pas de réponse, mais la main de Tchernytchev s’abattit sur l’épaule de la jeune femme, l’arracha de la fenêtre et l’envoya rouler sur le tapis à quelques pas de là, contre le pied du canapé qui lui arracha un cri de douleur. Pendant ce temps, le Russe, posément, fermait l’autre fenêtre puis revenait vers Marianne. Sa façon d’agir était celle d’un automate et Marianne, épouvantée, ne douta plus un instant qu’il ne fût totalement ivre. Quand il s’était approché d’elle, une puissante odeur d’alcool était montée à ses narines.

Pour lui échapper, elle essaya de se glisser sous le canapé, mais il était déjà sur elle. Avec la même force irrésistible, il l’enleva de terre et alla la déposer sur le lit malgré la défense vigoureuse qu’elle lui opposait. Elle cherchait vainement à crier : une main brutale s’était abattue sur sa bouche et, d’ailleurs, les obliques yeux verts du Russe luisaient, dans l’ombre, à la manière des yeux de chat et d’un feu tellement sinistre qu’une véritable terreur s’infiltra dans les veines de la jeune femme.

Il la lâcha un instant, mais ce fut pour arracher les cordelières d’or qui retenaient, au baldaquin, les rideaux de moire bleu-vert. En retombant, ils enveloppèrent le lit d’une ombre glauque où la veilleuse mettait un point d’or, mais Marianne n’eut même pas le temps de protester. En un tournemain, ses poignets furent liés à la tête du lit. Elle voulut crier mais sa voix s’étrangla dans sa gorge : une main péremptoire venait de lui fourrer dans la bouche un mouchoir roulé en boule.

Presque réduite à l’immobilité, Marianne ne s’en tordit pas moins comme une couleuvre, cherchant contre tout espoir à échapper à son tourmenteur et ne réussissant guère qu’à meurtrir douloureusement ses poignets que les fils d’or entamèrent. C’était bien peine perdue. Tchernytchev réussit sans peine à immobiliser ses jambes en se couchant dessus et attacha chaque cheville à un pied du lit. Cette fois, Marianne, à peu près écartelée, ne pouvait plus bouger. Le Russe, alors, se releva, considéra sa victime avec satisfaction.