— Il y a une chose que vous ignorez peut-être ! Jason admire et aime Napoléon. Oubliez-vous qu’il est auprès de lui l’envoyé de son gouvernement ?
— Un envoyé officieux, ce qui est une situation bien pratique. Oubliez-vous, de votre côté, que Beaufort a toujours besoin d’argent ? Il me semble que nous sommes payés, vous et moi, pour le savoir !
— Il n’y a pas que lui !
— Oubliez-vous, continua Francis, en ignorant volontairement l’interruption, en quelles circonstances vous l’avez connu ? A Selton, en Angleterre... et dans le groupe des intimes du Prince de Galles ! Voulez-vous une preuve de plus ? Ce corsaire anglais qu’il a si opportunément laissé fuir, voici peu de temps, sous prétexte que l’Amérique n’est pas en guerre avec l’Angleterre, ce corsaire, en fait, était fort important car il revenait d’Espagne et portait des dépêches de Wellington que celui-ci avait jugé plus prudent de confier à un navire rapide. Or, pour un navire marchand, la Sorcière de la Mer est singulièrement bien armée, mieux que le Revenge et plus rapide encore. Etes-vous convaincue ?
Marianne n’eut pas le courage de répondre. Elle détourna la tête. Bien sûr, elle ne pouvait pas reprocher à Jason de préférer aux intérêts de la France les intérêts de son pays, mais l’idée qu’il pût revenir en France sous le couvert de l’amitié, être reçu par l’Empereur, traité avec honneur en s’abouchant avec les pires ennemis du souverain français, lui était insupportable. Mais il était indéniable que les arguments de Francis ne manquaient pas de valeur. Avant d’approcher Napoléon, Jason Beaufort était, bien réellement, l’ami du prince anglais, au point de compter parmi ses intimes.
Au bout d’un moment, quand elle eut fait le tour de la question, elle remarqua :
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Vous venez ici me vendre une information qui peut sauver Mr Beaufort... mais cette information ne le concerne pas uniquement ? Il y a Crawfurd... et les trois autres.
— Si Crawfurd a des ennuis, il s’en arrangera seul, fit Francis avec un rire sec. Car, si Savary a eu vent de la chose, il ne faut pas chercher beaucoup plus loin la source de ses renseignements.
— Vous voulez dire...
— Que Crawfurd se trouve fort bien à Paris et que, l’âge venu, il tient beaucoup plus à sa tranquillité qu’à des convictions pour lesquelles il estime sans doute, et sûrement avec quelque raison, qu’il a suffisamment payé de sa bourse et de sa personne. Rassurez-vous, Crawfurd ne craint certainement rien. Quant aux autres, je m’en charge.
— L’un d’eux peut avoir la pensée charitable de prévenir Beaufort ?
— Ils n’auront que le temps de se mettre eux-mêmes à l’abri. Ai-je gagné mon argent ?
D’un signe de tête, Marianne acquiesça. Sa main armée retomba et elle reposa le pistolet dans son écrin tandis que Francis allait lentement vers la console. Silencieusement, il enfouit l’argent dans ses vastes poches, salua profondément et se dirigea vers la fenêtre. Marianne avait hâte, maintenant, qu’il fût parti. Le marché qu’ils venaient de conclure ensemble, s’il n’avait pas augmenté la haine qu’elle portait à cet homme, avait du moins aboli la peur qu’il lui avait inspirée depuis la soirée du théâtre Feydeau et considérablement accru son mépris. Elle savait maintenant qu’avec un peu d’or il lui serait toujours possible de museler Cranmere et de l’empêcher de nuire. Et l’or était ce qui, désormais, lui manquerait le moins. Plus difficiles à assimiler allaient être ses révélations concernant Jason. Marianne n’arrivait pas à admettre, malgré les faits, que son ami fût seulement un espion. Et pourtant...
L’Anglais allait passer sur le balcon pour l’enjamber et se laisser glisser dans le jardin quand il se ravisa.
— J’oubliais ! Comment comptez-vous prévenir Beaufort ? Vous allez lui écrire ?
— Je crois que cela ne vous concerne pas. Je le préviendrai comme bon me semblera.
— Vous connaissez son adresse ?
— Il m’a dit qu’il habitait à Passy, la maison d’un ami, le banquier Baguenault.
— En effet. C’est, en bordure de Seine, une grande et belle maison, entourée d’un parc en terrasses. Elle appartenait, avant la Révolution, à la princesse de Lamballe et c’est sous ce nom qu’elle est encore connue dans le quartier. Mais, si vous me permettez de vous donner un conseil...
— Donner ? Vous ?
— Pourquoi pas ? Vous avez été généreuse, je vais l’être aussi en vous évitant une sottise. N’écrivez pas. Dans ce genre d’affaires on ne sait jamais ce qui peut se produire et, au cas où la police en viendrait à perquisitionner chez Beaufort, il serait dangereux pour vous que l’on y trouvât une lettre de vous. Quand il n’y a pas de traces, il n’y a pas de preuves, Marianne, et, dans certains cas, votre intimité avec l’Empereur pourrait se retourner contre vous. Le mieux est que vous vous rendiez personnellement chez Beaufort... disons, demain soir vers 9 heures ? Le rendez-vous chez Crawfurd est pour 11 heures. Beaufort sera encore chez lui.
— Qu’en savez-vous ? Il peut fort bien être absent tout le jour.
— Oui, mais ce que je sais, de source sûre, c’est qu’il recevra, demain soir, vers 8 heures, une importante visite. Donc, il sera chez lui.
Marianne regarda Cranmere avec curiosité.
— Comment faites-vous pour être si bien renseigné ? On jugerait que Jason ne prend aucune décision ou n’accepte aucun rendez-vous sans vous en informer auparavant.
— Ma chère, dans le métier que je fais, le fait de savoir le plus de choses possibles, concernant amis ou ennemis, est souvent une simple question de vie ou de mort. Après tout, vous êtes parfaitement libre de ne pas me croire et d’agir comme bon vous semblera... mais ne m’incriminez pas si, en agissant à la légère, vous déclenchez une catastrophe.
Marianne eut un geste d’impatience. Elle n’avait qu’une hâte : le voir partir et, ensuite, courir vers Jason sans perdre une minute, y aller tout de suite afin d’être bien certaine qu’il n’irait pas à ce rendez-vous insensé. Mais ce qu’elle pensait apparaissait si clairement sur son visage mobile que Cranmere n’eut aucun mal à le saisir. Négligemment, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance, il remarqua, tout en redressant d’un doigt distrait un pli de sa haute cravate :
— Courir à Passy à cette heure ne servirait pas à grand-chose, car vous auriez un mal du diable à être reçue... La... señora Pilar (c’est bien son nom ?) veille sur son bonheur conjugal aussi jalousement que le premier Jason sur sa fameuse Toison d’Or. Vous ne verriez qu’elle seule... tandis que je puis vous assurer que, demain soir, cette gracieuse dame se trouvera à Mortefontaine, chez cette étrange reine d’Espagne que l’on a fabriquée avec une petite-bourgeoise marseillaise. Cette malheureuse reine Julie, puisqu’il faut l’appeler ainsi, estime de son devoir d’attirer à elle tout ce qui peut avoir le moindre rapport avec l’Espagne où, d’ailleurs, elle ne mettra sans doute jamais les pieds, son noble époux préférant de beaucoup la laisser dans son coin. Où en étais-je ?...
— Vous étiez sur le point de partir ! lança Marianne crispée.
— Un peu de patience ! Je suis en train de me conduire en preux chevalier, cela vaut la peine de perdre quelques instants. Je disais donc... ah oui ! Que demain la señora ne sera point au logis, que vous aurez la route libre, ma chère princesse, et que... si Beaufort n’est pas un parfait imbécile, il ne tiendra qu’à vous de ne rentrer ici qu’au matin.
Les joues de Marianne se mirent à brûler tandis que son cœur, lui, manquait un battement. Ce que les derniers mots de Cranmere sous-entendaient n’était que trop clair !... Mais si la perspective qu’ils évoquaient avait le pouvoir de la faire trembler de bonheur, ils n’en prenaient pas moins dans cette bouche cynique un sens équivoque et douteux qui lui déplaisait. Cette espèce de bénédiction que lui donnait Francis lui semblait souiller son amour.
— Que d’attentions ! ironisa-t-elle amèrement. Ma parole, on jurerait que l’idée maîtresse de votre vie est toujours de me jeter à tout prix dans les bras de Mr Beaufort ?
Dans sa poche, Cranmere froissa la liasse de billets.
— Vingt-cinq mille livrés sont une belle somme ! fit-il négligemment.
Puis, d’un seul coup, son attitude changea. Se jetant sur Marianne, il saisit son poignet qu’il serra à lui faire mal, tandis qu’il grondait d’une voix furieuse :
— Hypocrite ! Espèce de sale petite hypocrite ! Tu n’as même pas le courage d’avouer ton amour ! Mais il suffisait de regarder l’expression de ton visage, dans cette loge de théâtre, pour comprendre que tu crèves d’envie d’être à lui ! Seulement, ce serait trop humiliant, n’est-ce pas, d’avouer qu’après la farce de Selton, après tes grands airs et ta vertueuse indignation, tu en es venue à l’aimer ! Combien de fois, dis-moi, as-tu regretté ton attitude stupide ? Combien de nuits solitaires as-tu gaspillées à regretter cette nuit-là ? Dis ? Combien ?...
D’une brusque torsion de son bras, Marianne l’arracha de la main qui le serrait puis, courant vers son lit, elle saisit le gland doré de la sonnette.
— Sortez d’ici ! Vous avez votre argent, alors, partez ! Et vite, sinon j’appelle mes gens !
La colère disparut comme un nuage de la figure crispée de Francis. Il prit une profonde respiration, haussa les épaules et se dirigea lentement vers la fenêtre.
— Inutile ! Je m’en vais ! Dans un instant, vous allez me dire que cela ne me regarde pas et, après tout, vous avez raison. Mais je ne peux m’empêcher de penser que... tout eût peut-être été différent si vous aviez été moins sotte !
— Et vous moins vil ! Ecoutez ceci, Francis : je n’ai jamais rien regretté de ce qui s’est passé et je ne regrette encore rien.
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