Sous la désinvolture des paroles, l’avidité se devinait. Marianne regarda avec dégoût cet homme jeune, incontestablement beau et de grande allure, très élégant dans son frac de velours vert sombre. Ses cheveux blonds étaient coiffés de la façon qui convenait le mieux à ses traits presque trop parfaits et ses mains fines étaient aussi belles, aussi blanches que celles du cardinal de San Lorenzo. Son sourire, malgré la froide indifférence du regard gris, était plein de charme. Et, cependant, l’âme qui animait ce beau gentilhomme n’était que boue glaciale, désespérant marais d’égoïsme, de cruauté, de fausseté et de bassesse. Une âme que son propriétaire eût vendue sans hésitation pour un peu d’or... « Dire que je l’ai aimé ! » pensa Marianne avec dégoût, « dire que durant des mois il a incarné pour moi tous les héros de roman, tous les chevaliers de la Table Ronde ! Dire que tante Ellis voyait en lui le parangon de toutes les vertus ! Quelle dérision !... »
Mais, avant tout, il s’agissait de garder son calme, même et surtout si une véritable peur commençait à l’envahir. Elle connaissait trop Cranmere, maintenant, pour savoir qu’il ne menaçait jamais en vain. Son chantage avait certainement une terrible réalité pour base, une réalité dont Jason allait faire les frais si elle ne payait pas. Et maintenant que Francis avait découvert son amour pour Beaufort, il ne lâcherait pas prise facilement. Pour empêcher ses nerfs de la trahir, Marianne noua ses mains derrière son dos et les serra très fort l’une contre l’autre. Aussi son visage n’était-il qu’indifférence quand elle demanda :
— Et si je refusais de payer ?
— Alors, je garderais mes informations pour moi... mais je ne crois pas que nous en arrivions là, n’est-ce pas ? Disons... vingt-cinq mille livres ? Le prix est raisonnable, il me semble ?
— Raisonnable ? Mais vous ne doutez vraiment de rien ! Vous me prenez pour quoi ? Pour la Banque de France ?
— Ne soyez donc pas mesquine, Marianne ! Je sais que vous avez fait un très riche mariage et que pour vous vingt-cinq mille livres sont une misère ! D’ailleurs, si je n’avais un tel besoin d’argent, je me serais montré plus exigeant, mais je dois avoir quitté Paris à l’aube. Alors, assez de tergiversations ! Voulez-vous, oui ou non, savoir ce qui menace Beaufort ? Je vous jure que si vous n’acceptez pas, demain, à pareille heure, il sera mort !
Un frisson de terreur courut tout le long du dos de Marianne. Elle eut la vision soudaine d’un monde où Jason ne serait plus et comprit qu’alors plus rien ne serait capable de l’empêcher de le rejoindre dans la mort. Qu’importait l’argent à côté d’un semblable malheur, cet argent qui, pour Cranmere, était la suprême félicité et, pour Marianne, moins que rien. Depuis son mariage, en effet, d’énormes sommes étaient tenues à sa disposition par les hommes d’affaires du prince Sant’Anna. Elle adressa à l’Anglais un regard lourd de dégoût :
— Attendez-moi un instant ! Je vais chercher l’argent.
Comme elle se dirigeait vers la porte, Cranmere fronça les sourcils et tendit la main comme s’il cherchait à la retenir. Elle lui adressa alors un froid sourire :
— Qu’avez-vous à craindre ? Que je n’appelle à l’aide et vous fasse arrêter ? Dans ce cas, rien, j’imagine, ne pourrait sauver Jason Beaufort ?
— Rien, en effet ! Allez donc, je vous attends.
Marianne ne gardait jamais d’argent dans sa chambre. C’était Arcadius de Jolival qui, d’imprésario promu au rang d’homme d’affaires de la nouvelle princesse, s’en chargeait. Un coffre, encastré dans un mur de sa chambre, renfermait toujours une assez forte somme d’argent et les bijoux de Marianne. Lui seul et la jeune femme en avaient la clef. Marianne se dirigea donc vers sa chambre, après s’être assurée, malgré tout, que Francis ne la suivait pas.
Arcadius était absent, ces temps-ci. Il avait quitté Paris pour Aix-la-Chapelle, sous prétexte d’y faire une cure dans les eaux chaudes et chlorurées qui faisaient la gloire de l’ancienne capitale de Charlemagne et y attiraient une bonne partie de l’Europe. Quand Marianne, un peu étonnée de cette subite fringale de cure thermale, s’était inquiétée de sa santé, Arcadius s’était déclaré perclus de rhumatismes et à deux doigts d’une dramatique et définitive extinction de voix. Du coup, Marianne avait trouvé que cela faisait beaucoup et s’était contentée de lui souhaiter bon voyage en ajoutant :
— Vous embrasserez Adélaïde pour moi... et vous lui direz qu’elle me manque beaucoup. Si elle pouvait revenir...
A la mine soudain radieuse de son vieil ami, elle avait compris qu’elle avait vu juste et s’était émue de découvrir chez Arcadius quelque chose qui ressemblait fort à une tendresse cachée.
Marianne entra vivement dans la chambre vide, referma soigneusement la porte, tira même le verrou et, un instant, s’y adossa, cherchant à reprendre son souffle. Son cœur battait à tout rompre, comme si cette chambre était une chambre étrangère qu’elle s’apprêtait à cambrioler. Elle avait peur sans bien savoir exactement pourquoi. Peut-être simplement parce que, partout où il était, Francis Cranmere dégageait une atmosphère dangereuse et trouble. Elle n’avait qu’une hâte : le voir filer. Ensuite, elle pourrait courir avertir Jason de ce danger mystérieux dont la révélation coûtait si cher.
Reprenant un peu le contrôle de ses nerfs, Marianne prit la clef du coffre dans une minuscule cachette creusée dans le pied d’acajou massif du lit et dissimulée par un motif de bronze doré qui pivotait. Elle alla ensuite ouvrir l’un des panneaux tendus de soie verte qui habillaient les murs en déplaçant la palmette d’une moulure et découvrit enfin une armoire de fer. Des piles d’écrins, des liasses de billets de la Banque de France et deux sacs d’or apparurent. Sans hésiter, Marianne prit trois liasses, en mit deux de côté, compta la troisième, rangea ce qu’elle en retira puis, refermant soigneusement armoire, panneau et cachette, elle quitta la chambre d’Arcadius serrant contre elle ce qu’elle considérait comme la rançon de Jason. La maison était toujours silencieuse. Les serviteurs dans les communs et Agathe dans sa petite chambre proche de celle de sa maîtresse dormaient, à cent lieues d’imaginer le drame qui se jouait sous le toit de leur maîtresse. Mais, pour rien au monde, Marianne n’eût voulu que ses serviteurs fussent mêlés à cette histoire.
En apercevant les billets dans les mains de Marianne, Francis Cranmere se renfrogna.
— J’aurais préféré de l’or !
— Je n’ai pas la somme en or. Et ne m’en contez pas, Francis, vous avez certainement un ami banquier qui vous les escomptera... ne fût-ce qu’à Londres votre ami Baring.
— Tiens ? Vous savez cela ?
— Je sais beaucoup de choses. Par exemple pourquoi vous pouviez vous promener si aisément dans Paris quand Fouché était ministre de la Police. Mais Fouché n’est plus ministre.
— C’est pourquoi je ne peux m’attarder. Donnez ces billets, je m’en arrangerai.
Vivement, Marianne retira ses mains et les plaça derrière son dos, déposant les billets sur une console.
— Un instant ! Vous les prendrez avant de partir. Maintenant, vous allez parler.
Son cœur manqua un battement. Les yeux de Francis cherchaient l’argent et s’étaient rétrécis jusqu’à n’être plus que deux minces fentes grises. Il avait rougi aussi et elle comprit que la fièvre de l’argent le reprenait. Rien ne l’empêchait de se jeter sur elle, de l’assommer, de prendre les billets et de fuir avec. Peut-être qu’après tout il n’avait rien à dire.
Saisie d’une brusque colère, elle s’élança, courut à une précieuse commode de bois des Iles, ouvrit une boîte posée dessus et tirant l’un des pistolets de duel, tous chargés, qui dormaient là sur un lit de peluche rouge, elle fit brusquement face à Francis, braquant l’arme.
— Si vous touchez à cet argent sans avoir parlé, vous ne ferez pas un autre pas vers la porte. Vous savez que je tire juste !
— Quelle mouche vous pique ? Je n’ai pas l’intention de vous voler et, en vérité, cela tient en peu de mots.
Cela tenait, en effet, en peu de mots. Jason Beaufort devait se rendre, le lendemain soir, chez Quintin Crawfurd, rue d’Anjou, sous couleur de visiter sa célèbre collection de peintures, en réalité pour y rencontrer un émissaire de Fouché, actuellement exilé, mais nullement guéri de sa soif de pouvoir et décidé à revenir par tous les moyens, même la haute trahison, plus deux farouches fanatiques du Roi en exil, le chevalier de Bruslart, bien connu de Marianne, et le baron de Vitrolles.
— Savary est prévenu, ajouta Cranmere. Les quatre hommes seront discrètement arrêtés avant même d’avoir franchi le seuil de Crawfurd, conduits à Vincennes et fusillés avant que l’aube ne soit levée.
Marianne bondit :
— Vous êtes fou ! Exécuter ainsi quatre hommes sans jugement, sans un ordre exprès de l’Empereur ?
Le beau visage de Francis se plissa en un sourire moqueur.
— Avez-vous oublié que Savary est l’homme qui a assassiné le duc d’Enghien ? Buonaparte est à Compiègne et il s’agit cette fois d’agents ennemis.
— Jason un agent de l’ennemi ? A qui ferez-vous croire cela ?
— Mais... à vous, ma chère. Comme beaucoup d’hommes de bon sens, il estime que la paix avec l’Angleterre est nécessaire pour une foule de raisons dont la meilleure est la bonne marche du commerce. Cette paix, on la fera avec ou sans Boney ? Le roi Louis XVIII lui est tout acquis.
Une rage folle envahissait Marianne. Elle ressentait comme une injure personnelle cette assimilation de Jason, de l’homme qu’elle aimait, à ces politiques tortueux et sans scrupules qui, pour leur seul intérêt, étaient prêts à renverser les empires et à rétablir n’importe quel fantoche épuisé sur un trône encore sanglant.
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