Elle éprouva une certaine satisfaction à remarquer qu’il semblait déçu. Sans doute s’était-il attendu à un mouvement d’effroi, peut-être à un cri. Cette froideur et ce silence étaient, pour lui, tout à fait inattendus... Poussant le jeu jusqu’au bout, Marianne rectifia d’un doigt distrait l’ordonnance de sa coiffure, prit un flacon de cristal parmi tous ceux qui encombraient la table et passa un peu de parfum sur son cou et ses épaules. Après quoi, elle demanda :
— Comment êtes-vous entré ? Mes serviteurs ne vous ont certainement pas vu, sinon ils m’auraient prévenue.
— Pourquoi donc ? Un serviteur, cela s’achète.
— Pas les miens. Ils ne risqueraient pas leur place pour quelques écus. Alors ?
— La fenêtre, bien entendu ! soupira Francis en se réinstallant dans sa bergère. Les murs de votre jardin ne sont pas tellement hauts... et il se trouve que je suis votre voisin depuis trois jours.
— Mon voisin ?
— Ignorez-vous que vous avez une voisine anglaise ?
Non, Marianne ne l’ignorait pas. Elle entretenait même d’assez bonnes relations avec Mme Atkins, chez qui sa cousine Adélaïde avait jadis trouvé refuge quand elle était recherchée par la police de Fouché. C’était une ancienne actrice du théâtre de Drury Lane, qui s’appelait alors Charlotte Walpole, mais elle avait acquis droit au respect et en même temps droit de cité à Paris en tentant, au prix de sa vie et de sa fortune, de faire évader du Temple la famille royale après la mort de Louis XVI. La police impériale la tolérait. Ce qui étonnait surtout Marianne, c’était que cette femme douce, distinguée et douée d’une bonté profonde pût entretenir des relations amicales avec un homme tel que Francis et elle ne cacha pas sa façon de penser. Lord Cranmere se mit à rire.
— J’irai même jusqu’à dire que cette chère Charlotte m’aime beaucoup. Savez-vous, Marianne, que vous êtes l’une des rares femmes à me trouver odieux et à me détester ? La plupart de vos contemporaines me trouvent charmant, aimable, galant...
— Peut-être n’ont-elles pas eu la joie de vous épouser ! De là cette différence... Ceci dit, j’aimerais que notre conversation ne s’éternisât pas. Je suis... très fatiguée !
Francis Cranmere appuya les bouts de ses doigts les uns aux autres et se mit à les contempler avec application.
— Il est vrai que vous n’êtes pas restée très longtemps à la Comédie-Française. Est-ce que vous n’aimez pas « Britannicus » ?
— Parce que vous étiez aussi au théâtre ?
— Mais oui. Et j’ai pu admirer en connaisseur votre entrée en compagnie de ce superbe animal qu’est le beau Tchernytchev. En vérité, on ne peut rêver couple mieux assorti... sinon, peut-être, celui que vous pourriez former avec Beaufort ! Mais il semble que, de ce côté, les choses n’aillent pas tout droit. Apparemment, vous êtes toujours à couteaux tirés, vous et lui ? Toujours cette vieille histoire de Selton ? Ou bien n’aimez-vous pas son épouse espagnole ?
Ce verbiage volontairement futile commençait à agacer Marianne. Se retournant d’une seule pièce, elle fit face à Francis et coupa sèchement.
— Assez ! Vous n’êtes pas venu ici, ce soir, pour potiner mais, certainement, dans un but précis. Alors dites-le et allez-vous-en ! Que voulez-vous ? De l’argent ?
Lord Cranmere enveloppa la jeune femme d’un regard amusé puis se mit à rire franchement.
— Je sais que vous n’en manquez plus et que cela ne signifie plus grand-chose pour vous. J’admets volontiers que, pour moi, c’est le contraire qui se produit, mais nous n’en sommes pas encore là...
Il cessa de sourire, se leva et fit deux pas en direction de Marianne. Son beau visage avait revêtu une expression de gravité que la jeune femme ne lui avait jamais vue car elle n’était mitigée ni de hauteur ni de menace.
— En fait, Marianne, c’est un traité de paix que je suis venu vous offrir, si vous voulez bien l’accepter.
— Un traité de paix ? Vous ?
Lentement, Francis alla jusqu’à une petite table sur laquelle Agathe avait disposé une collation au cas où sa maîtresse aurait faim en rentrant du théâtre. Il se versa un verre de Champagne, en but environ la moitié et reprit, avec un soupir de satisfaction :
— Mais oui. Je crois que nous aurions à y gagner l’un comme l’autre. Lors de nos dernières rencontres, je m’y suis très mal pris avec vous. J’aurais dû faire preuve de plus de douceur, de doigté. Cela ne m’a pas réussi.
— En effet et, à ne vous rien cacher, je vous croyais mort à cette heure !
— Encore ! Ma chère, fit-il avec une grimace, j’aimerais que vous perdiez cette habitude de me compter perpétuellement au nombre des défunts ! C’est très déprimant... à la longue ! Mais si, par là, vous faites allusion à ce molosse que la police avait attaché à ma personne, sachez que je l’ai perdu en route, tout simplement ! Que voulez-vous, les meilleurs limiers se déroutent quand on sait la chasse. Mais, où en étais-je ? Ah oui ! Je disais que j’avais regretté de m’être montré si brutal envers vous. Il eût été infiniment préférable de s’entendre.
— Et quel genre d’entente proposez-vous ? demanda Marianne que l’allusion à la poursuite dans laquelle s’était lancé son ami Black Fish avait à la fois contrariée et rassurée.
Contrariée parce que, de toute évidence, le policier avait laissé son gibier lui filer entre les doigts et rassurée parce que, si Black Fish avait seulement perdu Francis, du moins était-il encore vivant. Quand elle avait reconnu l’Anglais, elle avait cru entendre la voix furieuse du Breton affirmant : « Je l’aurai ou j’y laisserai ma peau ! », et son cœur s’était serré en pensant à tout ce que signifiait la présence de Francis bien vivant. Ses craintes étaient vaines et c’était très bien ainsi... Il arrive que les événements trahissent les résolutions les mieux trempées.
Cependant Francis avait calmement achevé son verre de Champagne et s’était dirigé vers le petit secrétaire placé entre les deux fenêtres, ouvertes toutes deux sur la nuit du jardin. Parmi les papiers qui le chargeaient, il avait pris un cachet de jade et d’or qui servait à Marianne pour cacheter ses lettres. Et, un instant, il avait contemplé les armes gravées sur le plat.
— Une entente cordiale, bien entendu, dit-il lentement, et aussi une entente... défensive. Vous n’avez plus rien à craindre de moi, Marianne. Notre mariage est rompu, vous êtes remariée et vous portez désormais l’un des plus grands noms d’Europe. Je ne peux que vous en féliciter car, pour moi, la chance s’est montrée moins généreuse. Je dois vivre traqué, caché, dans l’ombre, et tout cela pour servir mon pays qui, d’ailleurs, me paie fort mal. Ma vie est...
— Une vie normale d’espion ! trancha Marianne que les nouveaux sentiments de Francis, étrangement amènes et généreux, laissaient méfiante et sceptique.
Il eut un demi-sourire qui n’atteignit pas ses yeux.
— Vous ne désarmez pas facilement, hein ? Eh bien, soit ! Une vie d’espion ! Mais qui me permet de connaître bien des choses, d’approcher bien des secrets qui seraient, je crois, assez susceptibles de vous intéresser.
— La politique ne m’intéresse pas, Francis, et j’entends, plus que jamais, m’en tenir à l’écart. Mieux vaudrait pour vous quitter cette maison au plus vite... avant que j’oublie que j’ai porté votre nom pour me souvenir uniquement du fait que vous êtes un ennemi de mon pays et de mon souverain !
Francis leva les bras au ciel.
— Incroyable ! Vous voilà bonapartiste maintenant ? Vous, une aristocrate ! Il est vrai qu’un oreiller est encore la meilleure manière de combattre les convictions hostiles. Mais rassurez-vous, ce n’est pas de ce genre de politique que je souhaitais vous entretenir. Vous ne vous y intéressez pas, soit !... mais ne vous intéressez-vous pas non plus à celle qui touche Beaufort ?
— Qu’est-ce qui peut vous faire croire que M. Beaufort m’intéresse ? fit Marianne en haussant les épaules.
— Non, Marianne, pas à moi ! Je connais bien les femmes et, vous, je vous connais mieux que vous ne le supposez. Non seulement Beaufort vous intéresse, mais vous l’aimez... et il vous aime malgré ce pruneau acariâtre qu’il s’est cru obligé d’épouser. Vous aviez, tout à l’heure, une façon de vous regarder avec fureur qui ne trompe pas un observateur averti. Mais assez tergiversé ! En deux mots : Beaufort court, demain, un grand danger. La question est de savoir si vous voulez le sauver oui ou non.
— Si c’est au duel que vous faites allusion, sachez...
— Mais non ! Bon sang ! Je ne me serais pas dérangé pour un duel. Beaufort est sans doute la meilleure lame de toute l’Amérique. Si je dis qu’il court un danger, c’est qu’il s’agit d’un vrai danger.
— Pourquoi, alors, ne pas aller le lui dire, à lui ?
— Parce qu’il ne m’écouterait pas... et parce qu’il ne paierait pas pour savoir de quel danger il doit être sauvé. Tandis que vous, vous paierez ! N’est-ce pas ?
Marianne ne répondit pas, rendue muette par la stupeur et l’indignation. En même temps, elle éprouvait un curieux soulagement. Francis, dans son nouveau personnage, la gênait. Il y avait quelque chose qui ne cadrait pas avec sa nature profonde. Maintenant, elle se retrouvait en terrain connu. Il était bien toujours le même et c’était bien de lui cette idée de venir à elle pour monnayer le salut d’un ami. Elle ne put s’empêcher de lui laisser entendre sa façon de penser.
— Je croyais qu’il était votre ami ? fit-elle dédaigneusement. Il est vrai que, pour vous, l’amitié ne doit pas signifier grand-chose.
— Un ami ? C’est beaucoup dire... Le fait d’avoir laissé filer votre fortune entre ses mains ne constitue pas un lien fort tendre. Et les temps sont trop durs pour faire du sentiment. Ceci dit, combien m’offrez-vous en échange de ce que je sais ?
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