— Fais demi-tour, Gracchus, lui dit-elle, nous ne rentrons pas tout de suite.
— Bien, Madame. Où allons-nous ?
— Chaussée d’Antin, à l’ambassade de Russie. Tu la connais ?
— L’ancien hôtel Thélusson ? Bien sûr... on connaît son Paris.
Après un virage savant, la voiture reprit la direction de la Seine, mais cette fois au galop. Les rues désertes l’autorisaient. A cette allure rapide, il ne fallut pas plus de quelques minutes pour couvrir le trajet. Bientôt, l’énorme arc de triomphe de dix mètres de haut sur autant de large, qui servait de portail à l’ambassade russe, fut en vue. Au-delà, on apercevait un vaste jardin peuplé de statues et de colonnes et, tout au fond, l’hôtel brillait de tous ses feux comme pour une fête. Mais, au portail, des cosaques à longues moustaches et longues robes montaient une garde farouche. Marianne eut beau décliner ses noms et titres, répéter qu’elle désirait voir l’ambassadeur, prince Kourakine, les factionnaires demeurèrent intraitables : pas de laissez-passer, pas de passage ! N’entrait pas qui voulait à l’ambassade de Russie, surtout la nuit.
— Peste, grogna Gracchus, voilà une ambassade bien gardée ! Je me demande ce qu’ils peuvent bien fricoter là-dedans, ces barbus, pour se montrer si méfiants ? On entre plus facilement chez l’Empereur qu’ici... Et qu’est-ce qu’on fait, maintenant, Madame la princesse ?
— Je ne sais pas ! fit Marianne désolée. Il faut pourtant que j’entre, ou tout au moins... Ecoute, Gracchus, va leur demander de te dire si le comte Tchernytchev est rentré. S’il n’y est pas, nous l’attendrons... sinon...
— Sinon ?
— Va toujours. Nous aviserons ensuite.
Docilement, Gracchus dégringola de son siège et alla trouver le cosaque de gauche dont la figure lui revenait plus que celle de son camarade. Il entama avec lui une conversation animée où les gestes tenaient la meilleure place. Malgré son inquiétude, Marianne ne put s’empêcher de trouver réjouissant le contraste entre la silhouette trapue de Gracchus, aussi large que haute dans son grand manteau de livrée, et celle du gigantesque Russe qui penchait vers lui une tête coiffée d’un énorme bonnet de fourrure et superbement poilue. Le dialogue dura un moment ; après quoi Gracchus revint avertir sa maîtresse que le comte n’était pas encore rentré.
— C’est bien, fit Marianne, remonte sur ton siège et range-toi, nous allons l’attendre.
— Vous croyez que c’est une bonne idée ? M’est avis que vous ne vous êtes pas quittés si bons amis que ça... et...
— Depuis quand discutes-tu mes ordres ? Range ta voiture et attendons.
Mais Gracchus n’eut pas le temps d’exécuter la manœuvre demandée. Le roulement d’une voiture se faisait entendre dans le jardin de l’hôtel et Marianne, aussitôt, ordonna à son cocher de ne plus bouger. Si elle ne faisait pas déplacer sa voiture, le passage était obstrué, empêchant tout autre attelage de sortir de l’ambassade. Avec un peu de chance, la voiture qui venait serait peut-être celle de l’ambassadeur...
C’était celle de Talleyrand. Marianne reconnut aussitôt les grands anglo-arabes dont le prince était si fier et les couleurs de sa livrée. De son côté, Talleyrand avait reconnu la voiture de la jeune femme et ordonnait à son cocher de se ranger auprès d’elle. Sa tête pâle aux yeux de saphir clair apparut à la portière.
— J’allais chez vous, fit-il avec un sourire, mais, puisque vous voilà, je vais pouvoir aller me coucher avec la satisfaction du devoir accompli... et vous aussi, car je ne crois pas que vous ayez encore beaucoup à faire ici, hé ?
— Je ne sais pas. Je voulais...
— Voir l’ambassadeur ? C’est bien cela ?... ou tout au moins rencontrer Tchernytchev ? Alors, j’ai raison : vous pouvez aller dormir sans crainte de faire de mauvais rêves : le comte Tchernytchev partira cette nuit même pour Moscou... avec... heu !... des dépêches urgentes.
— Il devait partir demain.
— Il partira dans une heure... Le prince Kourakine a fort bien compris que certaines missions ne pouvaient être différées... voire mises en danger par les hasards d’un duel au sabre. C’est un outil que notre ami Beaufort manie aussi bien que notre beau colonel et les chances étaient égales. Or, il se trouve que le Tzar a, pour le moment, le plus urgent besoin de son courrier préféré... Soyez sans crainte, Tchernytchev obéira.
— Alors... le duel ?
— Remis aux calendes grecques... ou tout au moins à la première fois où ces messieurs se retrouveront ensemble dans la même région... ce qui n’est pas pour demain puisque, dans une semaine, Beaufort rentre en Amérique.
Une vague de chaleur envahit le cœur glacé de Marianne. Le soulagement qu’elle éprouva alors fut si profond que les larmes lui montèrent aux yeux. Par la vitre baissée de sa voiture, elle tendit, spontanément, la main vers son vieil ami.
— Comment vous remercier ? Vous êtes mon bon génie.
Mais Talleyrand secoua la tête, la mine soudain assombrie.
— J’ai bien peur que non ! Si vous vous débattez dans cet affreux gâchis qu’est votre vie, j’en suis en grande partie responsable ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je regrette de vous avoir présentée... à qui vous savez ! Sans cette fâcheuse idée, vous seriez peut-être heureuse aujourd’hui. J’aurais dû comprendre... le soir où vous avez rencontré chez moi Jason Beaufort. Maintenant, il est trop tard, vous êtes mariés chacun de votre côté...
— Je ne renoncerai jamais à lui ! J’aurais dû, moi aussi, comprendre plus tôt, mais je refuse d’entendre dire qu’il est trop tard. Il n’est jamais trop tard pour aimer.
— Si, ma chère... quand on a mon âge !
— Même pas ! s’écria Marianne avec tant de passion que le sceptique homme d’Etat tressaillit. Si vous le vouliez vraiment, vous pourriez aimer encore... ce qui s’appelle aimer ! Et peut-être, qui sait, connaître le plus grand, le seul amour de votre vie.
Le prince ne répondit pas. Les mains nouées sur le pommeau d’or de sa canne et le menton posé sur ses mains, il parut s’ensevelir dans une sorte de rêve éveillé. Marianne vit qu’une étincelle brillait dans ses yeux pâles, habituellement si froids, et se demanda si, en l’écoutant, il n’avait pas évoqué un visage, une silhouette... peut-être un amour auquel il n’aurait pas osé penser, le croyant impossible. Doucement, comme s’il avait parlé, mais se répondant en réalité à elle-même, Marianne murmura :
— Les amours impossibles sont les seules auxquelles je crois... parce que ce sont les seules qui donnent du sel à la vie, les seules qui méritent que l’on se batte pour elles...
— Qu’appelez-vous amours impossibles, Marianne ? Votre amour pour Jason, car vous l’aimez, n’est-ce pas ? n’est pas de ceux que l’on peut qualifier ainsi. Amour difficile, simplement.
— Je crains que non. Sa réalisation me paraît aussi impossible que... (Elle chercha un instant puis lança, très vite) que si, par exemple, vous étiez épris de votre nièce Dorothée et souhaitiez en faire votre maîtresse.
Le regard de Talleyrand tourna, se posa sur celui de Marianne. Il était redevenu plus froid et plus indéchiffrable que jamais.
— Vous avez raison, dit-il gravement. C’est, en effet, un bon exemple d’amour impossible ! Bonne nuit, ma chère princesse... Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais je vous aime beaucoup.
D’un accord tacite, les deux voitures se séparèrent et Marianne, avec un soupir de bonheur, se laissa aller dans les coussins, fermant les yeux pour mieux savourer la paix retrouvée. Elle avait terriblement sommeil maintenant. La tension nerveuse, en se retirant, la laissait épuisée, avide uniquement de retrouver sa chambre paisible, la fraîcheur de ses draps. Elle allait pouvoir si bien dormir, maintenant que Jason ne courait plus aucun danger et que Talleyrand avait réparé sa faute stupide !
Elle baignait toujours dans la même gratitude en rentrant chez elle. Ce fut en chantonnant même qu’elle gravit légèrement le grand escalier de pierre et se dirigea vers sa chambre. Quand elle aurait à nouveau la tête claire, elle trouverait bien un moyen de faire entendre raison à Jason Beaufort et de lui faire comprendre qu’il ne pouvait pas l’obliger à se séparer de lui pour toujours. Quand il saurait à quel point elle l’aimait, alors peut-être...
En poussant la porte de sa chambre, la première chose qu’elle aperçut fut une paire de chaussures brillantes et typiquement masculines, posées sur un tabouret de taffetas bleu-vert.
— Arcadius ! s’écria-t-elle pensant que le propriétaire des bottes était son ami Jolival, soudainement revenu de voyage, j’ai bien trop sommeil...
La phrase mourut sur ses lèvres. Sous sa main, la porte s’était ouverte en grand, découvrant l’homme qui l’attendait ainsi, étendu dans une bergère. Et Marianne comprit que l’heure du sommeil n’était pas encore venue car celui qui se levait nonchalamment pour un salut aussi profond qu’ironique, c’était Francis Cranmere...
LE PIEGE D’UNE NUIT D’ETE
6
UNE FENETRE OUVERTE SUR LA NUIT...
Les nerfs de Marianne avaient été trop secoués, durant cette soirée, pour que, à la vue de son premier mari, elle éprouvât autre chose qu’un sentiment d’ennui. Si dangereux que pût être le personnage et quelque raison qu’elle eût toujours de le craindre, elle en était arrivée à ce point de détachement qu’elle n’en avait même plus peur. Aussi, sans montrer la moindre émotion, referma-t-elle tranquillement la porte de sa chambre. Puis, sans accorder à ce visiteur intempestif autre chose qu’un regard très froid, elle se dirigea vers sa table à coiffer, jeta son écharpe sur le tabouret de velours et commença à ôter ses longs gants, mais sans pour cela perdre de vue l’image de Francis que reflétait la haute glace.
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