— Et il les tolère ? Alors que cet homme est anglais ? fit Marianne scandalisée.
— Et qu’il a été longtemps un agent de Pitt ! Mais oui, mon cœur, il les tolère : c’est là un effet de la magie personnelle de notre cher prince. Il a répondu d’eux. Il est vrai que, maintenant, il aurait grand besoin que quelqu’un répondît de lui ! Enfin ! C’est ainsi...
Les yeux de Marianne semblaient ne plus pouvoir se détacher de cette loge où deux femmes en noir, de part et d’autre d’un fauteuil vide, semblaient monter on ne sait quelle garde menaçante. Elle murmura enfin :
— Comme elle me regarde, cette Mrs Crawfurd ! On dirait qu’elle cherche à graver mes traits dans sa mémoire. Pourquoi est-ce que je l’intéresse tellement ?
— Oh ! fit Fortunée en ouvrant son réticule pour y prendre des pastilles de chocolat à la violette dont elle raffolait, j’ai l’impression que c’est surtout la princesse Sant’Anna qui l’intéresse. Sais-tu que cette femme, de son nom de fille, Eleonora Franchi, est née à Lucques ? Elle a dû beaucoup connaître la famille de ton mystérieux mari...
— C’est possible, en effet.
Tout à coup, l’étrange femme prit une nouvelle dimension. Si elle se rattachait à l’irritant secret dont s’entourait Corrado Sant’Anna, elle cessait, pour Marianne, d’être suspecte pour n’être plus que follement intéressante. Depuis la perte de son enfant, elle s’était trop souvent demandé comment allait réagir le prince pour n’être pas tentée d’approcher quiconque pouvait l’aider à déchiffrer l’énigme qu’il représentait. Il y avait des moments où, malgré la peur affreuse qui l’avait poussée à quitter la villa, elle se reprochait de s’être montrée lâche. Avec le temps, les terreurs éprouvées dans les ruines du petit temple s’étaient émoussées. Bien souvent, durant ses longues heures de maladie et surtout durant ces nuits qui semblaient ne devoir jamais finir, elle avait évoqué la silhouette fantastique du cavalier masqué de cuir blanc... Il ne lui voulait aucun mal. Bien plus, il l’avait sauvée de la folie criminelle de Matteo Damiani, il l’avait rapportée dans sa chambre, soignée peut-être, couchée sans doute... et, au souvenir de son réveil dans le lit jonché de fleurs, le cœur de Marianne s’affolait encore. Il l’aimait peut-être et elle s’était enfuie, comme une enfant apeurée, au lieu de rester et d’arracher au prince Sant’Anna, avec son masque, le secret de sa vie recluse. Elle aurait dû... oui, elle aurait dû rester ! Peut-être avait-elle laissé là une chance de trouver la paix et, qui sait, un certain bonheur ?
— Tu rêves ? chuchota la voix moqueuse de Fortunée. A quoi penses-tu donc ? Voilà que tu regardes la Sullivan comme si tu voulais l’hypnotiser.
— Je voudrais la connaître.
— Rien de plus facile ! Et d’autant plus que c’est très certainement une envie réciproque. Mais...
La porte de la loge, en s’ouvrant, coupa la parole à la jeune femme. Talleyrand, flanqué de Jason, venait de faire son apparition. On échangea saluts, révérences et baisemains, puis l’incorrigible créole, après avoir gratifié Beaufort d’un sourire trop rayonnant pour qu’une forte dose de coquetterie n’y fût pas mêlée, prit le bras du prince et l’entraîna au-dehors sans lui laisser même le temps de souffler, en déclarant qu’elle avait à lui confier une chose de la plus grande importance, réclamant, bien entendu, le plus grand secret. Marianne et Jason se retrouvèrent seuls.
Instinctivement, la jeune femme avait repoussé sa chaise pour se trouver dans l’ombre relative de la loge. A n’être plus en pleine lumière, elle se sentait moins vulnérable et il était plus facile d’ignorer le noir regard de Pilar rivé à elle. C’était bien peu de chose : un instant de solitude à deux au milieu de cette énorme volière jacassante, mais, pour Marianne, tout ce qui touchait Jason, tout ce qui venait de lui ou se rapportait à lui, était désormais infiniment précieux... En une seconde tout ce qui les entourait s’abolit : le décor rouge et or, la foule scintillante et ses bruits futiles, l’atmosphère factice et raffinée. Jason semblait posséder l’étrange pouvoir de faire craquer les cadres où il se mouvait, aussi civilisés fussent-ils, pour y substituer son monde à lui, ses dimensions d’homme et les senteurs fortes de l’aventure marine.
Incapable de prononcer un seul mot, Marianne se contentait de le regarder avec des yeux lumineux de joie. Elle avait oublié jusqu’à la présence dans cette salle de Tchernytchev qu’elle avait cependant choisi délibérément comme compagnon pour la soirée. Puisque Jason était là, près d’elle, tout était bien. Le temps pouvait s’arrêter, le monde s’écrouler, rien de tout cela n’aurait la moindre importance.
Elle éprouvait, à le contempler, une joie profonde, cherchant vainement à comprendre comment elle avait pu ne pas deviner, ne pas sentir à ces signes impalpables que tissent entre deux êtres voués l’un à l’autre les affinités secrètes, qu’elle ne pourrait jamais aimer que lui. Et la conscience même qu’il était désormais lié à une autre femme ne parvenait pas à éteindre cette joie, comme si l’amour qu’elle éprouvait pour Jason était de ceux que rien d’humain ne peut atteindre.
Pourtant, l’Américain ne semblait pas partager le bonheur silencieux de Marianne. Son regard l’avait à peine effleurée quand il l’avait saluée. Ensuite, il s’était évadé vers les profondeurs de la salle comme si Jason n’avait vraiment rien à dire. Les bras croisés sur sa poitrine, son maigre visage tourné vers la loge impériale, il semblait y chercher la réponse d’une énigme qui durcissait encore ses traits tourmentés et assombrissait son regard.
Ce silence ne tarda pas à être insupportable pour Marianne, insupportable et offensant. Jason n’était-il venu dans sa loge que pour montrer publiquement le peu d’intérêt qu’il lui portait ? Elle murmura, avec une involontaire tristesse :
— Pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici, Jason, si vous ne trouvez pas même une parole à me dire ?
— Je suis venu parce que le prince m’a prié de l’accompagner.
— Simplement ? fit Marianne dont le cœur se serra. Est-ce à dire que, sans M. de Talleyrand, vous ne m’auriez pas fait l’honneur d’une visite ?
— C’est exactement cela !
La sécheresse du ton hérissa Marianne dont l’éventail prit un rythme nerveux.
— Voilà qui est aimable ! fit-elle avec un petit rire. Vous craigniez, j’imagine, de déplaire à votre femme dont l’œil ne nous quitte pas ? Eh bien, mon cher, je ne vous retiens pas, allez la retrouver !
— Cessez de dire des sottises ! gronda Jason entre ses dents. Mrs Beaufort n’a pas à m’autoriser ou à me défendre quoi que ce soit et ne l’imaginerait même pas. Je ne serais pas venu parce que vous n’aviez nul besoin de ma présence. Vous avez, je crois, affiché assez clairement, ce soir, vos préférence et vos amours.
— Affiché ? protesta Marianne outrée. Voilà que vous vous lancez dans les potins, maintenant ? Qui peut me reprocher de sortir escortée d’un galant homme auquel, d’ailleurs, je dois la vie ?
Cette fois, le regard de Jason, noir de colère et de mépris, vint croiser celui de Marianne, étincelant de fureur. Il eut un rire sec.
— Qui ? Mais votre mari, ma chère ! Le nouveau... Ce prince toscan qui paraît n’avoir dans votre vie d’autre importance que celle d’épisode négligeable ! Vous n’êtes pas mariée depuis trois mois et, au lieu de demeurer sur vos terres, comme la décence vous en fait devoir, vous vous affichez, je répète, à moitié nue et dans une toilette insensée aux côtés du plus fameux coureur de jupons des deux hémisphères, l’homme qui prétend ne pas connaître le refus !
— Si je doutais encore que l’Amérique ne soit pas un pays sauvage, riposta Marianne devenue aussi rouge que les plumes de sa coiffure, voilà qui m’éclairerait ! Est-ce qu’après avoir été pirate, écumeur des mers ou je ne sais quoi, puis envoyé officieux et, selon moi, beaucoup trop discret, vous songez à vous faire pasteur ? Le révérend Beaufort ! Voilà qui sonnerait bien ! Et je vous assure que, avec un peu de travail, vos sermons seraient tout à fait au point ! Il est vrai que lorsque l’on compte, dans ses ancêtres...
— J’y compte surtout des femmes respectables ! Et des femmes qui savaient demeurer à leur place !
Les traits de Jason étaient devenus durs comme pierre tandis que le pli sarcastique creusé au coin de sa bouche donnait à Marianne une irrésistible envie de le battre.
— On croirait, à vous entendre, que j’ai choisi mon sort ! Comme si vous ne saviez pas...
— Je sais tout, justement ! Tant que vous étiez obligée de lutter pour votre vie ou pour votre liberté, vous aviez tous les droits... et je vous admirais ! Maintenant, vous n’en avez plus qu’un seul : celui de payer l’homme qui vous a donné son nom en respectant au moins ce nom.
— En quoi est-ce que je ne le respecte pas ?
— En ceci : il y a trois mois à peine on vous donnait encore pour la maîtresse de l’Empereur. Maintenant, on vous donne pour celle d’un cosaque dont la réputation s’est assise bien plus fermement dans les alcôves que sur les champs de bataille !
— Vous n’exagérez pas un peu ? Je vous rappelle que l’Empereur lui-même l’a décoré de sa main, à Wagram, et que Napoléon n’a pas pour habitude de distribuer ses croix au petit bonheur.
— J’admire l’ardeur avec laquelle vous le défendez ! En vérité, quelle plus grande preuve d’amour pourrait-il exiger ?
— D’amour ? Moi, j’aime Tchernytchev ?
— Si vous ne l’aimez pas, vous faites bien semblant. Mais je commence à croire que ce semblant-là vous est familier. Avez-vous également fait « semblant » avec votre mystérieux époux ?
Marianne eut un soupir plein de lassitude.
— Je croyais vous avoir tout dit sur mon mariage ! Faut-il vous répéter que, hors la chapelle où nous avons été unis et où je n’ai vu de lui qu’une main gantée, je n’ai jamais approché le prince Sant’Anna ? Faut-il vous répéter aussi que, si vous aviez reçu à temps certaine lettre, ce n’est pas le prince que j’aurais épousé ?
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