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« BRITANNICUS »
Six jours plus tard, Marianne, en robe de mousseline couleur de flamme, casquée de plumes de même nuance, faisait une entrée sensationnelle à la Comédie-Française dans une loge du premier étage. Le comte Alexandre Tchernytchev l’accompagnait.
Le second acte de « Britannicus » était déjà commencé mais, sans souci de la pièce ou des acteurs, le couple s’avança sur le devant de la loge et se mit à examiner la salle, qui d’ailleurs ne regardait plus qu’eux, avec une tranquille insolence. Sans autre bijou qu’un étonnant éventail de laque chinoise et de plumes assorties à celles de sa coiffure, Marianne, dans tout ce rouge qui exaltait le ton doré de sa peau et l’éclat de ses longs yeux, était insolite et superbe, comme une fleur exotique. Tout en elle n’était que provocation, depuis le dépouillement volontaire de son large décolleté, jusqu’au tissu défendu de sa robe, une soyeuse et fluide mousseline de contrebande que Leroy avait eue à prix d’or et qui contrastait violemment avec les épais satins et brocarts des autres femmes, en rendant pleine justice à chaque ligne du corps de la princesse Sant’Anna.
Auprès d’elle, sanglé dans son uniforme vert et or constellé d’ordres scintillants, Tchernytchev, arrogant et cambré comme un arc, éclatait d’orgueil en laissant peser sur la salle un regard dominateur.
Le couple était saisissant. Talma, qui jouait le rôle de Néron et en était à :
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue.
Immobile, saisi d’un long étonnement...
Talma, donc, s’arrêta bouche bée au beau milieu de sa tirade, tandis que la salle, frappée de la coïncidence de ces vers qui allaient si bien à la nouvelle venue, éclatait en applaudissements. Amusée, Marianne sourit au tragédien qui, aussitôt, une main sur le cœur, s’avança vers la loge et salua comme il eût salué l’Impératrice elle-même, puis il alla reprendre son dialogue avec Narcisse, tandis que Marianne et son compagnon se décidaient enfin à s’asseoir.
Mais la jeune femme, qui ne se sentait pas encore parfaitement remise, n’était pas venue au théâtre ce soir pour le plaisir d’entendre le plus grand tragédien de l’Empire. Le visage à demi caché par l’écran frissonnant de son éventail, elle examinait attentivement la salle, cherchant celui qu’elle espérait bien y trouver... Les soirées où jouait le grand Talma étaient toujours brillantes et Marianne avait laissé entendre discrètement à son ami Talleyrand qu’elle aimerait le voir offrir aux Beaufort deux places dans sa loge pour « Britannicus ».
Et de fait, ils étaient là, dans une loge située presque en face de celle occupée par Marianne elle-même. Pilar, plus espagnole que jamais en robe de dentelle noire, était assise sur le devant, auprès du prince qui semblait somnoler dans sa cravate, ses deux mains appuyées sur son inséparable canne. Jason se tenait debout derrière elle, légèrement appuyé au dossier de sa chaise. Les autres occupants de la loge étaient une femme déjà âgée et un homme qui l’était depuis longtemps. La femme gardait les restes d’une beauté qui avait dû être impérieuse : ses yeux noirs et étincelants possédaient encore tout le feu de la jeunesse et l’arc rouge de sa bouche demeurait à la fois sensuel et déterminé. Elle aussi était vêtue d’un noir sévère, mais luxueux. L’homme, chauve à l’exception de rares cheveux roux, avait la figure rouge et un peu boursouflée d’un fidèle ami de la bouteille, mais, malgré la voussure de ses épaules, on devinait que cet homme avait possédé une puissante constitution et une force au-dessus de la moyenne. Son aspect évoquait irrésistiblement un vieux chêne tordu par la foudre qui s’obstine à demeurer debout.
A l’exception de Jason qui semblait captivé par la scène, les yeux de tous ces gens étaient rivés sur Marianne et son compagnon, ceux de Pilar ayant même requis le secours d’une lorgnette à peu près aussi amicale qu’un canon de pistolet. Talleyrand, lui, sourit à sa manière indolente, salua Marianne d’un geste discret et parut se rendormir malgré les efforts de son autre voisine, la femme aux yeux noirs. De toute évidence, elle le bombardait de questions au sujet des arrivants. A côté d’elle, Marianne entendit ricaner Tchernytchev.
— On dirait que nous faisons sensation.
— Cela vous étonne ?
— En aucune manière.
— Alors, cela vous déplaît ?
Cette fois, le Russe rit de bon cœur.
— Me déplaire ? Ma chère princesse, sachez que je n’aime rien tant que faire sensation, tout au moins quand cela ne gêne pas mon devoir d’officier. Et ce n’est pas simple sensation que je voudrais faire, auprès de vous, c’est scandale !
— Scandale ? Vous divaguez ?
— Nullement ! Je répète : scandale, afin que vous soyez irrévocablement et à jamais attachée à moi sans garder le moindre espoir de pouvoir vous libérer.
Sous le marivaudage des paroles, il y avait une légère menace qui choqua Marianne. Entre ses doigts l’éventail se replia avec un bruit sec.
— Ainsi, dit-elle lentement, c’est là ce grand amour dont vous me fatiguez depuis notre première rencontre : vous souhaitez m’enchaîner à vous, faire de moi votre propriété privée... et une propriété farouchement défendue, j’imagine ? En d’autres termes, le genre de vie que vous souhaitez pour moi, c’est la prison.
Tchernytchev découvrit toutes ses dents en un sourire que Marianne ne put s’empêcher de juger féroce, mais sa voix était douce comme un velours en répondant :
— Vous savez bien que je suis un Tartare ! Un jour, sur le chemin de Samarcande, où l’herbe ne poussait plus depuis que les cavaliers de Gengis Khan l’avaient écrasée, un pauvre caravanier trouva la plus belle des émeraudes, échappée sans doute au butin d’un pillard. Il était pauvre, il avait faim, il avait froid et la pierre représentait une énorme fortune. Pourtant, au lieu de la vendre et de vivre désormais dans l’aisance et la joie, le pauvre caravanier garda l’émeraude, la cacha dans un pli de son turban crasseux et, de ce jour, n’eut plus ni faim ni soif car il avait perdu le boire et le manger. Seule comptait l’émeraude. Alors, pour être certain que nul ne la lui prendrait, il s’enfonça dans le désert, plus loin, toujours plus loin, jusqu’à des grottes profondes et inaccessibles où il n’avait rien d’autre à attendre que la mort. Et la mort vint... la plus lente, la plus cruelle, mais il la vit venir en souriant parce que l’émeraude était contre son cœur.
— L’histoire est jolie, fit Marianne calmement, et la parabole des plus flatteuses, mais, mon cher comte, je vais en arriver à me réjouir de vous voir repartir prochainement pour Saint-Pétersbourg ! Vous êtes vraiment un ami trop dangereux !
— Vous vous trompez, Marianne, je ne suis pas votre ami. Je vous aime et je vous veux, rien d’autre. Et ne vous réjouissez pas trop de mon départ : je reviendrai bientôt ! D’ailleurs...
Il n’alla pas plus loin. D’un peu partout des « chut ! » indignés et vigoureux fusaient autour d’eux et, sur la scène, Talma levait vers la loge un regard lourd de reproches. Marianne abrita un sourire derrière son éventail et se mit en devoir d’écouter. Satisfait, Talma-Néron revint à Junie et lança superbement :
Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même,
Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime,
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
Digne de l’univers à qui vous vous devez...
— Mais, écoutez-le donc, madame ! ricana tout bas le Russe, ce soir, Néron parle comme un livre ! On dirait qu’il m’a entendu.
Marianne se contenta de hausser les épaules, sachant bien que la moindre réponse entraînerait la suite du dialogue et du mécontentement des spectateurs. Mais, ce soir, Racine l’ennuyait et elle n’avait pas envie d’écouter. D’ailleurs, ce n’était pas pour Britannicus, ni même pour Talma qu’elle était venue au théâtre, mais uniquement pour y voir Jason et surtout être vue de lui. Elle, se mit en devoir d’examiner discrètement son entourage.
L’Empereur étant retourné à Compiègne avec l’Impératrice, il y avait assez peu de personnes appartenant à la Cour et la loge impériale eût sans doute été vide si la princesse Pauline ne l’avait occupée. La plus jeune des sœurs de Napoléon, en effet, n’appréciait guère les festivités de Compiègne et préférait de beaucoup passer l’été dans son château de Neuilly, dont elle terminait tout juste l’installation. Ce soir, elle rayonnait de joie de vivre entre Metternich, superbe dans un habit bleu sombre qui allait bien à son élégante silhouette et à ses cheveux blonds, et un jeune officier allemand, Conrad Friedrich, qui était le dernier amant en date de la plus jolie des Bonaparte.
Avec Marianne, la princesse était la seule femme de l’assistance à avoir osé transgresser les ordres impériaux. Sa robe de mousseline neigeuse, décolletée aux limites de la décence, semblait surtout destinée à déshabiller avec subtilité un corps justement célèbre et à mettre en valeur une magnifique parure de turquoises d’un bleu lumineux qui étaient le dernier cadeau de Napoléon à Notre-Dame des Colifichets.
Marianne ne s’étonna nullement de voir Pauline adresser un éclatant sourire à Tchernytchev. Il y avait beau temps que le fringant courrier du Tzar était passé par l’alcôve de la princesse. Il est vrai que ce sourire vint s’achever sur Talma qui, d’émotion, faillit manquer un vers. Pauline non plus ne venait pas au théâtre pour écouter mais pour s’y faire admirer et constater l’effet, toujours assez vif, que sa présence produisait sur les hommes de l’assistance.
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