Elle répondit donc avec empressement au salut du roi des cuisiniers et se mit en devoir d’écouter la harangue qu’il lui adressa une fois parvenu au milieu de sa chambre. Aux termes de celle-ci, Carême lui apprit que M. de Talleyrand, profondément soucieux de la santé de la Sérénissime princesse et ayant appris avec douleur qu’elle refusait de se nourrir, en avait conféré longuement avec lui, Carême, et que tous deux en étaient arrivés à cette conclusion qu’il fallait offrir à la Sérénissime princesse des mets astucieusement choisis pour lui rendre rapidement force et santé et les lui présenter de manière qu’il lui soit impossible de les refuser.

— J’ai donc dit à Son Altesse que je me rendrais en personne au chevet de Madame la princesse pour lui confectionner, de ma main, une infaillible recette dont il n’est pas d’exemple qu’elle n’ait restauré, par ses vertus roboratives, les forces les plus défaillantes... J’ose espérer que Madame la princesse daignera accepter ce que je vais avoir l’honneur de lui préparer.

Etant sous-entendu qu’il n’était absolument pas question de refuser sous peine des pires cataclysmes ! Marianne, amusée par le ton pompeux du célèbre cuisinier, lui fit entendre gracieusement, et en termes aussi fleuris que les siens, qu’elle serait trop heureuse de goûter une fois encore à l’une des merveilles sans égales qui jaillissaient, comme une source miraculeuse, du cerveau fertile, des mains magiques et de la cuisine de M. Carême. Après quoi elle s’enquit poliment de ce qu’elle allait avoir à absorber.

— Un chocolat. Madame, un simple chocolat dont la recette, à dire vrai, a été inventée par M. le conseiller Brillat-Savarin, mais que j’ai eu l’honneur de perfectionner. J’ose dire que, après avoir bu une seule tasse de ce breuvage magique, Madame la princesse se sentira une tout autre femme.

C’était, à dire vrai, tout ce que souhaitait Marianne ! Se sentir une autre femme, quel rêve ! Surtout si cette autre femme pouvait, par miracle, posséder un cœur parfaitement libre et insouciant. Mais, faisant trêve un instant aux discours, Carême, dont un de ses aides venait de draper d’un immense tablier, immaculé et craquant, le bel habit de velours prune, commençait à officier. La petite marmite fut posée sur le réchaud et, son couvercle enlevé solennellement, laissa s’échapper une odorante vapeur qui se mit à voltiger gaiement à travers la chambre. Puis, à l’aide d’une cuillère d’or, Carême se mit à plonger dans les différents pots que ses aides ouvraient avec déférence et, en même temps, entamait une conférence :

— J’ose affirmer que ce chocolat, fruit des méditations de plusieurs personnes de haute valeur, représente à lui tout seul une véritable œuvre d’art. Ainsi, le chocolat en lui-même, tel qu’il repose dans cette marmite, a été cuit dès hier au soir, comme le recommande Mme d’Aresterel, Supérieure du couvent de la Visitation de Belley, orfèvre en la matière, afin que le repos de vingt-quatre heures lui donne un maximum de velouté. Il a été élaboré en partant de trois sortes de cacao : le Caraque, le Sainte-Madeleine et le Berbice. Mais, afin de confectionner ce que M. le conseiller Brillat-Savarin nomme avec raison le « chocolat des affligés », il nous faut faire appel au savoir subtil des Chinois et y ajouter de la vanille, de la cannelle fine, un peu de macis, du sucre de canne réduit en poudre et surtout, surtout, quelques grains d’ambre gris qui sont l’élément majeur des vertus, presque magiques, de ce breuvage. Quand à mon apport personnel, il se compose de miel de Narbonne, d’amandes grillées et finement pilées, de crème fraîche et de quelques gouttes d’excellent cognac. Si Madame la princesse veut bien me faire le grand honneur...

Agissant à mesure qu’il parlait, Carême avait ajouté ces divers ingrédients à son chocolat, puis, après quelques instants de cuisson, il avait empli avec d’infinies précautions une tasse de fine porcelaine et la portait avec majesté jusqu’au lit de la malade après l’avoir posée sur un petit plateau. Le parfum du chocolat emplit le baldaquin de taffetas bleu-vert, noyant Marianne dans le flot puissant de ses effluves.

Consciente d’accomplir une sorte de rite, la jeune femme trempa ses lèvres dans l’épais et brûlant liquide sous l’œil sévère de Carême. Un œil qui la mettait nettement au défi de ne pas trouver cela bon. Le goût, difficile à apprécier à cause de la température, était très sucré, agréable d’ailleurs, encore que, selon Marianne, le parfum d’ambre gris n’ajoutât rien.

— C’est très bon, hasarda-t-elle après deux ou trois gorgées pénibles.

— Il faut tout boire ! ordonna Carême impérieusement. Une certaine quantité est nécessaire pour que l’effet se fasse sentir.

Marianne prit son courage à deux mains, se brûla héroïquement et avala la tasse entière. Une bouffée de chaleur envahit tout son corps. Elle eut l’impression qu’un fleuve de feu coulait à travers elle. Rouge comme une écrevisse et trempée de sueur mais curieusement revigorée, elle se laissa aller sur ses oreillers après avoir adressé à Carême un sourire qu’elle espérait reconnaissant.

— Je me sens déjà mieux, dit-elle. Vous êtes un magicien, monsieur Carême !

— Moi non, Madame la princesse, mais la cuisine oui ! J’ai préparé la valeur de trois tasses et j’espère que Madame la princesse voudra bien les boire. Je reviendrai demain, à pareille heure, lui en préparer autant ! Non, non... ce n’est pas un dérangement, c’est un plaisir !

Toujours aussi majestueux. Carême ôta son tablier, le jeta à ses aides d’un geste superbe et, sur un salut que n’eût pas désavoué un abbé de cour, quitta la chambre de Marianne, escorté comme à son entrée.

— Comment te sens-tu ? demanda en riant Fortunée quand elle fut à nouveau seule avec son amie.

— Bouillante... mais bien moins faible ! Néanmoins, j’ai un peu mal au cœur.

Sans répondre. Fortunée alla verser dans une tasse quelques gouttes du chocolat de M. Carême et les avala avec un visible plaisir, fermant les yeux à la manière d’une chatte en train de boire du lait.

— Tu aimes cela ? demanda Marianne. Cela ne te paraît pas un peu trop sucré ?

— Comme toutes les créoles, j’adore le sucre, fit Mme Hamelin en riant. Et puis même si ce chocolat était amer comme de la chicorée, j’en boirais quand même. Sais-tu pourquoi Brillat-Savarin a baptisé son breuvage : le chocolat des affligés ? C’est, ma chère, parce que les grains d’ambre lui procurent d’appréciables vertus aphrodisiaques... et que je vais souper tout à l’heure avec un Russe superbe.

— Aphrodisiaques ? s’écria Marianne scandalisée. Mais je n’ai pas besoin de ça !

— Crois-tu ?

Négligemment, Fortunée s’était dirigée vers la table à coiffer de son amie. Parmi les multiples flacons, pots et instruments d’or et d’argent qu’elle supportait, elle prit un grand écrin et l’ouvrit. Les émeraudes que Marianne avait portées au bal de l’ambassade et que Tchernytchev lui avait fait remettre dès le lendemain se mirent à briller sous les rayons du soleil couchant. Mme Hamelin tira le collier et prit plaisir à le faire jouer dans la lumière, arrachant aux pierreries de fulgurants rayons verts.

— Talleyrand est un vieux filou, Marianne... et il a très bien compris que te rendre le goût de l’amour est encore la meilleure manière de te rendre le goût de la vie.

— Le goût de l’amour ? Tu as vu, tout à l’heure, où l’amour m’a menée.

— Justement ! Est-ce que tu ne m’as pas dit que ton beau corsaire était encore parmi nous pour quinze jours ?

— En effet, et ce n’est pas beaucoup. Que puis-je faire ?

Sans répondre directement, Fortunée continua à jouer avec les gemmes et, en même temps, poursuivit son idée.

— Renoncer à une femme à bout de souffle et misérablement seule, au fond de son lit, est, somme toute, assez facile, mais renoncer à une éblouissante créature que l’on rencontre menant en laisse l’un des plus redoutables séducteurs de l’Europe est bien moins aisé. Pourquoi ne permettrais-tu pas à ce cher Sacha Tchernytchev de t’escorter ces jours-ci, à la promenade, au théâtre, partout où il est bon d’être vue ? Si j’en crois ce que l’on m’a raconté, c’est une menue récompense qu’il mérite amplement... ne fût-ce que pour n’avoir pas fourré ces merveilles dans sa poche ! Personnellement, je ne sais pas si j’aurais résisté à la tentation ! Il est vrai que lorsqu’une femme intéresse assez pour que l’on accepte allègrement pour elle un coup d’épée et un coup de couteau à huit jours d’intervalle...

Lentement, les pierres glissèrent des doigts bruns de Fortunée et retombèrent mollement dans leur nid de velours noir. Puis, comme si elle se désintéressait de la question et n’avait articulé que des paroles sans importance, la belle créole s’assit devant la coiffeuse, rectifia l’ordonnance de ses boucles noires, se mit un peu de poudre, aviva l’arc tendre de ses lèvres et, finalement, se mit à humer tous les parfums qu’elle débouchait l’un après l’autre. Avec son visage ardent, son corps épanoui et voluptueux qui démentait si bien l’allure virginale de sa robe d’été, la belle créole offrait une si parfaite image de la féminité et de sa toute-puissance que Marianne en fut frappée. Inconsciemment, ou peut-être bien intentionnellement, Fortunée lui démontrait que là étaient ses meilleures armes, celles contre lesquelles tiennent si mal les plus nobles et les plus énergiques décisions des hommes !

Se soulevant sur un coude, Marianne contempla un instant son amie occupée à appliquer, d’un doigt caressant, une touche de parfum au creux chaud de ses seins.

— Fortunée ! appela-t-elle.

— Oui, mon cœur ?

— Je voudrais... que tu me donnes ce qui reste de ce chocolat. Après tout, je crois bien que je vais le finir !