Et comme Jason, interdit par ce mélange de douleur et de colère que trahissait la voix de la jeune femme, hésitait encore au seuil de la porte, elle cria :
— Mais allez-vous-en donc ! Qu’est-ce que vous attendez ? Que j’achève de me couvrir de ridicule ?
Cette fois, il s’élança au-dehors, sans même refermer la porte. Marianne entendit le claquement de ses bottes décroître au long des marches de l’escalier. Elle poussa un petit soupir douloureux, ferma les yeux et laissa couler les larmes qu’elle retenait si péniblement. A son chagrin s’ajoutait une notion d’absurdité qui l’étonnait et l’effrayait un peu. Pour être franche avec elle-même, elle devait s’avouer que les sommets moraux où planait Jason lui paraissaient un peu excessifs... et qu’elle n’aurait éprouvé ni honte ni remords à lui appartenir. N’était-il pas stupide de se dire ainsi un éternel adieu au moment précis où, ensemble, ils avaient découvert qu’ils s’aimaient ? C’était du moins de cette façon qu’en jugerait Fortunée. Pour la morale élastique de la créole, pour sa passion affichée de l’amour à tout prix, une scène comme celle qui venait de se dérouler entre Jason et Marianne serait le comble du grotesque. Elle allait en hurler de rire, accabler Marianne sous un déluge d’ironie... que Marianne, pour sa part, trouverait parfaitement justifié. Et c’était là ce qui lui faisait peur : ce regret instinctif et gênant que Jason n’eût pas ajouté les liens de la chair à ceux du cœur et eût préféré une fuite, pleine de gloire peut-être, bien conforme sans doute à son éducation américaine et à son sang huguenot, à ces merveilles sans prix que sont, pour deux amants, les heures de joie partagée. L’influence de Fortunée était-elle donc devenue assez puissante, Sur Marianne, pour lui faire adopter sa façon d’envisager la vie ? Ou bien Marianne était-elle de ces femmes, infiniment moins compliquées qu’elle ne l’avait imaginé jusque-là, pour lesquelles aimer et appartenir à l’homme aimé ne sont qu’une seule et même, et très simple et très naturelle chose ?
Il était extrêmement flatteur, sans doute, d’occuper, dans le secret du cœur d’un homme, l’enviable situation d’une intouchable divinité définitivement hissée sur un grand piédestal, mais Marianne se disait qu’elle eût préféré plus de passion et moins d’adoration. En se remémorant sa nuit de noces manquée, elle pensait que Jason avait beaucoup changé. A Selton, il était tout prêt à devenir l’amant d’une jeune femme mariée depuis quelques heures et même à prendre la place du mari lui-même. D’où venait donc cette bizarre crise de puritanisme dont, le moins qu’on puisse dire, est qu’elle était mal venue ? Et si, comme le prétendait Napoléon, la plus grande victoire en amour était la fuite, alors incontestablement Jason avait gagné sur toute la ligne, mais Marianne eût souhaité que cette belle victoire ne lui laissât pas, à elle, ce curieux sentiment de défaite. Elle en arrivait à se demander s’il ne l’avait fuie que par désir de sublimation de son amour... ou par ce besoin inhérent à tout homme marié qui le pousse à rechercher, avant tout, la paix domestique et des jours dépourvus aussi bien de moments exaltants que de scènes de ménage. Cette Pilar, de toute évidence, était jalouse comme une panthère et, pour ne pas la contrarier, Jason trouvait apparemment plus simple d’abandonner une femme qu’il prétendait idolâtrer comme un simple colis encombrant. Et elle avait accepté cela ! Et elle avait même admiré un instant cette hauteur de sentiment ! Et elle avait admis qu’il refusât l’innocent baiser qu’elle lui offrait avec autant de terreur que s’il eût été le plus perfide des philtres d’amour ! Que pensait-il qu’elle allait faire, maintenant ? Se laisser glisser au fond de son lit et attendre la mort afin d’obtenir une place impérissable dans la légende des grandes amoureuses victimes de leur amour et un vague parfum de fleur fanée dans la mémoire de Jason lui-même ? Ne serait-ce pas trop bête et trop...
La porte, en s’ouvrant sous la main nonchalante de Mme Hamelin, coupa court au monologue dont Marianne nourrissait sa colère grandissante.
— Alors ? fit la créole avec un sourire enjôleur. Heureuse ?
Le mot était pour le moins malheureux ! Marianne lui lança un regard noir.
— Non ! Il m’aime trop pour être infidèle à sa femme. Nous nous sommes dit un éternel adieu !
Un instant interdite, Fortunée réagit exactement comme Marianne l’avait prévu. Secouée d’un fou rire comme seul Molière avait osé en imaginer, elle alla s’effondrer sur un petit canapé qui gémit sous le choc. Elle riait, riait avec tant de cœur que Marianne finit par trouver qu’elle exagérait.
— Tu trouves cela drôle ? reprocha-t-elle.
— Oh !... oh ! oui !... oh !... c’est impayable ! Et puis... c’est d’un ridicule !
— Ridicule ?
— Parfaitement : ridicule ! s’écria Fortunée chez qui une sainte indignation éteignit subitement l’hilarité. Et plus que ridicule : burlesque, extravagant, caricatural ! Mais de quel matériau êtes-vous faits, tous les deux ? Voilà un garçon superbe, séduisant, fascinant (tu sais que je m’y connais !) pour qui, de toute évidence, tu représentes l’Unique, la Femme avec un grand F et qui te désire d’autant plus violemment qu’il n’a pas le courage de te l’avouer. D’autre part, il y a toi, qui l’aimes... car tu l’aimes, n’est-ce pas ? C’est bien ça ?
— Il n’y a pas longtemps que je le sais, avoua Marianne en rougissant, mais c’est vrai : je l’aime... plus que tout au monde.
— J’en aurais mis ma main au feu, mais tu as mis du temps à en convenir ! Donc, vous vous aimez... et tout ce que vous trouvez comme solution, c’est de vous dire... quel mot stupide as-tu employé ?... un éternel adieu ? C’est bien ça ?
— C’est bien ça !
— Alors, il n’y a pas cinquante solutions ; ou bien vous ne vous aimez pas autant que vous voulez bien vous l’imaginer, ou bien vous n’êtes pas dignes de vivre !
— Il est marié... et je suis mariée !
— Et après ? Moi aussi, je suis mariée... si peu, il est vrai, mais enfin je le suis. Il y a quelque part un certain Hamelin comme il y a quelque part aussi un certain prince Sant’Anna. Et tu voudrais...
— Tu ne peux pas comprendre, Fortunée, coupa Marianne. Ce n’est pas la même chose.
— Et pourquoi n’est-ce pas la même chose ? demanda Fortunée avec une inquiétante douceur. Tu penses, n’est-ce pas, que je suis une femme facile, une Marie-couche-toi-là parce que, quand j’ai envie d’un homme, je le prends sans me poser de questions ? Je ne m’en cache pas plus que je n’en ai honte. Vois-tu, Marianne, ajouta-t-elle avec une soudaine gravité, la jeunesse est un temps de grâce, trop merveilleux et trop bref pour être gaspillé. De même, l’amour, le grand, le véritable amour, celui que tout le monde espère et auquel, cependant, personne n’ose croire, cet amour-là vaut la peine d’être vécu autrement qu’en contemplant, en esprit, de part et d’autre d’un océan et sur fond de regrets éternels les images de ce qui aurait pu être. Quand nous serons vieilles, il vaudra mieux, crois-moi, égrener des souvenirs plutôt que des soupirs... Et ne viens pas me dire que tu ne penses pas comme moi ! conclut Fortunée. Tes regrets sont inscrits en toutes lettres sur ton visage.
— C’est vrai, reconnut honnêtement Marianne. Tout à l’heure, je lui ai demandé de m’embrasser avant de me quitter. Il a refusé parce que... parce qu’il se sentait incapable de se maîtriser si seulement il me touchait. Et c’est vrai aussi que je l’ai regretté, que je le regrette encore parce que, au fond, il m’est immensément égal qu’il existe une Pilar ou un Sant’Anna. C’est lui que j’aime et c’est lui que je veux. Personne d’autre... pas même l’Empereur ! Seulement... dans quinze jours, Jason sera reparti ! Il aura quitté la France avec sa femme... peut-être pour n’y plus revenir.
— Si tu sais t’y prendre, il partira peut-être, mais je te promets qu’il reviendra... et vite ! Le temps peut-être de reconduire Madame à la maison.
Marianne hocha la tête d’un air de doute.
— Jason n’est pas comme ça ! Il est plus rigide, plus austère que je ne l’imaginais. Et...
— L’amour déplace les montagnes et fait tourner à tous les vents les têtes les plus solides.
— Que puis-je faire, alors ?
— D’abord sortir enfin de ce lit.
Vivement, Fortunée tendit la main, atteignit le cordon de la sonnette et tira vigoureusement. A Agathe qui accourut elle demanda si « c’était prêt ». Et, comme la jeune fille répondait affirmativement, elle lui donna l’ordre de « faire monter immédiatement ».
— D’abord reprendre des forces ! déclara-t-elle en se tournant vers Marianne. Il y a justement en bas tout ce qu’il faut. Le cher Talleyrand y a veillé.
Marianne n’eut pas le temps de poser une question. Un curieux cortège venait d’entrer dans sa chambre. Il y eut d’abord Agathe qui ouvrit la porte à double battant, puis Jérémie, le majordome, aussi lugubre que s’il conduisait un deuil, alors qu’il précédait seulement deux valets portant des pots, des boîtes et des tasses sur un grand plateau d’argent, et un autre valet chargé d’un petit réchaud portatif. Derrière eux venaient deux aides de cuisine qui, avec un respect quasi religieux, soutenaient une petite marmite de vermeil qui paraissait très chaude. Enfin, fermant la marche, avec toute la majestueuse gravité d’un prêtre marchant à l’autel pour y accomplir un rite particulièrement sacré, venait le célèbre Antonin Carême, le propre cuisinier du prince de Bénévent, l’homme exceptionnel que toute l’Europe, y compris l’Empereur, lui enviait.
Marianne ne comprenait pas bien ce que le fameux cuisinier venait faire dans sa chambre avec tout cet attirail, mais elle avait suffisamment vécu dans la maison de Talleyrand pour comprendre que le déplacement de Carême représentait un immense honneur auquel le bon ton voulait qu’elle se montrât particulièrement sensible... sous peine de voir Carême, affreusement susceptible comme tous les vrais artistes, se vexer et la classer définitivement parmi les gens infréquentables.
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