Fortunée n’insista pas et alla s’installer dans un fauteuil près de la fenêtre avec une rapidité qui pouvait laisser des doutes sur son intention réelle de s’esquiver. En réalité, elle brûlait de curiosité et quand Jason introduit par Agathe, franchit le seuil de la chambre, l’infatigable chasseresse d’hommes qu’était Fortunée l’attendait de pied ferme, à l’affût derrière un livre qu’elle avait saisi au hasard et dans l’attitude de la parfaite garde-malade. Mais, par-dessus les pages, ses yeux noirs eurent tôt fait d’évaluer la silhouette du visiteur.

Celui-ci, après un salut rapide à cette inconnue, se dirigea vers le lit où Marianne, bouleversée d’une émotion nouvelle, le regardait venir. Avec son corps nerveux, son visage hâlé et ses yeux clairs, c’était l’océan tout entier que Jason faisait entrer dans cette chambre qui en avait les couleurs.

Marianne eut l’impression qu’il faisait éclater les murs et que l’air du large s’y engouffrait par grandes bouffées violentes... Pourtant, c’était très calmement qu’il avait traversé la pièce et s’était incliné devant elle en exprimant une satisfaction polie de la trouver assez remise pour le recevoir un instant. Etranglée de trouble, Marianne parvint tout de même à contraindre sa voix à se faire entendre.

— Je voulais vous remercier de m’avoir sauvée, balbutia-t-elle en s’efforçant de prendre le ton d’une conversation de salon. Sans vous, je ne sais ce qui serait arrivé...

— Moi je le sais, dit Jason tranquillement, vous en seriez au même point que Mme de Schwartzenberg ou la princesse de la Leyen et quelques autres. Ce que j’aimerais apprendre, par exemple, c’est ce que vous alliez chercher dans ce brasier ? Ce n’était pas l’Empereur, en tout cas ? Sa Majesté était dans le parc, aidant les sauveteurs.

— N’y a-t-il au monde que l’Empereur que je puisse chercher jusque dans le feu ? En fait, je crois que je cherchais tout autre chose.

— Quelqu’un de cher, sans doute ! Peut-être... un parent de votre nouvel époux ? Et... à ce propos... (Le sourire sarcastique n’étira qu’à peine sa bouche, et d’un seul côté, tandis que ses yeux bleus demeuraient glacés) à ce propos, contez-moi donc l’histoire de ce mariage inattendu ! Où donc avez-vous déniché ce nom et ce titre impressionnants ? Un nouveau cadeau de l’Empereur ? Cette fois, il s’est montré généreux, mais il n’a fait, après tout, que vous rendre justice : il vous va mieux d’être princesse que chanteuse !

— L’Empereur n’y est pour rien. Ce mariage est le fait de ma famille. Peut-être avez-vous gardé quelque souvenir de l’abbé de Chazay, mon parrain, qui, à Selton, avait...

— Mais comment donc ! Ainsi c’est lui qui, cette fois, s’est chargé de vous trouver un autre nom ? Savez-vous, ma chère amie, que vous êtes la femme la plus imprévisible que je connaisse ? Quand on vous quitte, on ne sait jamais sous quel état civil on vous retrouvera.

Il s’interrompit, regarda du côté de Fortunée qui, sa curiosité satisfaite, jugea sans doute que les choses prenaient une étrange tournure et qu’il valait mieux s’éloigner. Elle se leva et gagna la porte avec dignité. Marianne eut un geste de la main pour la retenir, mais se ravisa. Puisque Jason n’était venu que pour être désagréable, elle aimait mieux l’affronter seule. D’ailleurs, Fortunée avait dû comprendre qu’elle avait perdu son temps en s’efforçant de présenter Marianne avec avantage. Un sourcil levé, Jason observa sa sortie puis revint à Marianne à laquelle il adressa un sourire féroce :

— Une bien jolie femme ! Je disais donc... Ah ! oui, que l’on ne sait jamais quel nom vous allez adopter. Je vous ai connue Mlle d’Asselnat, puis, tout de suite après, lady Cranmere. Quand nous nous sommes retrouvés, chez le prince de Bénévent, vous étiez devenue Mlle Mallerousse. Pas pour très longtemps, il est vrai. A mon départ, un tour de magie impériale vous avait transformée en une admirable cantatrice italienne nommée, je crois, Maria-Stella ? Maintenant, vous êtes toujours italienne... si j’ai bien compris, mais vous voilà princesse et, comment avez-vous dit ?... Altesse Sérénissime ? Un titre difficile à imaginer pour un citoyen de la libre Amérique comme moi.

Incrédule, Marianne écoutait ce débordement de sarcasmes débités d’une voix mesurée et sur un ton d’aimable badinage en se demandant quel but obscur poursuivait son visiteur. Etait-ce simple moquerie ou bien essayait-il de lui faire entendre que la chaude amitié née dans les souterrains de Chaillot s’était muée en un paisible et souriant mépris ? Si c’était cela, il était probable qu’elle ne pourrait pas le supporter, mais il fallait en avoir le cœur net. Détournant avec lassitude sa tête sur l’oreiller de dentelles, Marianne ferma les yeux et soupira :

— On m’a dit que, depuis le bal, vous étiez venu chaque matin prendre de mes nouvelles et j’ai, naïvement, attribué cette assiduité à l’amitié. Je m’aperçois qu’il n’en est rien et que vous souhaitiez seulement vous assurer que je serais bientôt assez forte pour faire, avec vous, assaut d’ironie. Malheureusement, vous voyez qu’il n’en est rien. Je ne suis pas encore de taille à lutter contre vous. Pardonnez-moi !

Il y eut un petit silence que Marianne, derrière l’écran de ses paupières closes, trouva éternel. Un instant, elle crut qu’il était parti. Inquiète, elle allait rouvrir les yeux, quand elle l’entendit rire. Indignée, elle se retourna et le foudroya du regard.

— Vous riez ?

— Mais oui ! Vous êtes une extraordinaire comédienne, Marianne, et j’ai failli me laisser prendre à votre faiblesse. Il suffit cependant de voir étinceler vos yeux pour comprendre qu’il n’en est rien.

— Et pourtant, cela est. Le baron Corvisart...

— Sort d’ici. Je le sais. Je l’ai vu. Il m’a dit que vous êtes épuisée, mais je sais maintenant que votre corps seul est affaibli. L’esprit, Dieu en soit loué, est intact et c’est tout ce que je voulais savoir. Pardonnez-moi mon ironie. Elle n’avait d’autre but que vous faire réagir. Depuis l’autre soir, j’ai vécu avec la crainte que vous n’en soyez plus capable.

— Mais... pourquoi ?

— Parce que, fit-il gravement, la femme que j’ai vue, au bal et dans l’incendie, n’était plus celle que j’avais connue. C’était une femme glacée, lointaine, au regard vide... une femme qui voulait mourir. Car, possédant tout ce qu’une créature humaine peut souhaiter : beauté, richesse, honneurs, plus l’amour d’un homme exceptionnel... et enceinte par-dessus le marché, vous avez voulu mourir et d’une mort atroce. Pourquoi, Marianne ?

Une vague de chaleur parcourut le corps de la jeune femme, réveillant les fibres profondes anesthésiées par la souffrance physique et le désespoir moral. Ainsi, il avait joué la comédie de l’indifférence, de l’ironie ? A le voir là, près d’elle, avec cette expression tendue qui avouait son inquiétude, elle en prenait une conscience plus aiguë de son amour pour lui. Cette impression fut si violente qu’un instant elle éprouva une folle envie de lui dire toute la vérité, de lui dire que, si elle avait voulu mourir, c’était de la douleur de l’avoir perdu. Elle fut sur le point de lui avouer, à cette minute, combien elle l’aimait et combien cet amour l’émerveillait. Mais elle se reprit à temps. L’homme qui était en face d’elle était un homme marié. Il n’avait plus le droit ni sans doute l’envie de s’entendre parler d’amour, car seule l’amitié l’avait mené ici. Et Marianne avait trop d’honnêteté foncière pour ne pas respecter le mariage chez les autres, même si son expérience en la matière se traduisait par un double désastre.

Elle trouva cependant le courage de sourire, sans s’apercevoir -que son sourire était plus triste que des larmes et, comme il répétait « Pourquoi ? » elle répondit enfin :

— Peut-être à cause de tout cela, tout au moins de ce qui, en cela, n’est en réalité qu’un leurre. L’Empereur est marié, Jason, heureux de l’être... et je ne suis plus pour lui qu’une amie tendre et dévouée. Je crois qu’il aime sa femme. Quant à moi...

— Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ?

— Je l’aime... bien, et surtout je l’admire passionnément.

— Mais l’enfant, l’enfant était-il un leurre lui aussi ?

— Non. Il était même le seul lien qui nous attachât irrévocablement l’un à l’autre. Peut-être est-ce mieux ainsi, pour lui tout au moins, car pour moi cela complique singulièrement les choses avec le prince Sant’Anna... mais, au fait, s’écria tout à coup Marianne, si vous êtes venu ici tous ces jours-ci, vous avez certainement rencontré Arcadius ?

— Naturellement.

— Alors, ne me dites pas qu’il ne vous a rien raconté ? Je suis certaine qu’il vous a tout dit sur ce mariage.

— En effet, fit Jason tranquillement. Il m’a tout dit... mais je voulais entendre votre version des choses. Il m’a dit d’abord qu’une lettre m’attendait toujours à Nantes, chez Patterson... à Nantes où je n’ai pas touché terre parce qu’un corsaire anglais m’avait pris en chasse et que j’ai dû fuir pour éviter le combat.

— Eviter le combat, vous ?

— Les Etats-Unis ne sont pas en guerre avec l’Angleterre, mais j’aurais dû passer outre, réduire cet

Anglais et revenir à Nantes. Tant de choses eussent été différentes ! Vous ne savez pas à quel point j’ai pu me reprocher mon obéissance aux lois.

Il s’était levé et, comme Fortunée tout à l’heure, avait marché lentement jusqu’à la fenêtre. Son dur profil et ses larges épaules se découpèrent sur le fond verdoyant du jardin. Marianne retint son souffle, envahie qu’elle était d’une émotion à la fois douce et angoissante devant la colère, réelle cette fois, que trahissait la voix de Jason.

— Vous avez regretté de n’avoir pas eu cette lettre ? Est-ce que... vous auriez accepté ce que je vous demandais ?