— Je ne te comprends pas, Marianne, dit-elle enfin. Depuis bientôt une semaine que tu es malade, tu t’es comportée exactement comme si tu cherchais par tous les moyens à en finir avec la vie ! Cela ne te ressemble pas.
— Cela ne me ressemblait pas. Maintenant, c’est vrai, je n’ai plus envie de vivre. Pour quoi ? Pour qui ?
— C’était... si important cet enfant ?
A nouveau les larmes montèrent aux yeux de Marianne et, cette fois, elle n’essaya pas de les retenir. Elle les laissa couler librement.
— Bien sûr, c’était important ! C’était même tout ce qu’il pouvait y avoir encore d’important dans ma vie, c’était ma seule raison d’exister. J’aurais vécu pour lui, avec lui, par lui. Il portait tous mes espoirs... et pas seulement les miens...
Depuis qu’en reprenant connaissance, à l’issue de la nuit tragique, elle avait appris qu’elle avait perdu l’enfant, Marianne se désespérait et se faisait les plus sanglants reproches. Tout d’abord, pour avoir, durant ses heures terribles, complètement oublié qu’elle allait être mère. Du moment où elle avait revu Jason, tout ce qui, jusque-là, avait eu pour elle quelque importance avait soudainement disparu devant la découverte aveuglante d’un amour qu’elle avait porté en elle durant des mois sans jamais le soupçonner. Le parc illuminé par le feu d’artifice avait été son chemin de Damas, à elle et, comme jadis Saul de Tarse, elle en était sortie aveugle, aveugle à tout ce qui l’entourait, aveugle au monde, aveugle à sa propre vie, aveugle à ce qui n’était pas cet amour dont la profondeur s’était révélée telle que Marianne ne pouvait, sans vertige, se pencher sur lui. Et elle avait follement mis en péril la vie de l’enfant en jouant la sienne, en cherchant à la perdre ! Pas une minute elle n’avait songé à lui... ni à cet autre qui, là-bas, dans la villa de Toscane, attendrait indéfiniment l’annonce d’une naissance à laquelle il avait accroché toute sa misérable vie d’emmuré !
Corrado Sant’Anna ne l’avait épousée qu’à cause de l’enfant de sang impérial auquel il pourrait donner son nom. Et voilà que, par sa propre faute, Marianne avait perdu tout espoir d’accomplir sa part du contrat. Le prince avait fait un marché de dupe !
— Tu penses à ton mystérieux époux, n’est-ce pas ? dit Fortunée doucement.
— Oui. Et j’ai honte de moi, j’ai honte, tu entends, parce que, ce nom que je porte, il me semble maintenant que je l’ai volé ?
— Volé ? Pourquoi donc ?
— Je te l’ai déjà dit, fit Marianne avec lassitude : le prince Sant’Anna ne m’a épousée qu’à cause de cet enfant, parce qu’il était du sang de l’Empereur et qu’alors le prince pouvait, sans déchoir, en accepter la paternité.
— Alors, parce que tu l’as perdu, tu te juges indigne de vivre et, si j’ai bien compris tes projets immédiats, tu as décidé simplement de te laisser dépérir jusqu’à ce que mort s’ensuive ?
— C’est assez ça... Mais ne crois pas que je cherche à me punir en souhaitant la mort. Non, je te l’ai dit : je n’ai plus envie de vivre, tout simplement.
Fortunée se leva, fit quelques pas irrités dans la chambre, alla jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit en grand, puis revint se planter en face du lit.
— Si ton envie de vivre ou de ne pas vivre est uniquement subordonnée à l’existence d’un enfant de Napoléon, l’affaire me paraît facile à régler : Napoléon t’en fera un autre et voilà tout !
— Fortunée !...
Suffoquée, Marianne regarda son amie d’un air scandalisé. Mais la créole lui décocha un sourire frondeur.
— Eh bien ! quoi Fortunée ? Le mot te choque ? La chose ne t’avait pas produit le même effet, il me semble ? Et s’il est une attitude mentale que j’exècre, c’est bien l’hypocrisie. Laisse-la aux spécialistes du genre, à cette bonne Mme de Genlis ou à Mme Campan et à son escadron d’oies blanches, à moins que tu ne souhaites rejoindre au plus vite la troupe piaillante des douairières retour d’émigration qui passent leur temps à espérer le retour des bonnes mœurs ! J’aime que l’on appelle un chat un chat et que l’on regarde les choses en face ! Si tu veux être honnête envers ton mari-fantôme, il te faut lui donner un enfant et un enfant de Napoléon. Conclusion : Napoléon doit t’en faire un autre ! Il me semble que c’est simple. D’ailleurs, on chuchote que l’Autrichienne a des espérances ! Il va donc être tranquille de ce côté-là et pouvoir se consacrer entièrement à toi !
— Mais, Fortunée, souffla Marianne abasourdie, sais-tu que tu es immorale ?
— Naturellement je le sais ! s’écria joyeusement Mme Hamelin, et tu n’imagines pas à quel point je suis contente de l’être ! La morale telle que je la vois pratiquer autour de moi a quelque chose de nauséabond ! Vive l’amour, ma toute belle, et foin des grands principes !
Comme pour souligner cette espèce de déclaration de guerre aux principes établis, un coup de canon éclata tout à coup au-dehors, suivi d’un second puis d’un troisième. En même temps, le vent chaud apporta l’écho d’une musique, à la fois guerrière et funèbre, et le murmure d’une grande foule.
— Qu’est-ce que cela ? demanda Marianne.
— C’est vrai, tu ne sais pas ! Ce sont les funérailles nationales du maréchal Lannes. Aujourd’hui, 6 juillet, l’Empereur fait transporter solennellement le corps de son vieux camarade de combat des Invalides au Panthéon. Le cortège vient sans doute de quitter les Invalides.
Le canon, maintenant, tonnait sans interruption. L’appel lugubre des trompettes et les roulements de tambours se rapprochaient, envahissaient peu à peu le jardin et entraient dans la chambre paisible avec le glas de toutes les cloches de Paris.
— Veux-tu que je ferme ? demanda Fortunée impressionnée par l’écho solennel de cette fête funèbre qui, pour un jour, mettait la capitale aux pieds de l’un des plus vaillants héros de l’épopée.
Marianne refusa d’un geste. Elle écoutait, elle aussi, mesurant peut-être mieux qu’à travers la joie factice des fêtes nuptiales la grandeur de l’homme qui s’était emparé de son destin et qui, si haut qu’il fût, trouvait tout de même le temps de veiller sur elle. Elle se rappelait avec émotion la main qui avait tenu la sienne tandis qu’elle entamait une longue torture. Il lui avait promis de ne pas l’abandonner et il avait tenu parole. Il tenait toujours parole !
Par Fortunée, par Arcadius aussi, elle avait appris qu’il était demeuré à l’ambassade d’Autriche jusqu’à ce que le feu fût complètement éteint, payant de sa personne, sauvant même une simple chambrière assiégée par les flammes dans une mansarde. Elle avait appris aussi sa colère, le lendemain, et sa justice : le Préfet de Police, Dubois, renvoyé, Savary durement tancé, l’imprudent architecte qui avait conçu la salle de bal arrêté, le chef des pompiers révoqué, et le remaniement complet de ce corps un peu trop fantaisiste, mené tambour battant. Oui, il était bon et réconfortant d’être l’objet de sa sollicitude, mais Marianne savait bien que sa passion pour lui s’était éteinte comme une chandelle que l’on souffle, laissant peut-être des sentiments plus profonds, mais combien moins exaltants !
Poursuivant, tout haut, sa pensée secrète, Marianne murmura :
— Je ne pourrai plus jamais lui appartenir, plus jamais.
— Que veux-tu dire ? s’inquiéta Fortunée. De qui parles-tu ? De... l’Empereur ? Tu ne veux plus...
— Non, fit Marianne. Ce n’est plus possible !
— Mais... pourquoi ?
Marianne n’eut pas le temps de répondre. On grattait à la porte. Agathe apparu, pimpante à souhait dans sa robe de percale rayée et son tablier amidonné.
— Il y a en bas un M. Beaufort, Votre Altesse... Il demande si Madame la princesse est assez bien pour le recevoir.
Un flot de sang bondit au visage de Marianne et l’empourpra.
— Lui, ici ? Mais, je ne peux pas...
— Madame ne le sait peut-être pas, mais ce monsieur est passé tous les matins depuis l’accident et comme, aujourd’hui, je lui ai dit que Madame allait mieux...
Fortunée, dont l’œil brillant avait suivi sur la physionomie de Marianne la montée de l’émotion, jugea bon de prendre l’affaire en main.
— Dites à ce monsieur d’attendre un instant, Agathe, et revenez m’aider à arranger votre maîtresse. Allez, au trot !
Marianne, affolée à l’idée de se retrouver si soudainement en face de l’homme auquel sa pensée s’attachait avec tant d’obstination, depuis le bal, voulut protester. Elle était affreuse, elle le savait, si pâle, si maigre !... Quel homme normal ne serait épouvanté par le spectacle affligeant qu’elle offrait ! Mme Hamelin ne voulut rien entendre et se garda bien de faire remarquer à son amie que, pour une femme si totalement résignée à l’anéantissement final, sa réaction devant une visite masculine avait de quoi faire rêver. Elle s’était bornée à s’assurer que le Beaufort en question était bien le fameux Américain, si subitement disparu de la vie de son amie, quand elle-même y était entrée, puis elle s’était mise au travail.
En un clin d’œil Marianne se retrouva nichée au creux d’un très séduisant fouillis de rubans roses et de dentelles neigeuses, recoiffée, discrètement maquillée et si vigoureusement aspergée à l’eau de Cologne de M. Jean-Marie Farina qu’elle en éternua. La chambre se mit à embaumer la bergamote, le romarin, le citron et la lavande.
— Rien de plus détestable que ces odeurs indéfinissables qui traînent toujours dans une chambre de malade ! affirma Fortunée en redressant, d’un doigt habile, une mèche rebelle. Maintenant cela peut aller.
— Mais enfin. Fortunée, pourquoi tout ceci ?
— Pour rien... une idée comme ça ! Maintenant, je te laisse.
— Non ! cria Marianne. Non ! surtout pas !
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