— Vous êtes bien silencieux, mon cher comte ? fit-elle assez haut pour être entendue du couple américain. La joie vous rend-elle muet ?

— Vous m’avez défendu de vous faire la cour, princesse, et comme je ne saurais vous offrir que des paroles exprimant ce que j’éprouve...

— Connaissez-vous si mal les femmes pour prendre au pied de la lettre leurs interdictions ? Ne savez-vous pas que nous aimons, parfois, être contrariées, pourvu que ce soit avec grâce ?

Les yeux verts du Russe foncèrent jusqu’à devenir presque noirs. Il resserra son étreinte avec une avidité qui ne laissait aucun doute sur le plaisir qu’il prenait à ce rapprochement inattendu. La subite amabilité de Marianne parut le transporter de joie et, un instant, celle-ci crut qu’il allait pousser quelque sauvage cri de victoire. Mais il se contint, se contentant de coller sa joue à la tempe de la jeune femme et de balayer son cou de son souffle chaud. Serrée contre lui, Marianne eut soudain l’impression de danser avec quelque automate bien réglé tant ses muscles étaient durs.

— Ne me poussez pas trop à vous désobéir, chuchota-t-il ardemment contre son oreille. Je pourrais demander plus que vous ne souhaitez accorder et, quand je demande quelque chose, je n’ai de cesse de l’avoir obtenu.

— Mais... il me semble que vous avez obtenu ce que vous souhaitiez ! Ne dansons-nous pas ensemble ? Et je crois même vous avoir souri.

— Justement ! A une femme telle que vous on ne peut que demander toujours davantage, toujours un peu plus.

— Quoi, par exemple ? fit la jeune femme avec un sourire de défi.

Mais il était écrit qu’elle n’apprendrait pas jusqu’où, ce soir-là, Tchernytchev souhaitait aller sur le chemin de ses faveurs. Avec un cri inarticulé qui fit sursauter leurs voisins mollement abandonnés au rythme de la danse, il lâcha Marianne, et si brusquement qu’elle ne resta debout que par un miracle d’équilibre. Puis, avant même d’avoir trouvé le temps d’une protestation ou d’une simple question, elle vit l’officier russe se jeter à corps perdu à travers les couples de danseurs qu’il bouscula sans ménagement, bondir vers l’un des murs de la salle et saisir à pleines mains une guirlande de roses artificielles en taffetas léger que l’une des bougies des girandoles dorées, en s’inclinant, venait d’enflammer. Négligeant la brûlure de ses mains, Tchernytchev arracha la guirlande... mais il était déjà trop tard. Les flammes avaient atteint la gaze argentée qui drapait les murs de toile et, rapides, se propageaient. En un instant, la paroi tout entière s’embrasa.

Avec un cri énorme, les danseurs refluèrent vers l’autre côté de la salle où était le trône. Emportée par la vague, Marianne se retrouva tout près de Napoléon vers lequel le prince Eugène, qui s’était écarté pour causer avec le ministre des Relations extérieures, Champagny, se frayait vivement un passage. Elle vit le jeune vice-roi parler bas à l’oreille de l’Empereur qui, se retournant, saisit le bras de Marie-Louise.

— Venez ! dit-il. Le feu est ici... il faut partir.

Mais la jeune Impératrice, qui semblait fascinée par les flammes, restait assise, les yeux rivés au mur flambant.

— Venez, Louise ! ordonna l’Empereur en l’arrachant presque de son siège.

Au pas de charge, il l’entraîna vers la galerie. Marianne voulut se lancer dans leur sillage, mais une ruée de la foule qui s’affolait l’emporta comme un fétu de paille vers la porte donnant sur le parc. Plus rien ne pouvait arrêter cette foule prise de panique. En un instant, le plafond de toile cirée s’embrasa. Le feu courut le long des autres parois à une vitesse terrifiante. L’un après l’autre, les lustres dorés, avec leurs charges de bougies allumées, se détachèrent du plafond en feu et s’effondrèrent sur la foule éperdue, assommant l’un, enflammant les vêtements de l’autre. La robe de tulle bleu d’une jeune femme s’embrasa d’un seul coup. Transformée en torche vivante, la malheureuse, hurlant de souffrance, se jeta aveuglément à travers la masse humaine qui, bien loin de lui porter secours, faisait de vains efforts pour lui échapper. Un officier, cependant, arracha sa tunique pour la jeter sur elle et tenter d’étouffer les flammes, mais tous deux disparurent bientôt sous la ruée démentielle de la foule.

Très vite, les issues, celle de la galerie par laquelle était sorti l’Empereur, et les fausses fenêtres découpées dans la toile furent bouchées par le feu. La galerie d’ailleurs s’enflamma à son tour, dirigeant droit vers les salons de l’ambassade un véritable train de feu. Il n’y eut plus, comme sortie possible, que la haute porte-fenêtre donnant sur le parc et la foule s’y précipita avec la violence d’un barrage qui a rompu ses digues. Une fumée épaisse et noire, suffocante, emplissait la salle incendiée, brûlant les yeux et les poumons.

Pour lui échapper, hommes et femmes se pressaient vers l’unique issue avec une fureur sauvage, jouant des coudes et des poings, se renversant les uns les autres, cherchant la vie avec une rage où se montrait à nu le primitif instinct de conservation. Des femmes tombaient aussitôt piétinées par les plus forts, par ceux peut-être qui, l’instant précédent, s’inclinaient avec tant de grâce sur des doigts qu’ils écrasaient maintenant, ou murmuraient de douces paroles à des oreilles qu’ils auraient arrachées sans vergogne pour passer plus vite et gagner enfin ce bien inestimable : l’air libre, l’air respirable.

Emportée par l’assaut furieux vers la vie, bousculée, à demi étouffée par la fumée et par la pression de tous ces corps, la traîne de sa robe arrachée, Marianne épouvantée ne voyait autour d’elle que des yeux hagards, des visages déformés par l’épouvante, des bouches hurlantes. La chaleur était intolérable et les tourbillons de fumée qui emplissaient la salle d’un épais brouillard gris lui donnaient l’impression que ses poumons allaient éclater. Parmi toutes ces têtes, elle reconnut celle de Savary qui avait l’air de voguer comme un absurde navire sur une mer en furie. Le ministre de la Police était aussi vert que son habit brodé mais, hurlant des choses à peu près incompréhensibles, il essayait vainement de discipliner cette horde affolée.

La porte donnant sur le parc était là, toute proche, mais les tentures qui l’ornaient commençaient à brûler et la bousculade y devint féroce, chacun cherchant à franchir le seuil avant qu’il ne soit barré par le feu. Tous voulant passer à la fois, cela fit une sorte de bouchon. Coincés, les invités ne pouvaient plus ni avancer ni reculer. La mêlée devint furieuse. Marianne reçut dans la gorge le coude d’un sénateur et sentit que des mains agrippaient ses cheveux. Heureusement pour elle, il y avait, un peu en arrière, une sorte de géant, un homme immense, barbu comme un ours et portant sur des épaules larges comme une armoire le brillant uniforme des chevaliers-gardes du Tzar. Il se démenait comme un diable, poussant la foule devant lui de ses deux mains énormes. La chute d’un lustre alluma ses cheveux. Il émit une clameur sauvage et donna une si violente poussée que le bouchon humain sauta avec un tourbillon de fumée. La poitrine broyée, mais sauve, Marianne se retrouva hors de la salle, sur les marches qui menaient aux jardins. Mais, à peine eut-elle gonflé ses poumons d’une bouffée d’air un peu moins brûlant, qu’un cri de douleur lui échappa. Près d’elle, une autre femme poussa un long gémissement, puis une autre, dont le cri s’acheva en sanglot : l’huile des lampions qui ornaient si gaiement les murs de la salle de bal se déversait, brûlante, sur les épaules nues et les gorges découvertes, causant de cruelles blessures. Marianne se jeta en avant, vers l’eau rougeoyante d’un bassin près duquel des domestiques accouraient avec des seaux et des cuvettes. Il était temps. La porte de la salle de bal venait de s’embraser.

Sur l’escalier, Marianne vit une poutre enflammée s’abattre sur le vieux prince Kourakine. L’ambassadeur russe, énorme et perclus de goutte, s’écroula avec un grognement d’ours blessé, mais, aussitôt, un général français, dont l’uniforme était à moitié déchiré, se rua vers lui pour lui porter secours.

Adossée contre une statue dont la pierre rafraîchissait son dos nu, Marianne regardait le parc de ses yeux agrandis, figée d’épouvante, devant ce spectacle de désolation et de mort qui avait brutalement remplacé l’enchantement de la fête, et cherchait à reprendre son souffle. Sa gorge lui faisait mal, son épaule aussi dont la beau brûlée s’était fendue. L’air, plein de flammèches, était à peine respirable. La salle de bal, totalement embrasée maintenant, n’était plus qu’un énorme bûcher dont les flammes ronflantes bondissaient vers le ciel noir, cherchant un autre aliment. Des formes indistinctes s’échappaient encore de cet enfer, et, hurlantes, leurs vêtements allumés, roulaient à terre pour échapper à la morsure du feu.

Partout des blessés, des mourants, des gens pris de panique qui couraient dans tous les sens, incapables de savoir où ils allaient. Marianne aperçut le prince de Metternich, armé d’un seau d’eau, qui se ruait vers l’incendie. Elle aperçut aussi un homme qui courait, une femme vêtue d’argent dans les bras, et reconnut Jason. Oubliant tout ce qui n’était pas Pilar, sa femme, il l’emportait loin du danger.

« Je n’existe plus pour lui, songea Marianne bouleversée. Il ne pense qu’à elle !... Il n’essaie même pas de savoir si je suis encore vivante... »

Elle se sentait si faible, tout à coup, si seule aussi puisque, parmi ces gens, elle ne comptait pas un seul ami, personne qui pensât seulement à elle, qu’elle glissa ses bras autour de la statue, une petite Cérès de marbre blanc, et se mit à pleurer amèrement en s’accrochant à la pierre que le brasier, peu à peu, réchauffait.

Un appel déchirant éclata auprès d’elle :