Mais, quand sa voiture franchit la belle grille à trois portes, chef-d’œuvre de Coustou, qui formait la porte Mahiaux et ouvrait, vers Neuilly, le mur d’enceinte du Bois de Boulogne, elle entendit son cocher lui annoncer calmement que l’officier russe était toujours là !

— Comment ? Il nous suit ? Mais il allait vers Saint-Cloud...

— Il y allait peut-être, mais il n’y va plus puisqu’il est derrière nous.

Marianne se retourna. Gracchus avait raison. Le Russe était bien là, à quelques mètres, suivant la voiture aussi paisiblement que si cette place eût, de tout temps, été la sienne. Voyant que la jeune femme le regardait, il eut même l’audace de lui adresser un large sourire.

— Oh ! s’exclama-t-elle. C’est trop fort ! Fouette tes chevaux, Gracchus ! Et au galop !

— Au galop ? s’effara le jeune homme. Mais je vais renverser quelqu’un !

— Tu es assez habile pour l’éviter. J’ai dit : au galop ! C’est-le moment de montrer ce que peuvent faire des bêtes comme celles-là !... et un cocher comme toi !

Gracchus savait qu’il était inutile de discuter avec sa maîtresse quand elle employait un certain ton. Le fouet claqua. L’attelage partit à un train d’enfer et se lança sur la route de Neuilly, franchit la place de l’Etoile, toujours ornée de son absurde Arc de triomphe de toile peinte, et dévala les Champs-Elysées. Gracchus, debout sur son siège à la manière d’un aurige grec, hurlait « Gare ! » de toute la force de ses poumons dès qu’il apercevait le plus petit obstacle, le plus modeste piéton. Ceux-ci, d’ailleurs, s’arrêtaient, médusés, en voyant passer cette élégante calèche emportée à la vitesse du vent par quatre chevaux blancs comme neige... et poursuivie par un cavalier lancé à fond de train. Car l’accompagnement paisible du Russe s’était mué en une course folle. Voyant la calèche partir au galop, l’officier avait donné de l’éperon et s’était lancé à sa poursuite avec une ardeur qui montrait clairement le plaisir qu’il en éprouvait. Son bicorne était tombé, mais il ne s’en était pas soucié. Ses cheveux blonds volant au vent, il poussait son cheval avec des cris sauvages qui répondaient aux hurlements de Gracchus. L’ensemble n’avait aucune chance de passer inaperçu et les curieux regardaient avec effroi cette trombe hurlante.

Dans un fracas de tonnerre, la calèche enfila le pont de la Concorde, contourna les murs du palais du Corps Législatif. Le Russe gagnait du terrain et Marianne était sur le point d’exploser.

— Nous ne pourrons jamais nous en débarrasser avant la maison, cria-t-elle... Nous sommes presque arrivés.

— Espérez ! brailla Gracchus ! Voilà du secours !

En effet, un autre cavalier s’était lancé sur leurs traces. C’était un capitaine des Lanciers polonais qui, voyant cette élégante voiture visiblement poursuivie par un officier russe, venait de juger utile de s’en mêler. Avec joie, Marianne le vit couper la route du Russe qui, bon gré, mal gré, fut bien obligé de s’arrêter pour éviter d’être désarçonné. Instinctivement, Gracchus retint ses chevaux. La calèche ralentit.

— Merci, monsieur ! cria Marianne tandis que les deux cavaliers maîtrisaient leurs montures.

— A votre service, madame ! répondit-il joyeusement en portant à sa chapska rouge et bleu une main gantée qui, l’instant suivant, alla s’appliquer sur la joue de l’officier russe.

— Voilà un joli petit duel bien entamé ! commenta Gracchus. Un coup d’épée pour un sourire, c’est cher !

— Et si tu te mêlais de ce qui te regarde ? gronda Marianne qui n’était pas d’humeur à endurer le franc-parler de son cocher. Ramène-moi vite et reviens voir ce qu’il en est ! Tâche de savoir qui sont ces messieurs ! Je verrai ce que je peux faire pour empêcher la rencontre.

Un instant plus tard, elle mettait pied à terre dans la cour de son hôtel et renvoyait Gracchus sur les lieux de la dispute. Mais, quand, après quelques minutes, il revint, le jeune cocher ne put rien lui apprendre de plus. Les deux adversaires avaient déjà disparu et le petit rassemblement causé par l’altercation s’était évanoui. Très contrariée de cet incident, car elle craignait qu’il n’eût plus de publicité que l’offense n’en méritait et que l’Empereur n’en eût connaissance, elle fit ce qu’elle avait toujours fait en des circonstances analogues : elle attendit le retour d’Arcadius pour lui confier son problème.

Depuis la veille, la situation du vicomte de Jolival dans la maison de Marianne avait subi une certaine reconversion à la suite du long entretien au cours duquel celui-ci avait été mis au courant des derniers événements d’Italie : d’imprésario d’une cantatrice, Jolival avait été promu au double poste de chevalier d’honneur et de secrétaire de la nouvelle princesse, situation qui convenait parfaitement à son esprit universel, autant qu’à la solide affection qui l’attachait à la jeune femme. Il aurait ainsi la haute main sur toutes les affaires de la maison et singulièrement sur les affaires financières et les relations avec Lucques. Avec lui Marianne n’aurait rien à craindre des machinations étranges de Matteo Damiani, en admettant que le prince Sant’Anna ait eu la faiblesse de le conserver comme secrétaire, ou de tout autre intendant mis à sa place.

— Il est bien certain, avait ajouté Arcadius à la suite de cette conversation, que vous devez vous monter une maison plus importante que celle de Maria-Stella. Entre autres, il vous faudrait une dame pour accompagner, ou une lectrice.

— Je sais, avait coupé Marianne, mais je n’en prendrai cependant pas. Outre que je déteste que l’on me fasse la lecture, je n’ai aucun besoin d’une dame pour accompagner, surtout si notre chère Adélaïde veut bien cesser un jour ses folies et se souvenir que nous existons.

Le débat avait été tranché là-dessus et, pour son entrée en fonction, Arcadius se trouva donc nanti d’une mission de confiance : tenter d’empêcher un duel absurde entre un officier de la Garde Impériale et un officier étranger, mission qu’il accepta avec un sourire amusé, se bornant à demander à Marianne auquel des deux adversaires allait sa préférence.

— Quelle question ! s’écria-t-elle. Mais au Polonais, voyons. Ne m’a-t-il pas débarrassée d’un importun, et cela au péril de sa vie ?

— Ma chère, fit Arcadius sans s’émouvoir, l’expérience m’a appris qu’avec les femmes, ce ne sont pas toujours les sauveurs qui ont droit à la plus belle part de reconnaissance. Tout dépend de qui on les a sauvées. Prenez votre amie Fortunée Hamelin. Eh bien, je suis prêt à parier mon bras droit que non seulement elle n’aurait voulu, pour rien au monde, être « sauvée » de votre poursuivant, mais encore compterait à l’avenir au nombre de ses ennemis mortels l’imprudent assez... imprudent pour s’y risquer.

Marianne haussa les épaules.

— Oh ! Je sais, Fortunée adore les hommes en général et tout ce qui porte uniforme en particulier. Un Russe lui semblerait un gibier de choix.

— Peut-être pas tous les Russes... mais celui-là très certainement !

— On dirait, ma parole, que vous le connaissez ! fit Marianne en le regardant avec curiosité. Vous n’étiez cependant pas là, vous ne l’avez pas vu.

— Non, répondit Jolival aimablement, mais si votre description est exacte, je sais qui il est. D’autant plus que les officiers russes décorés de la Légion d’honneur ne courent pas les rues.

— Alors, c’est...

— Le comte Alexandre Ivanovitch Tchernytchev, colonel des Cosaques de la Garde Impériale russe, aide de camp de Sa Majesté le Tzar Alexandre Ier et son messager ordinaire avec la France. C’est l’un des meilleurs cavaliers du monde et l’un des plus invétérés coureurs de jupons des deux hémisphères. Les femmes en raffolent !

— Oui ? Eh bien pas moi ! s’écria Marianne furieuse de l’espèce de complaisance que Jolival avait mise à lui présenter l’insolent promeneur de Longchamp. Et, si ce duel a lieu, j’espère bien que le Polonais embrochera votre cosaque aussi proprement qu’un mercier de la rue Saint-Denis ! Séduisant ou non, ce n’est qu’un malotru !

— C’est, en général, ce que les jolies femmes disent de lui la première fois. Mais il est curieux de constater combien cette impression peut avoir tendance à se modifier par la suite ! Allons ! Ne vous fâchez pas, ajouta-t-il en voyant se charger d’orage le regard vert de son amie. Je vais voir si je peux arrêter le massacre. Mais j’en doute.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on n’a jamais vu un Polonais et un Russe renoncer à une aussi belle occasion de s’entre-tuer. L’agressivité mutuelle est leur état normal !

De fait, le lendemain matin, Arcadius, qui était sorti à cheval bien avant l’aurore, revint apprendre à Marianne, sur le coup de 10 heures, et alors qu’elle se promenait dans son jardin, que le duel avait eu lieu le matin même au Pré-Catelan, au sabre, et que les adversaires, sans s’être réconciliés, s’en étaient retournés dos à dos, l’un avec un coup de lame dans le bras (c’était Tchernytchev) l’autre, le baron Kozietulski, avec une blessure à l’épaule.

— Ne le plaignez pas trop, ajouta Jolival devant la mine désolée de Marianne, la blessure est assez légère et aura l’avantage de lui éviter d’aller faire un tour en Espagne où l’Empereur n’eût pas manqué de l’envoyer. Je ferai d’ailleurs prendre de ses nouvelles, soyez tranquille. Quant à l’autre...

— L’autre ne m’intéresse pas ! coupa Marianne sèchement.

Le sourire, gentiment ironique, dont Jolival la gratifia, offensa Marianne qui, sans ajouter un mot, lui tourna le dos et continua sa promenade. Est-ce que, par hasard, son vieil ami se moquerait d’elle ? Quelle arrière-pensée renfermait-il dans ce sourire un brin sceptique ? Pensait-il qu’elle n’était pas sincère en affirmant que ce Russe ne l’intéressait pas, qu’elle pouvait être semblable à toutes ces femmes dont le beau cosaque faisait si aisément la conquête ? Ou encore que la solitude du cœur en faisait déjà une proie toute désignée pour les aventures faciles au fond desquelles tant de femmes cherchent le reflet, le simple reflet de l’amour ?