— Chut donc ! intima précipitamment Duroc en jetant autour de lui un regard inquiet. N’imitez pas trop Mme de Périgord dans ses appréciations. Et, surtout, ne vous affolez pas. Les nominations sont décidées mais, d’abord, le décret n’est pas encore signé, encore que la comtesse Dorothée ait déjà pris son service ; ensuite, si j’en crois le caractère exclusif de la duchesse de Montebello, cette charge ne vous prendra pas beaucoup de temps. En dehors des grandes réceptions auxquelles vous serez tenue d’assister, vous n’approcherez guère l’Impératrice, n’entrerez pas dans sa chambre, ne lui parlerez pas, ne monterez pas dans sa voiture... Bref, c’est surtout une charge honorifique mais elle aura l’avantage de faire taire les ragots !

— S’il faut absolument que j’aie une charge à la Cour, ne pourrait-on me donner à un autre membre de la famille impériale ? La princesse Pauline, par exemple ? Ou, mieux encore, la mère de l’Empereur ?

Cette fois, le grand maréchal du Palais se mit à rire de bon cœur.

— Ma chère princesse, vous ne savez pas ce que vous dites ! Vous êtes beaucoup trop jolie pour cette charmante folle de Pauline et, quant à Mme Mère, si vous voulez périr d’ennui à brève échéance, je vous conseille de rejoindre le bataillon des graves et pieuses dames qui composent son entourage. Quand la duchesse d’Abrantès reviendra du Portugal, demandez-lui donc comment elle, qui cependant connaît Mme Laetitia depuis l’enfance, supporte l’atmosphère de l’hôtel de Brienne et les interminables parties de reversi qui en sont la distraction majeure ?

— C’est bon, fit Marianne avec un soupir résigné, je suis battue une fois de plus ! Je serai donc dame du Palais ! Mais pour l’amour du ciel, mon cher duc, ne précipitez pas la signature de ce fameux décret ! Plus tard il viendra...

— Oh ! avec un peu de chance, je peux le faire traîner jusqu’en août... ou peut-être septembre !

Septembre ? Le sourire revint aussitôt à Marianne. En septembre, son état serait bien suffisamment apparent pour qu’elle soit dispensée de paraître à la Cour, puisque, d’après ses calculs approximatifs, l’enfant devait naître dans les premiers jours de décembre.

On était arrivé sur le perron et elle tendit spontanément ses doigts au baiser du grand maréchal.

— Vous êtes un amour, mon cher duc ! Et, ce qui vaut encore beaucoup mieux, un excellent ami.

— J’aimais assez votre première définition, fit-il avec une grimace comique, mais je me contenterai de l’amitié ! A bientôt, belle dame !

La fin du jour approchait dans une débauche orangée qui allumait des lueurs d’incendie derrière les coteaux de Saint-Cloud où les ailes des moulins tournaient doucement sous une brise légère. Il y avait beaucoup de monde sur la promenade de Longchamp, un monde chatoyant et joyeux fait d’équipages brillants, de beaux cavaliers, de toilettes claires et d’uniformes aux couleurs éclatantes. Ce n’étaient que plumes, dentelles, bijoux, dorures à cette heure élégante où il était de bon ton de se montrer dans les longues files de voitures qui, au pas, montaient ou descendaient, souvent jusqu’à 11 heures du soir, la longue allée qu’avaient mise à la mode les anciennes et fastueuses visiteuses de l’abbaye de Longchamp, les belles coquettes et les filles d’opéra du règne de Louis le Bien-Aimé et que les « Merveilleuses » du Directoire avaient remise en vogue après la tourmente révolutionnaire.

La soirée était si douce que Marianne prit volontiers le parti de rentrer chez elle sans se presser. Elle étrennait, ce jour-là, une nouvelle voiture, une calèche découverte dont Arcadius lui avait fait la surprise à son retour et qu’il avait fait exécuter chez Keller, le maître carrossier. C’était une voiture à la fois luxueuse, avec ses coussins de velours vert, ses cuivres miroitants, et confortable. On regardait beaucoup ce superbe équipage et celle qui l’occupait, les femmes avec curiosité, les hommes avec une admiration visible qui allait autant à la ravissante jeune femme étendue sur les coussins qu’aux quatre Lipizzans neigeux que Gracchus, plein de morgue sous sa nouvelle livrée noir et or, tenait superbement en main. On se retournait sur l’attelage. Certains promeneurs, reconnaissant Marianne, lui adressaient un salut ou un sourire. Ce fut le cas de Mme Récamier, de la baronne de Jaucourt, de la comtesse Kielmannsegge et de Mme de Talleyrand, qui, en croisant sa voiture, lui envoya un salut frénétique avec des mines de propriétaire. Visiblement, l’excellente femme se considérait comme le découvreur, en quelque sorte, de cette nouvelle étoile de la haute société parisienne. Quelques hommes s’approchèrent, chapeau bas, pour baiser sa main, tandis que leurs montures serraient de près la calèche, mais Marianne n’avait pas envie de bavarder et se contentait de leur offrir un sourire, un mot aimable, et ne les retenait pas, même le charmant prince Poniatowski, tout près cependant à rebrousser chemin pour l’accompagner alors même qu’il était en route pour Saint-Cloud et attendu par l’Empereur. Elle préférait se laisser bercer par le mouvement doux de sa voiture, en respirant l’air tiède, chargé du parfum sucré des acacias et des marronniers en fleur. Son regard, distrait, s’arrêtait juste assez sur le flot brillant qui la croisait pour reconnaître un visage et rendre un salut.

Pourtant, alors que les deux files devaient s’arrêter pour permettre aux gens du prince de Cambacérès, rutilant à son habitude dans un habit surdoré sur lequel s’étalaient son triple menton de trop bon vivant et la poudre de sa perruque 1780, de frayer un passage au train encombrant de leur maître, l’attention flottante de Marianne se fixa sur un cavalier qui tranchait curieusement sur toute cette foule brillante. Moins, d’ailleurs, par son costume que par le caractère remarquable de sa personne et de sa physionomie. Au petit trot d’un bel alezan doré, qu’il menait paisiblement sur le talus de la contre-allée, il avançait sans paraître se soucier de l’embouteillage, saluant de temps à autre l’une des nombreuses femmes qui, toutes, lui souriaient.

A l’uniforme vert sombre à parements rouges qui le sanglait, à la croix de Saint-Alexandre qui ornait son haut col et à la forme particulière du grand bicorne noir, sommé d’un plumet en plumes de coq, qui le coiffait, Marianne vit qu’il s’agissait d’un officier russe, bien que la croix de la Légion d’honneur saignât sur sa poitrine. Sans doute était-il l’un des attachés à l’ambassadeur du Tzar, le vieux prince Kourakine, qu’elle avait souvent aperçu chez Talleyrand. Mais elle n’avait encore jamais vu cet officier-là, tandis que d’autres visages, ceux de Nesselrode ou de Roumiantsoff, lui étaient déjà familiers. Cependant, il ne devait pas être aisé d’oublier cette physionomie une fois qu’on l’avait aperçue.

Tout d’abord, c’était un parfait cavalier. Cela se sentait à son aisance en selle, à une sorte de grâce qui n’excluait pas la puissance et à la parfaite musculature de ses cuisses dessinées par la culotte de peau blanche. La silhouette aussi était remarquable : les épaules étaient très larges et la taille étroite comme celle d’une jeune fille. Mais le plus extraordinaire, c’était le visage : blond avec de minces favoris qui moussaient sur ses joues comme de légers copeaux d’or, les traits avaient la pureté rigoureuse de l’art grec, mais les yeux obliques, sauvages, d’un vert intense, dénonçaient le sang asiatique. Il y avait du Tartare dans cet homme qui, à mesure qu’il s’approchait de la calèche, ralentissait son allure.

Il finit par s’arrêter tout à fait, à quelques pas de Marianne... mais ce fut pour examiner ses chevaux avec une attentive curiosité. Il détailla chacun d’eux, des oreilles à la queue, prit un peu de recul pour envisager l’ensemble, revint... Marianne crut même qu’il allait mettre pied à terre pour les voir de plus près quand ses yeux glissèrent jusqu’à la jeune femme. Et le même manège recommença.

Bien campé sur son cheval, à moins de deux mètres de Marianne, l’officier se mit à la considérer avec une attention d’entomologiste découvrant un insecte rare. Son regard, insolemment appréciateur, passa des épais cheveux sombres au visage que l’indignation empourprait déjà, à la longue colonne souple du cou, aux épaules et à la gorge sur lesquelles Marianne croisa vivement son cachemire noir et or. Scandalisée, avec l’impression désagréable d’être une esclave à l’étalage d’un trafiquant, elle foudroya du regard le grossier personnage, mais, perdu dans sa contemplation, il ne parut même pas s’en apercevoir. Bien plus, il sortit d’une poche une lentille de verre et la coinça dans une de ses orbites pour admirer plus commodément.

Vivement, Marianne se pencha et, du bout de son ombrelle, frappa sur l’épaule de Gracchus.

— Arrange-toi comme tu voudras, lui dit-elle, mais sortons d’ici ! Cet individu semble décidé à rester planter là jusqu’au jugement dernier.

Le jeune cocher jeta un coup d’œil à l’intrus et se mit à rire.

— On dirait que Votre Altesse Sérénissime a un admirateur ! Je vais voir ce que je peux faire. D’ailleurs, je crois que nous avançons.

La longue file de voitures, en effet, s’ébranlait. Gracchus fit partir ses chevaux, mais l’officier russe ne bougea toujours pas. Il se contenta de pivoter légèrement sur sa selle pour suivre des yeux la voiture et son occupante. Alors, Marianne, furieuse, lui lança :

— Goujat !

— Faut pas vous fâcher, Madame la princesse ! fit Gracchus. C’est un Russe et tout le monde sait que les Russes ça n’a pas d’usages. Tous des sauvages ! Celui-là ne sait peut-être pas trois mots de français. Il n’avait pas d’autre moyen pour montrer qu’il vous trouvait bien belle, sans doute.

Marianne évita de répondre. L’homme parlait certainement français. L’étude de cette langue faisait partie de l’éducation normale de tout noble russe et celui-là n’était visiblement pas né dans une isba. Il avait de la race, bien que son attitude ne plaidât guère en faveur de son éducation. Enfin, l’important était d’en être débarrassée ! Encore heureux qu’il n’allât pas dans le même sens qu’elle.