Ses épaules s’affaissent, tout son corps s’affaisse au souvenir de ce rêve qui passe. Son regard s’attendrit, sa bouche sourit à cet enfant chéri. Elle pourrait me le décrire mais elle se retient. On n’est pas du même monde, lui et moi. Elle est ailleurs. Avec lui. Elle ne me regarde plus, elle songe à cet espoir longtemps caressé, qui ne s’est jamais réalisé.
Je le savais. Je le savais puisque je l’ai poussée à me le dire mais je n’y croyais pas. Je racontais le pire pour qu’elle me contredise, proteste, m’assure qu’elle nous aimait mais qu’elle ne savait pas l’avouer, pas le montrer, mais qu’on était des enfants formidables, que j’étais une fille formidable, qu’elle était fière de moi, qu’elle croyait en moi…
– Je suis contente que tu m’aies dit tout ça, que tu aies compris mon drame, mon calvaire…
Et elle me tend les mains, heureuse et légère, pardessus la table, elle m’abandonne ses mains en une douce alliance. Souriante, apaisée. Je l’ai délivrée d’un grand poids. Je ne suis plus sa fille, je suis son amie, sa meilleure amie puisque j’ai su lire en elle, extraire la boue noire de son cœur sans la lui jeter à la gueule.
Je lui prends les mains et les serre très fort.
Ce soir-là, je lui ai dit au revoir.
J’ai dit au revoir à la maman que j’avais tellement attendue, tellement imaginée, tellement voulue que je la poursuivais pour lui arracher un regard, une attention, un mot d’amour. Un seul mot d’amour d’elle m’aurait donné des ailes, m’aurait fait gagner des milliers d’années, aurait évité des milliers d’erreurs, des milliers de meurtres. Je le savais. Aussi fort que le soleil chauffe la peau, que le feu brûle et que l’eau désaltère. Je l’exigeais avec de plus en plus de force et de violence. Une question de vie ou de mort. C’était ma peau que je voulais sauver quand je la harcelais pour qu’elle me regarde.
J’ai dit aussi au revoir à toutes les mères, à tous ces regards que je volais pour remplacer le sien…
J’ai effacé ces yeux qui ne m’avaient jamais regardée. J’ai effacé tous ces regards que j’avais quémandés, la rage au ventre, furieuse d’être obligée de chercher ailleurs ce qu’elle me refusait, avec l’envie de les tuer tous puisqu’ils n’étaient pas les siens, pas son regard sur moi. C’est son regard, ses yeux que je voulais. Pas ceux des autres. Le premier regard, celui que la mère pose sur son enfant, et qui lui donne la force de vivre, la force d’aimer, d’aimer les autres et de s’aimer soi-même.
Et tous ces autres qui m’avaient regardée avec amour, je les estourbissais puisqu’ils n’étaient pas elle.
Pas elle. Ma mère que j’aimais plus que tout au monde.
J’ai compris, ce soir-là.
J’ai tout compris. Ma rage assassine, mon envie de tuer les gens qui m’approchaient et qui voulaient m’aimer. Je ne voulais pas qu’ils m’aiment, je voulais que TOI, tu m’aimes. TOI, TOI, TOI, ma mère. Toi qui ne pouvais pas m’aimer, qui en étais empêchée.
Ce soir-là, en un éclair, je me suis retrouvée seule, face à moi.
Mes yeux à moi qui se tournaient vers l’intérieur découvraient cette vérité terrible, me disaient : voilà, maintenant tu sais tout, tu as compris. Tu es allée jusqu’au bout de votre histoire, tu as découvert le secret infâme qui libère.
Tu es libre…
Libre.
Elle t’a fait un cadeau inouï, un cadeau que font peu de mères : elle t’a rendu ta liberté. Combien de mères auraient protesté, auraient dit « non ma chérie, ce n’est pas vrai, je vous ai tant aimés, tant aimés » pour se donner une belle image de mère aimante. Elle n’a pas triché. Elle a eu le courage effronté, insouciant, de te dire la vérité, de te livrer le fond de son âme. Remercie-la. Tu n’auras plus jamais peur désormais. Tu vas pouvoir grandir à ton compte !
Remercie-la et chéris-la pour ce terrible cadeau qu’elle t’a fait.
Quand j’ai levé ma coupe de champagne, parce qu’elle était si émue, si légère tout à coup qu’elle voulait qu’on trinque, qu’on boive, qu’on s’étourdisse, c’est à ma santé à moi que j’ai bu.
Le lendemain, elle avait tout oublié.
Elle m’a téléphoné.
Pour me remercier ? Pour entamer un nouveau dialogue qui ne serait plus celui d’une mère aveugle avec sa fille enragée mais celui d’une femme avec une autre, à égalité ?
Non.
Elle m’a demandé :
– Tu n’as pas payé hier soir ?
– Gérard a tenu à nous inviter.
– Pourquoi ? Tu couches avec lui ?
Débit-crédit, débit-crédit.
Je n’ai pas été en colère. Mon regard nouveau s’est tourné vers elle comme un projecteur et je l’ai vue comme je ne l’avais jamais vue avant : petite fille pas regardée, pas aimée qui avait dû s’incliner devant la puissance de l’argent, des économies, de la Bourse. Devant le poste à galène et les hommes à bretelles qui brassent des dollars et des francs.
Débit-crédit, débit-crédit. C’est tout ce qu’elle avait appris.
Elle répétait, enfant docile et bien élevée. Elle suivait le destin qu’on lui avait préparé. Elle répétait. Elle se soumettait. Comme sa mère, sa grand-mère et toutes les femmes avant elles. Et rien, aucun sentiment, aucun élan, n’aurait pu la dérouter.
Je n’ai rien dit.
Je lui ai dit au revoir.
Je ne me lasserai jamais de te dire au revoir.
Puisque j’étais libre, maintenant, je pouvais t’aimer, toi l’homme-statue qui m’aimais tant…
Ma liberté commençait avec toi.
Tu étais le premier homme qui allait goûter avec moi à cette vie nouvelle d’offrandes et de gourmandises échangées, sans regard meurtrier.
J’avais hâte de t’annoncer la bonne nouvelle, de vérifier que je ne m’étais pas trompée. Je voulais que tu me dises « je t’aime », que tu te roules à mes pieds, m’offres la mappemonde et tous les Pygmées et que je m’enroule dans tes bras en réclamant encore, encore des mots d’amour, des trophées et des sagaies. Et des bébés, des milliers de bébés pour recevoir tout l’amour que j’avais envie de donner.
Je me regardais dans la glace et je m’envoyais des baisers.
J’empoignais les mots et j’écrivais.
C’est cette nuit-là, après le restaurant, que j’ai commencé ce livre, que j’ai mis en mots tout ce que j’avais dans la tête et qu’il était urgent que j’écrive…
« J’écris ce livre pour un homme… »
J’ai commencé comme pour faire le point. Un début que je jetterais sûrement quand j’aurais trouvé ma musique, mon rythme.
« Un homme que j’aime et que, pourtant, j’ai tenté de fuir, et peut-être de perdre, comme j’en ai fui et perdu tant d’autres avant lui. Malgré moi. Contre ma volonté. Ceci doit être clair. Je ne désire pas cet abandon soudain et brutal. Un homme que je voudrais aimer des pieds à la tête mais qu’un sort inique et maléfique écarte de moi.
J’écris ce livre après avoir écouté la même histoire, mon histoire, de la bouche de filles comme moi, de filles différentes de moi, d’hommes perdus, de femmes jeunes, pas jeunes, esseulées, baleines hébétées aux cheveux blancs, échouées sur les rives de la solitude sans savoir pourquoi.
J’écris ce livre pour essayer de comprendre avant qu’il ne soit trop tard, pour enrayer l’infernale ritournelle qui se répète après tant d’années. Aujourd’hui, je commence à y voir clair mais comprendre, est-ce suffisant pour détourner une malédiction ? Pour arrêter une répétition dont le mécanisme est remonté depuis des siècles et des siècles ? On le dit. Je voudrais le croire… »
Les premières esquisses de ce livre sortaient comme autant de mots crachés en flammes victorieuses.
Elle m’avait rendue libre d’écrire à nouveau.
Elle ne lisait jamais mes livres. Jamais.
La dame blonde et lisse m’avait donné le goût des mots. Elle m’avait encouragée, guidée jusqu’à mon premier livre. Elle m’avait dit de les toucher, de les caresser, de les prendre dans ma main, de les faire miens, ces mots écrits qui m’intimidaient tant. Regardez ! Ils ne vous mordent pas ! De quoi avez-vous peur ? Apprivoisez-les doucement, lentement. Écrivez.
J’avais écrit. Étonnée, d’abord. Enhardie, ensuite. Étourdie, aussi.
Elle m’avait donné un territoire, mon territoire, et je ne l’en remercierais jamais assez. Ce qu’elle ne voulait pas faire, elle me l’offrait en son nom. Elle me révélait un monde qu’elle imaginait, qu’elle goûtait les yeux fermés mais qu’elle s’interdisait. Pourquoi ? Je n’ai jamais su. J’ai su le pouvoir qu’elle m’avait donné, telle une bonne fée. Attentive et exigeante. En me laissant toute la place. Sans jamais dire comme tant de mères possessives, outrecuidantes : c’est moi qui vous ai faite, sans moi vous ne seriez rien. Jamais elle n’a revendiqué la moindre parcelle de pouvoir dans mon éclosion qu’elle surveillait du coin de l’œil.
Ma mère…
Elle refusait de les lire, ces livres que j’écrivais en mon nom, le nom de ce mari honni. Nom qui s’inscrivait partout en lettres majuscules.
Quand je les lui envoyais, pas toujours car il m’arrivait d’être trop en colère pour me soumettre, pour écrire son nom sur une enveloppe dans laquelle j’aurais glissé le livre, elle les mettait de côté. Pour plus tard. Quand elle aurait le temps.
Elle les ouvrait aux rayons des librairies. Elle ne voulait pas les acheter. Trop cher. C’est exorbitant le prix des livres, tu ne trouves pas ? Elle les feuilletait, debout. Elle les refermait et me disait je ne comprends pas qu’on publie ça.
Ça…
– Moi qui écris si bien, ajoutait-elle, j’ai envoyé mes manuscrits à tous les éditeurs et aucun n’a jamais été pris. Alors que toi… Non, je ne comprends pas. Quand écriras-tu un livre dont je pourrai être fière ? Mon ami, M. Laplace, a écrit un très beau livre, digne et historique, sur Richelieu.
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