– Oublier quoi ?

– Je ne sais pas.

– Une fille ?

Je ne sais pas. Je sens que quelque chose ne va pas mais je n’arrive pas à mettre un nom sur mon malaise. Je connais son regard affolé, traqué, son besoin de se jeter sur moi, de me dévorer, de me sculpter comme de la glaise mouillée pour que je devienne sa créature et qu’il m’élève au pinacle de son admiration. Pour que je vive à sa place, que je prenne toute sa place. Il se fond en moi pour oublier sa vie à lui.

– Parfois j’ai l’impression de ne pas exister… Ce n’est pas à moi qu’il s’adresse.

Il y a dans son corps, dans ses yeux qui s’enflamment, dans ses narines qui frémissent, dans sa voix qui devient dure, tranchante, une angoisse insupportable, une angoisse de bête traquée, blessée, que la vie insupporte et qui veut s’en échapper par tous les moyens. Il se cabre, se rebiffe, devient fébrile, impatient, irritable. Je peux sentir l’angoisse immobiliser son corps, le tordre, l’étouffer et c’est alors qu’il s’empare de moi comme d’un poupon… comme d’un poumon… pour respirer. Je suis son oxygène, son issue de secours et son corps ne peut se détendre, reprendre souffle qu’en se jetant sur moi, qu’en m’accaparant.

Le problème, alors, c’est de savoir pourquoi on s’aime, où son histoire et la mienne se rejoignent pour qu’on se soit embrasés si violemment. Cette soif de l’un pour l’autre, cette soif charnelle, terrible, a une origine et je dois la découvrir si je veux que notre amour dure, grandisse, s’épanouisse et ne soit pas qu’une suite d’affrontements que seuls nos corps apaisent.

– Déguise-toi en détective et mène une enquête. Rencontre ses parents, ses amis…

– On se connaît depuis si peu de temps. On ne voit personne. Il supporte mal qu’il y ait quelqu’un entre nous. Quand il a rencontré mon frère, il a fait des efforts mais j’ai eu le sentiment qu’il ne supportait pas mon amour pour lui. Je dois n’appartenir qu’à lui. J’ai peur, tu sais, j’ai peur et, pour une fois, j’essaie de comprendre, de ne pas répéter mes vieux schémas de fuite. J’ai même l’impression que mon vieil ennemi, celui qui arrêtait net tous mes élans, s’essouffle et ne comprend pas.

– Ou alors il laisse faire en se disant que, pour une fois, il n’a pas besoin d’intervenir, que cet homme va se détruire tout seul…

Je regarde Simon et je me dis qu’elle est loin du compte avec sa plante. Je souris à cette idée, je compare l’homme statue et farouche au cyclamen tranquille et muet.

Je ne veux pas renoncer.

J’étais si seule avant de le rencontrer. Avec lui, j’ai plongé dans une intimité dont je ne peux plus me passer.



– Et si l’intime et l’intimité n’étaient pas la même chose ? a suggéré Valérie l’autre jour devant un café.

– …

– Et si tu apprenais à te faire confiance au lieu de prendre tous les torts à ton compte ? Tu es à l’aise apparemment dans l’intimité mais c’est peut-être ton moi intime que tu dois reconnaître maintenant. Ton moi intime que tu dois faire respecter. Arrête de toujours dire que c’est de ta faute… Réfléchis, réfléchis. Tu n’es peut-être pas la seule criminelle. Pas la seule à fuir un fantôme, un ennemi que tu charges de toutes tes défaites…



J’ai faim de lui. Faim de ce regard sur moi qui m’emmène toujours plus haut, toujours plus fort. Qui me déguise en souveraine, me donne les pleins pouvoirs.

Il me dit d’écrire et j’écris.

Il me dit c’est bien, continue et je continue.

Il me dit coupe tes cheveux et je les coupe. C’est trop court ! Je les laisse pousser.

Il m’interdit de me maquiller et j’abandonne les rouges et les rosés, les beiges et les marrons irisé. Un jour, dit-il, je te ferai tatouer ou percer, je ne sais pas encore.

Je lui livre mon corps.

Il me dit, tous les deux on ira jusqu’au sommet du monde, et je respire l’air des montagnes enneigées.

Il me dit toi et moi entre Dieu et Diable, et je reçois les coups et les baisers, je tends ma bouche et mon corps, je remets mon sort entre ses mains.

Je ne peux plus vivre sans lui.



Au début de notre histoire, quand on se parlait au téléphone – tu m’appelais dix fois par jour pour me parler de la pluie, du soleil, des journaux lus au petit déjeuner, des détails de ton travail, des nouveaux détails de ton amour –, je t’avais dit que tu changeais souvent de voix.

Tu avais plusieurs voix. Une autoritaire, abrupte quand tu étais à ton bureau, habitué à ordonner, à décider, à ce que tout aille très vite, une voix douce et sensuelle quand tu m’appelais allongé sur ton lit, le soir, et enfin une voix précipitée, heurtée, presque inaudible quand un événement t’avait ému, blessé ou agacé. Je te faisais répéter, car ton débit escamotait un mot sur deux, dérobait le sens des phrases. Ou j’essayais de deviner le sens général de tes propos si tu persistais à ne point articuler ni ralentir. J’avais l’impression que tu galopais devant un ennemi lancé à tes trousses ou que tu étais tenu en otage, le canon d’une arme sur la tempe. Il nous arrivait même de nous disputer à cause de ta voix numéro un ou de ta voix numéro trois. La première trop sèche et impersonnelle, la dernière si fiévreuse que je me sentais mal à l’aise. Tu me répondais alors, excédé, que j’exagérais et n’avais qu’à faire un effort. Ou tu prétendais que j’étais sourde et devais me soigner.

Je connaissais tes trois voix et je pouvais savoir à chaque fois que tu me parlais si tu allais bien, très bien ou si tu étais contrarié.

Ce soir-là, au téléphone, tu avais ta voix bousculée, hachée.

– Ça ne va pas ? t’ai-je demandé doucement comme si je parlais à un enfant en proie à une forte émotion et qui se met à bégayer.

– Si… Si… Tout va bien.

– Tu as ta voix cassée… Il se passe quelque chose ?

– Non, non, rien de spécial. C’est juste que…

Tu hésites, tu as dans la bouche un goût de catastrophe.

– C’est idiot mais… Je viens de me rappeler… Demain, c’est… J’avais complètement oublié… C’est la fête des mères et je dîne chez mes parents.

La fête des mères ! Il faut que j’appelle la mienne. Elle tient beaucoup à ce qu’on lui souhaite la fête des mères, sa fête, son anniversaire, qu’on lui envoie des vœux pour Noël et la nouvelle année. Elle est très pointilleuse sur les dates à célébrer et entoure sur son calendrier les fêtes des uns, les anniversaires des autres. Même quand elle est fâchée, qu’on ne se parle pas, elle n’oublie jamais de m’envoyer un petit bout de papier, le plus souvent le dos d’une enveloppe ou le bas d’une feuille déjà utilisées, sur lequel elle écrit en lettres droites et impeccables, l’écriture d’une institutrice au tableau : « Je te souhaite un bon anniversaire. Maman. » Ce respect des choses qui se font, qui doivent se faire, ce sens du devoir appris et rabâché, surplis posé sur une tenue débraillée, me fait souvent sourire. Elle n’en pense pas un mot mais elle se soumet à la tradition parce que c’est son devoir de mère ; elle n’y déroge jamais. Grâce à ces menus rituels, elle garde la conscience tranquille et ne se reproche jamais rien.

– On ne se voit pas, alors ?

Mon ton est enjoué, léger pour effacer l’angoisse que je sens dans ta voix.

– Non… ou si, après le dîner.

– Comme tu veux. On s’appelle après, quand les festivités seront terminées ?

Tu dis oui d’un ton lugubre et tu raccroches.

Puisque c’est la fête des mères, on va faire la fête !

Je vais inviter ma mère au restaurant.

J’appelle mon frère pour qu’il se joigne à nous.

– Je n’y tiens pas vraiment… Je l’appellerai le matin pour lui souhaiter bonne fête mais je vous laisse en tête à tête. Tu ne m’en veux pas ?

– Ce serait mieux si tu venais… On parlerait d’autre chose… Sinon je vais encore me taper le mur des lamentations !

– Non merci ! Moi, j’ai passé sept ans à Madagascar, ce qu’aucun de vous n’a fait… J’ai de l’avance et vous des dîners à rattraper !

– Ils ont déjà envoyé leurs cartes, les deux autres ?

– Sûrement. Ils sont parfaits, eux !

Mon frère et ma sœur aînés. Parfaits dans leur duplicité. Cartes en avance, pour être sûrs d’être au rendez-vous des bons sentiments, et bouquets de fleurs le lendemain. Comme chaque année. Qu’ils soient au pôle Nord ou à Djakarta, ils n’oublient pas. Et pour Noël, des vœux en photos couleurs. Ma sœur aînée avec son mari et ses enfants en rang d’oignons, mon frère aîné triomphant derrière ses ordinateurs et son bureau d’homme qui a réussi et qui court le monde. Gros Job épanoui et méprisant. Ils ont réussi, eux, trompette ma mère à l’adresse de mon frère et moi, ils sont partis à l’étranger ! Alors que vous vous entêtez à rester dans un pays fini, un pays sans avenir avec des communistes au pouvoir, des grévistes dans les rues et des chômeurs qui veulent être salariés ! Ah ! Si j’avais épousé un Américain, je ne serais pas là pour voir ça !

Le film de sa vie, de toutes les déceptions de sa vie, se recale en arrière et défile. Interdiction de se lever ou d’interrompre la séance sinon elle nous punit d’un regard noir meurtrier et de son refrain préféré vous ne m’aimez pas, vous ne faites rien pour me plaire, qu’est-ce que j’ai fait à la vie pour mériter ça ?



Elle refuse de sortir, n’a pas envie de s’habiller, de se coiffer et elle veut regarder Derrick à la télé. J’insiste. Je l’emmène « chez Gérard », un petit bistrot dont le propriétaire est un copain, un vieux copain, je lui dis, tu n’as pas besoin de te faire belle, et en plus je viens te chercher et je te raccompagne à ta porte. Aucun risque de te faire agresser. Parce qu’elle a peur, peur de tout. Au moindre individu basané qu’elle croise, elle serre son sac sous son bras et file en maugréant contre l’insécurité rampante et le gouvernement qui ouvre grand ses portes à tous ces gens qui ne nous veulent pas de bien, ça c’est sûr. Tu n’as qu’à voir les banlieues ! Des Noirs et des Arabes partout ! Pire qu’à New York !