– Regarde. C’est pour toi !

Tu as l’air triomphant et heureux. Tu essaies de prendre un air détaché, de regarder ailleurs mais tu brûles de connaître ma réaction. J’ouvre le paquet et y trouve pêle-mêle toute la ligne de produits de beauté que j’ai lorgnés dans la vitrine de la pharmacie. Lait démaquillant, tonique, crème de jour, crème de nuit, crème contour des yeux, masque de beauté, ampoules coup d’éclat, ampoules raffermissantes. Je pose un baiser poli sur ta joue. Je te remercie du mieux que je peux, en luttant pour ignorer l’envie qu’il me vient de prendre mes jambes à mon cou et de déguerpir.

– Regarde encore ! Tu n’as pas tout vu !

Tu te frottes les mains, tu gigotes, tu trépignes devant ma lenteur. Tu as l’impatience des enfants qui défont leurs paquets de Noël en les éventrant. Je secoue le sac et entends un bruit. Plonge ma main et en retire un paquet. Un paquet de joaillier que je défais avec précaution. Dans l’écrin bleu nuit repose une montre en or, une large montre en or dont les aiguilles dorées et fines se détachent sur un fond gris.

– Tu es fou !

– Je suis fou d’amour pour toi !

Je regarde la belle montre tout en or qui brille dans ma main. Je te regarde, toi, qui brilles de fierté. Je frissonne et réprime une envie violente de tout laisser, là, sur la table.

– Tu as froid ? Tu veux qu’on s’en aille ?

J’ai envie de partir, loin de toi, loin de toi qui ne m’écoutes pas, qui ne me vois pas, qui en aimes une autre, une qui réclame des bijoux et des montres, des crèmes et du champagne, des attentions de chaque minute, une autre qui n’est pas moi.

Ce n’est pas moi qu’il aime, je me suis dit, ce jour-là, ce n’est pas moi.

Sinon il m’entendrait…

Sinon il me verrait…



Cette nuit-là, tu ne m’as pas touchée. Mon corps s’y refusait. J’ai prétexté un mal de tête soudain, un vertige qui me privait de mes forces de femelle. J’ai pensé à ma grand-mère qui détestait tant l’acte de chair qu’il fallait la forcer. Je me suis allongée sur le lit, sans rien manger, les yeux fermés, refusant de voir ton corps se mouvoir dans la pièce.

J’ai attendu que tu te sois endormi, que tu reposes lourd à mes côtés et je me suis levée.

Je suis allée dans la cuisine. J’ai mis une bûche dans le poêle qui rougeoyait encore, diffusait une lumière tremblante, chaude, rassurante. J’ai pris une feuille de papier blanc, un bloc qui traînait dans le tiroir de la commode, et j’ai commencé à t’écrire une lettre.

Je voulais te donner toutes les cartes du jeu, toutes les cartes de mon jeu, pour que tu gagnes cette bataille livrée entre nous. Entre nous trois : toi, moi et l’ennemi. Pour que tu ne tombes pas d’un coup comme tous les autres qui m’avaient chérie, dorlotée.

Les mots écrits, les mots muets allaient me sauver. Ce que je ne pouvais te dire, j’allais te l’écrire.

J’ai écrit. Sans réfléchir.

« Sujet : amour,

Je sais ton amour, je le constate, mais il me rebute. Je n’arrive pas à m’en emparer, à le faire mien, à me dire qu’il est à moi, pour moi.

J’aime l’amour à distance : quand on me le raconte, quand je le vois au cinéma, quand je le lis dans les livres, quand il chante dans des chansons mais je n’arrive pas à le faire mien, à l’exprimer, à le communiquer.

Je suis inapte à aimer. Et pourtant je meurs d’envie d’apprendre.

Je recule, toujours, effrayée par trop d’amour.

Tu vas trop vite.

Tu effaces l’espace, l’attente, l’incertitude qui crée un blanc, une suspension. Un trou blanc plein d’espoir ou un trou noir.

Un blanc mystérieux, incandescent, qui allume mille petits feux dans tout le corps, dans tout le cœur parce que soudain on est assailli par un mystère, une question insoutenable : et s’il ne m’aimait plus ? Le danger pointe son nez et remet tout en cause. On comprend qu’on tient plus que tout à l’autre, on est prêt à se jeter à la mer pour ne pas le perdre.

Des trous noirs, des trous blancs.

Alors le désir rapplique soudain, affolé, affriolé. Il s’engouffre dans la brèche ouverte et la remplit de sa brûlure exquise.

Le désir doit être tenu à bout de bras, mis en scène.

Que se passe-t-il au début de chaque histoire d’amour ? Pourquoi le désir est-il sur des charbons ardents ? Parce que l’autre est un inconnu, une plaine sauvage, une étendue vierge à explorer. Un grand espace. À trop se rapprocher dans l’amour quotidien, dans les baisers donnés et reçus à tout bout de champ, on abandonne la plaine du western pour le lotissement avec jardinet entre quatre piquets. On sait tout de l’autre, on sait ce qu’il va dire, où il va poser sa main ou sa bouche, on se résout à l’aimer sans plus jamais avoir peur de le perdre. Le cœur cesse de battre et se rétrécit. Le désir s’en va ailleurs. Vers n’importe qui, le premier qui paraît immense et mystérieux, que ce soit le fruit de la bêtise ou de la ruse.

Je dois reconstruire du désir autour de toi. De l’envie, de la légèreté. La terre est brûlée aujourd’hui. Tout est noir, lourd, si lourd parce que, malgré ce que tu en dis, ton amour me semble encombrant, asphyxiant. Je n’ai plus de place pour mon désir à moi, pour te rêver, t’imaginer, t’attendre.

D’où viennent nos différences ? De quelle histoire sommes-nous issus pour que notre manière d’aimer soit si différente ?

On n’arrive pas seul, neuf et vierge, dans une histoire d’amour, sinon on aimerait tous de la même manière. C’est ce que je dois comprendre. C’est ce que tu dois comprendre…

En attendant, apprenons à respecter le rythme et la cadence de l’autre.

En attendant de nous rapprocher, et de nous aimer pour de bon, un jour… »



J’ai lu et relu ma lettre. Le vent tournait autour de la maison et faisait claquer les volets mal attachés. Il s’engouffrait par la cheminée, soufflait de fortes bourrasques de froid glacé. Je me suis accroupie près du poêle et j’ai remis une bûche. En me relevant, j’ai aperçu le sac de la pharmacie et de la montre. Je l’ai pris, j’ai répandu les tubes et les pots sur la table. Les ai alignés sous mes yeux et, un par un, jetés à la poubelle.

Et la montre ? je me suis dit en retournant le sac dans tous les sens.

La montre ? Je l’avais oubliée sur la table du café.



Alors le vent furieux est tombé comme une nappe blanche et une cloche a sonné dans ma tête.

Je suis repartie dix ans en arrière.

Un homme, comme toi, un bracelet en or, comme la montre, que j’avais laissé sciemment sur la table d’un restaurant. Trop de cadeaux, trop d’amour, trop d’attentions. J’étouffais, je devenais aveugle, méchante, puérile, hostile. Je me débattais et sortais mes griffes. Je ne voulais pas qu’il m’aime autant. Il se trompait, je n’en valais pas la peine.

C’était une autre, cette fille-là, ce n’était pas moi. Je secoue la tête.

Si, c’était toi, dit l’ennemi implacable au fond de moi. Souviens-toi.

Non, c’était « elle », une autre. Une que je n’aime pas. Idiote, frivole, égoïste, bête, et surtout si méchante.

Souviens-toi de l’autre… Souviens-toi. Et tu comprendras que l’amour n’est pas fait pour toi, que l’amour n’existe pas, que c’est une chimère qu’on se raconte pour bercer le creux de la vie.

Je me suis recroquevillée contre le poêle et j’ai rembobiné le temps.

Elle le trompait.

Elle ne savait pas pourquoi.

Elle le trompait tout le temps. Avec le premier venu qui la prenait sans parler, de manière brutale et fruste, telle une friandise qu’on pique dans les rayons des magasins et qu’on dévore en déchirant le papier à pleines dents.

Elle les suivait toujours ces hommes de hasard. Sans hésiter. Sans prendre la peine de se cacher. Sans chercher à ménager l’homme qui l’aimait, la vénérait. Elle le lui disait bien en face, les yeux dans les yeux, qu’elle partait pour un autre, un autre qui n’en valait sans doute pas la peine mais dont elle ne pouvait se passer. Un autre qui la traitait n’importe comment mais devant lequel elle se couchait, elle pleurait, elle ronronnait, elle attendait, elle désespérait. Un autre qui demandait encore plus de cheveux blonds, encore plus de beige sur la peau, encore plus de chair exposée aux regards des autres pour l’exhiber à son bras et faire baver les mâles. Qui ne se penchait pas sur elle pour parler à son âme mais coupait son corps en petits morceaux tels des trophées qu’il portait à son cou.

Ceux-là, elle les suivait toujours. Fière de ce mauvais bonheur. Heureuse, à l’aise.

Et elle abandonnait celui qui l’aimait, qui lui répétait qu’elle était grande et forte et belle. Unique.

Un jour, elle l’avait vu pleurer devant elle.

Elle venait de lui annoncer qu’elle partait en retrouver un autre. Il n’avait rien dit. Il ne disait jamais rien. Il restait toujours digne et triste. Elle avait claqué la porte de l’appartement qu’ils partageaient, s’était aperçue dans l’escalier qu’il lui manquait un pull, était remontée le chercher et l’avait surpris, recroquevillé dans un coin, tout petit dans la grande pièce blanche, les bras refermés sur ses genoux, la tête enfouie dans ses bras. Il sanglotait. Son corps était secoué de sanglots silencieux. Comme un enfant que les autres maltraitent dans la cour de récréation et qui souffre en cachette. Il avait mis des lunettes noires pour pleurer en paix. De larges lunettes noires pour cacher ce chagrin qui l’aveuglait, lui brûlait les yeux et le cœur.

Elle l’avait regardé, désolée.

Désolée mais impuissante à le consoler.