Je l’ai raccompagné jusqu’à sa moto. Je lui ai tendu son casque, tendu ma joue pour qu’il l’embrasse.

– Je n’aime pas cet homme, il m’a dit.

Je l’ai embrassé dans le cou, j’ai murmuré :

– Tu n’aimes jamais les hommes avec lesquels je suis.

– Il n’a pas l’air naturel…

– Ça veut dire quoi ?

– Fais attention à toi…

Je l’ai regardé partir en agitant la main.



Je ne voulais pas lui faire du mal. C’était mon amour qui était trop fort. Mon amour qui, parfois, s’emballait et me faisait verser dans une violence incontrôlable.

Je voulais incarner le Destin, la remettre sur ses véritables traces, sur ses traces à elle pour qu’elle s’aime, enfin. Je détestais l’idée qu’elle ne se fasse pas confiance. Elle était une reine, ma reine. Mais elle était convaincue qu’elle ne valait rien. Ou des broutilles dont elle allumait un grand feu pour aveugler les autres.

Je ne voulais pas créer une femme nouvelle, je voulais qu’elle se retrouve. Qu’elle retrouve la petite fille qui voyait tout, qui n’était pas dupe, qui avait compris, trop tôt, comment la vie marchait. Toute cette violence précise, cette clairvoyance, cette audace incroyable qu’on lui avait enlevée comme on déshabille une poupée.

Et elle s’était rhabillée à la hâte avec un fatras de hardes et de faux-semblants. Pour se cacher. Pour oublier sa honte. Pour oublier qu’on l’avait blessée. Décapitée par l’indifférence brutale des autres.

Je voulais lui faire oublier ces hommes de passage qui ne l’avaient pas regardée ou mal, ces aventures au goût amer, ces rejets qu’elle camouflait sous un masque de petit soldat fier. Je la sentais parfois si fragile, si chancelante, sans point d’ancrage, jouant des rôles dans lesquels elle se perdait. Petite fille tremblante ou séductrice chevronnée, apprentie balbutiante ou chef de chantier galonnée. Je ne voulais pas la changer. Je voulais qu’elle se reconnaisse, qu’elle fasse la paix avec elle-même, qu’elle abandonne ses masques et ses peurs.

C’est cela que j’ai ressenti dès notre première rencontre : sa dérive éperdue, prête à se donner au premier venu pour qu’il lui parle d’elle, qu’il lui donne confiance en elle. En quête d’un regard qui la reconstruirait. J’étais ce regard. J’allais la reconstruire. J’étais assez fort pour deux.

C’est cela qui a fait naître en moi cette passion si violente qu’il m’arrivait de ne pas toujours maîtriser.

Je voulais qu’elle soit parfaite, comme un hommage qu’elle se rendrait, qu’elle nous rendrait.



On n’est pas retournés au restaurant.

On est allés faire des courses à la ville la plus proche afin de dîner dans la maison.

Tu voulais tout acheter et je riais de ton appétit d’ogre. Tu commandais du vin rouge, du blanc, du rosé et du champagne. Du saumon, du bar et des soles, des huîtres, des bulots, des bigorneaux, des crevettes roses et des bouquets. Du camembert, du reblochon, du livarot, des chèvres, du cantal, du chaource, du bleu d’Auvergne et des pâtes molles et lisses. Des endives, de la salade, des champignons, des tomates, des courgettes, des choux de Bruxelles, des carottes, des oignons, de l’ail, des herbes sauvages. De la baguette, du pain de campagne, du pain noir, du pain aux raisins, du pain aux noix…

– Mais on ne va jamais manger tout ça ! On repart demain !

– Au moins, on aura le choix ! Tu auras le choix : tu feras ton menu.

– Tu es fou, complètement fou !

La banquette arrière de la voiture déborde de victuailles et tu continues à remplir les paniers de pâtés, de confits en boîte, de brioches dorées, de crème fraîche, de poulets fermiers, de douzaines d’œufs. Je pense à ma mère : débit-crédit, débit-crédit. Elle aurait pesté contre ce gaspillage et t’aurait brûlé la nuque de ses yeux noirs.

Tu regardes ma montre et tu dis :

– C’est tout ce que tu as comme montre ?

– Oui, et elle me convient tout à fait. Je ne la quitte pas.

– Je vais t’en acheter une autre, une belle, une précieuse.

Je secoue la tête. Je n’en veux pas. Tu insistes, m’entraînes devant la devanture d’une bijouterie et me dit choisis, choisis la plus belle, je te l’offre. Je dis non, non, je ne veux pas, je n’en ai pas besoin.

– Je ne te parle pas de besoin mais de désir, d’envie…

– Alors je n’en ai pas envie. Je ne la mettrai pas.

– Même si elle vient de moi…

– S’il te plaît, n’insiste pas. Je ne la mettrai pas.

Et la peur jaillit en moi. Comme un geyser. Tu me fais peur. Tu es un ogre terrifiant avec des bottes de sept lieues et un grand couteau caché dans le dos. Tu me donnes envie de détaler. Je n’ai plus envie de manger, plus envie de boire, plus envie de regarder l’heure.

On descend la rue piétonne et mon regard tombe sur la devanture d’une pharmacie où s’étale une publicité pour des produits de beauté, une crème de jour qui hydrate, enrichit, ralentit le vieillissement de la peau, forme une barrière contre les agents oxydants. J’ai besoin d’une crème, j’ai oublié la mienne mais je ne dis rien. Tu serais capable de m’acheter la pharmacie. Je ralentis quelques secondes, jette un regard oblique à la publicité et accélère le pas de peur que…

– On va prendre un café ?

J’acquiesce, soulagée.

– Installe-toi, j’arrive.

Tu me montres du doigt un bistrot et je m’installe à une table.

Enfin seule ! je me dis. Puis je me reprends. De quoi te plains-tu ? Des milliers de filles rêveraient d’être à ta place. Couverte de cadeaux, de bijoux, de montres, de poissons, de vins fins, de légumes, de salades. Arrête de tout analyser. Laisse-toi aller au plaisir de recevoir. Recevoir. Tu ne sais pas ce que c’est. Apprends. Apprends…

J’allume une cigarette, commande un café et un grand verre d’eau. Regarde les gens passer. C’est jour de marché. Les femmes portent des robes fleuries et les hommes des vestes en drap bleu marine. C’est mon passe-temps favori de regarder les gens déambuler, d’écouter leurs conversations de marché.

Un groupe s’arrête devant moi. Il me bouche la vue et j’enrage. Je me tords le cou pour continuer à surveiller le flux des passants. Je m’étire, je grogne, me dévisse la tête mais ils ne bougent pas. Ce sont des Parisiens plastronnants et bruyants. Deux hommes et une femme qui tient un panier où sont accrochées des mains d’enfants. Je compte les enfants des yeux : un, deux, trois… Trois petites têtes blondes qui s’agitent, se dispersent, que leur mère rattrape d’un geste las, mécanique.

– Et qu’est-ce qu’elle fait dans la vie, la belle blonde, à part tailler des pipes ? dit l’un des deux hommes, la cinquantaine, le polo Lacoste ouvert, le journal roulé dans la main.

– Pas grand-chose, répond l’autre en tirant sur son cigare. Elle doit être douée tout de même parce qu’il a divorcé pour l’épouser !

Ils éclatent de rire. L’un demande à l’autre ce qu’il pense du Davidoff n° 5 qu’il vient de lui offrir. Ils parlent entre eux, froncent les sourcils, sérieux, ou se congratulent, pendant que la femme se penche sur l’un des enfants, ramasse la tétine de l’autre, rattrape le troisième par sa salopette, relève la casquette du plus petit puis se redresse et s’enquiert doucement, sans aucune trace d’agressivité :

– C’est bizarre quand même… Je n’ai jamais entendu dire d’un homme « et qu’est-ce qu’il fait dans la vie à part sucer des femmes ? ». Pourquoi, d’après vous ?

L’homme éclate de rire et lui prend le bras.

– Fallait me dire que vous étiez féministe ! J’aurais surveillé mes propos ! Dis donc, tu ne m’avais pas dit que ta femme était suffragette !

– Je posais simplement une question, dit la femme en repoussant une mèche de cheveux blonds de sa main libre.

– Bon d’accord ! J’ai compris la leçon. Je retire ce que j’ai dit.

– Il se retire ! s’exclame l’autre en mâchouillant son numéro 5. Il se retire ! T’as entendu, chérie ? Décidément, notre conversation est très osée !

Et les fumeurs de cigares de s’esclaffer.

La femme est happée par un enfant qui crie « pipi, maman, pipi ». Je la vois disparaître à l’intérieur du café, tenant les deux autres par le col, rattrapant son panier prêt à se renverser, pendant que les hommes reprennent leur conversation de connaisseurs en vins fins et en cigares, les bras libres et croisés sur la poitrine.

Je soupire. Elle aimerait sûrement, elle, avoir un homme qui la couvre d’attentions et de cadeaux, qui porte les sacs et ne la laisse pas seule avec ses trois petits !

Quand tu reviens, je te raconte la scène, indignée, amusée. Tu m’écoutes à peine. Tu as les yeux qui brillent, l’air enchanté de celui qui vient de jouer un bon tour à quelqu’un. Tu commandes un café, tu te tortilles sur ta chaise, je te montre du doigt les deux hommes qui continuent à plastronner mais tu ne les vois pas.

– Qu’est-ce qu’il y a ? je te demande, étonnée.

– Quelle main ?

Tu as les mains cachées derrière ton dos. Je réponds la droite. Tu secoues la tête, malicieux. La gauche alors… Et tu brandis un paquet. Un grand sac en papier que tu me tends, victorieux, avec les mêmes yeux espiègles des enfants de tout à l’heure qui tournaient autour de leur mère et la harcelaient.

– Qu’est-ce que c’est ?