– Fais attention, dit Anouchka, les hommes attentifs et aimants ne courent pas les rues. Tu le regretteras si tu le laisses tomber en route… Il te prend comme tu es. Il aime tout de toi. Il ne te demande pas de te déguiser pour lui plaire.

Elle marqua une pause et ajouta :

– Chaque fois tu t’enthousiasmes, chaque fois tu t’arrêtes net. Tu t’empares de détails insignifiants que tu retournes en armes blanches contre l’insensé qui ose t’aimer ! C’est l’occasion de faire un travail sur toi et de comprendre pourquoi tu ne veux pas qu’on t’aime. C’est ce que je fais, et j’apprends, j’apprends… J’en apprends de belles sur moi !

Elles avaient quitté leurs oripeaux de sorcières, revêtu leurs plus belles robes de bal, enfilé leurs pantoufles de vair, et rêvaient à mon preux chevalier, accoudées aux fenêtres en ogive du château. Elles guettaient un homme comme celui que la vie m’offrait d’un coup de baguette magique.

Seule Valérie gardait le silence. Je me tournai vers elle, pleine d’espoir.

– Tu comprends, toi, que c’est dur de recevoir tant d’amour avec tant de force, tant d’assurance…

– Il doit comprendre. Il doit t’écouter. Explique-lui encore… mais si tu as eu envie de courir si vite, si loin de lui, c’est que tu as senti un danger. Lequel, je ne sais pas et tu l’ignores encore. Fais-toi confiance. Fais confiance à tes émotions, à ton intuition mais donne-lui peut-être une autre chance. Donne-toi une autre chance…

Et elles me renvoyèrent dans le labyrinthe de mon amour avec mission d’abattre les dragons qui me mangeaient le cœur, d’arracher toutes les ronces qui me cachaient la lumière. J’étais leur missi dominici et, si je réussissais, c’est le flambeau de l’espoir que je leur rapporterais. Je ne me battais pas seulement pour moi, je portais aussi leurs espoirs.



Très vite, le manque est venu rôder.

Le manque de toi, réfugié sur ton piédestal.

Il s’est pointé comme un mari trop attentionné dont la ferveur est irritante, déplacée. Arrête, laisse-moi tranquille, tu ne vois pas que tu m’ennuies à me poursuivre de la sorte ?

Le manque ne se laisse pas rabrouer. Il s’installe en maître. Il s’infiltre dans son royaume : l’imagination. Il produit des diapos, des photos, des instantanés qui glacent le sang.

Que fait-il en ce moment ton bel amant ? a-t-il murmuré à mon oreille. Ne déjeunerait-il pas avec deux ou trois jeunes femmes attentives à ses propos, sensibles, comme toi, à cette voix profonde, caressante, impérieuse, à cette stature d’amant puissant et généreux, à ce regard pénétrant qui lit au fond de vous ? L’une pose sa tête sur sa main retournée et l’écoute en le goûtant des yeux, l’autre invente une excuse pour se rapprocher de lui et la troisième lui glisse, en partant, son numéro de téléphone plié en trois…

Le manque est un metteur en scène imaginatif et primesautier. Il sort sans cesse de nouvelles situations de sa manche et les anime d’un claquement de doigts.

Sais-tu, siffle-t-il, habile, que lorsqu’on est aimé, on rayonne de mille grâces invisibles, on se pare de mille charmes nouveaux ? On attire les âmes gourmandes et sensibles, celles qui rôdent à la recherche d’un frisson, d’une aventure. Elles devinent qu’une autre est là, tapie sous la peau de l’homme qu’elles regardent et immédiatement convoitent. Elles l’ont peut-être déjà vu cent une fois cet homme-là mais ce soir, elles le regardent différemment. Et de savoir qu’une autre femelle a jeté son dévolu sur la peau de cet homme, cet homme qu’avant elles ne regardaient pas, leur donne envie de relever le défi. D’en goûter un morceau. De l’emporter tout entier.

Et pourquoi pas ? ricane le manque, c’est humain. L’amour n’est pas qu’une histoire de beaux sentiments… et il s’éloigne en riant, les mains dans les poches, me laissant inquiète et malheureuse, enfermée dans un malheur que j’invente aussitôt, ouverte à de nouvelles souffrances qui ne rendront mon plaisir futur que plus délicieux.

Le manque de toi devient, alors, violent.

Il m’emmène dans une dérive où je n’ai plus le goût de rire, de chanter, de m’étirer au soleil, de suçoter le coin négligé d’une tartine, de faire le clown pour refiler aux autres un peu de mon bonheur. Je suis triste soudain, rabougrie, éteinte. Recroquevillée, exsangue. Le manque est trop fort. C’est lui le maître. Il est plus fort que l’amour même. Il veut toute la place et efface le souvenir des plaisirs et du bonheur partagés. Je suis le manque tout-puissant, vous devez trembler devant moi, tout me donner car je suis insatiable, un ogre, un vampire, un serial killer de bonheurs avoués et énoncés à haute voix.

Il s’infiltre dans le cœur de sa victime et lui suce l’humeur qu’un instant auparavant elle avait rose et tendre. Elle pensait à lui, le seul homme au monde, la seule chair délicate à déguster, la seule âme avec laquelle converser. Elle se laissait aller à arrondir les bras et la bouche de bonheur délicat, à esquisser un sourire aux anges, des sauts enfantins, à dessiner un monde d’enchantement toujours renouvelé, de cruauté délicieuse. Et il l’arrête net, d’un coup d’épingle. Il l’écartèle et la pique de part en part.

Oh ! l’exquise douleur : il en regarde une autre !

La souffrance m’étourdit comme un violent plaisir, pour me laisser pantelante, le cœur dévasté mais sûre d’exister, de me torturer pour lui.

Toujours lui, encore lui…

Le manque accomplissait son travail inexorable et je n’avais pas la force de lui résister.

Je décrochai le téléphone, composai ton numéro. Me raclai la gorge.

– C’est moi.

– On part demain au bord de la mer. Un copain me prête sa maison. Je viens te chercher à dix heures en bas de chez toi.



Par la fenêtre de la voiture, je regarde la campagne normande.

J’évite ton regard.

Il parle, ton regard. Je l’entends qui demande pourquoi ? Tout ce que je t’ai dit, ce jour-là, dans le salon de thé, tu le savais déjà. Pourquoi rejeter ces mots que tu murmures toi-même dans l’impunité de nos nuits, que tu réclames en tendant tes jambes, tes bras vers moi ? Pourquoi laisses-tu ton corps dire ce que tu ne veux pas entendre de ma bouche ?

Je te tourne le dos mais j’écoute ton regard.

De dos et en silence, je peux tout entendre.

De dos et en silence, j’ai envie de me jeter contre toi.

Dans l’immobilité violente de notre étreinte, sur le trottoir en bas de chez moi, je t’ai tout dit. Je me suis précipitée si fort dans tes bras que tu as reculé pour mieux recevoir mon poids. Le poids de ces quelques jours d’absence que je ne pouvais plus porter, que je remettais entre tes mains pour que tu l’effaces en refermant tes bras autour de moi.

J’étais rendue au port. J’avais le sentiment profond et religieux que je pouvais poser mes bagages, poser mon âme et mes interrogations, mes questions jamais résolues entre tes bras d’homme fervent et fort. Me mettre complètement à nu. Tu prenais tout de moi, d’une seule poigne lourde et légère. Tu m’aimais en entier et en particulier, me rendant à la fois entière et particulière. Je n’avais plus rien à te cacher, plus rien dont je devais avoir honte puisque tout était reconnu. Tu posais tes yeux sur moi et tu me donnais vie.

Sans ton regard attentif et brûlant, sans tes bras autour de moi, je ne sais plus marcher, je ne sais plus parler, je ne sais plus écrire. J’ânonne la vie comme une enfant qui apprend à lire.

De mon index gant de laine, j’écris sur la buée du pare-brise : « Sans toi, je ne sais pas. »

Tu lances un bras vers moi et m’attires tout contre toi. Tu me frottes le crâne, tu me serres contre les boutons de ta veste, tu renverses la tête et laisses éclater un rire profond et victorieux.

On file à toute allure sur une route de campagne. Les arbres se penchent pour nous laisser passer sous leur maigre voûte d’hiver.

Muets.



« Je ne vais pas te parler, je vais penser à toi quand je serai assis, seul, ou quand je veillerai, la nuit, seul.

Je vais attendre ; je n’en doute pas, je vais te rencontrer de nouveau.

Je vais prendre garde à ne pas te perdre. »

Walt Whitman, « To a Stranger », Leaves of grass.



Une petite maison, au bord de la mer, acccrochée tel un bigorneau gris sur une falaise de craie blanche trouée de limon rouge, le cri des mouettes gourmandes qui tournent au-dessus de nous, le bruit des vagues qui giflent les galets et se retirent en les faisant chanter. Le vent souffle, furieux, autour de la maison et c’est de toi qu’il me remplit. C’est entre les mots, dans le silence, que l’on va chercher l’essentiel que les mots, tels des petits frimeurs du dimanche, détruisent aussitôt.

Les mots sont vains, malhabiles et grossiers. Ils essaient de se hisser à la hauteur de notre cathédrale mais ne parviennent qu’à éructer des sons grinçants et creux, crachés par des gueules de gargouilles usées. Le silence et nos corps nus, l’un contre l’autre, voilà notre domaine, notre royaume enchanté où aucun ennemi ne peut pénétrer.

Chut… chut…, murmures-tu tout bas quand la violence de nos corps a renversé la digue du langage, passant au-dessus des mots, au-dessus de tout ce que pourraient dire les mots. Et je n’entends alors que le clapotis de ma peau contre la tienne, les gouttelettes de sueur qui roulent de ta peau à la mienne, ta langue qui vient lécher ces mille gouttelettes, remonte à mon oreille et répète sans se lasser chut… chut…

Chut… chut… quand tu te mets à genoux entre mes jambes et essuies mon corps perlant de cette eau qui coule, de cette soif qui jaillit entre ta peau et la mienne, cette soif jamais assouvie qui trouve mille sources nouvelles dans mille recoins cachés de nos corps étonnés.