Elle était touchante dans sa mendicité.

Elle voulait que les autres, tous les autres, aient une bonne image d’elle, qu’ils l’aiment, qu’ils l’invitent à nouveau à leur table de nantis, qu’ils ne se contentent pas de lui donner des miettes de leurs richesses mais qu’ils l’acceptent en leur compagnie. Qu’ils lui trouvent un emploi, un mari, une barrette de gradée. Un statut pour exister. Elle n’en pouvait plus de n’être personne, petite fourmi habillée de gris qui trimballait des fardeaux trop lourds sur son dos. Elle voulait qu’on la regarde, qu’on la considère, qu’on lui donne sa place. Et cela ne pouvait s’obtenir qu’à travers de riches et puissants protecteurs ou, en attendant mieux, de menus trafics d’influence. Elle nous poussait comme des pièces sur un échiquier : le salut pouvait venir de l’un de nous aussi. Elle mettait une sorte d’allégresse forcée dans ses expéditions sociales lorsque, chaque dimanche, nous allions visiter des familles modèles pour tenter de nous intégrer.

Quand on refermait la porte de la maison, le soir, les civilités s’arrêtaient net. On enlevait nos beaux habits, on oubliait les beaux mots polis, on décrochait les sourires de commande. La fatigue, la lassitude l’envahissait. Elle écaillait machinalement le vernis rouge de ses ongles et criait : dépêche-toi, attends, j’ai pas le temps, débrouille-toi, fais ci, fais ça, tais-toi, plus vite, au bain ! au lit ! à demain ! Elle posait les yeux sur son intérieur et soupirait. La vie ne l’avait pas servie comme elle le méritait. Et sa bile remontait en une noire colère contre le responsable de tous ses maux : notre père.

Les petites fourmis habillées de gris, méritantes et obstinées, mécaniques et coriaces, celles qui cheminaient à ses côtés, dans le même sillon obligé, tous les jours de la semaine, ne lui inspiraient que dédain et hargne. Aucune pitié pour ces pauvres gens qui lui ressemblaient pourtant. Elle les raillait de n’être pas brillants, « arrivés », « distingués ». Elle se brouillait avec ses frères, avec ses sœurs qui se contentaient de leur petit pré et du pain quotidien. Dénigrait ses collègues, prenait un air condescendant ou faussement apitoyé en évoquant le mari de l’une, les enfants de l’autre, leurs quatre-pièces en mauvaise banlieue ou leur berline d’occasion. Si elle continuait à les fréquenter, c’était pour se rassurer : elle leur était supérieure. En grandeur d’âme, en beauté, en sagesse. En ambition, surtout.

Nous les frères et sœurs, on l’imitait. À la maison, on ne se parlait pas, on aboyait. On ne jouait pas, on se disputait. C’était la règle. Le salut venait de l’extérieur ; la trahison, les règlements de comptes, les disputes, l’énervement étaient réservés au doux foyer de la famille.

– C’est peut-être pour cela que je ne suis pas très douée pour l’intimité. Ou que je suis si féroce quand on m’approche… Je ne peux pas imaginer qu’on me veuille du bien, alors je me recroqueville et sors tous mes piquants.

Je te raconte pour que tu saches, que tu comprennes. C’est un début d’intimité, ça, je te fais remarquer. Je ne l’ai jamais raconté à personne.

On s’est arrêtés dans un salon de thé ; j’hésite devant le chariot à gâteaux qui brille de génoises moelleuses, de macarons croustillants, de crème fouettée, de chocolat marbré, de coulis de fruits rouges. Tu fais signe à la dame qu’on veut tous les goûter, tous les manger, qu’elle nous apporte plusieurs assiettes, plusieurs petites cuillères, qu’elle ajoute une table, deux s’il le faut. Elle te regarde, étonnée. Tu t’énerves et répètes ta demande d’un ton sec qui n’admet pas la contradiction. Elle s’exécute promptement.

– Et chez toi ? C’était comment ?

Tu hésites avant de répondre puis secoues la tête comme si ce n’était pas intéressant.

– Oh ! Une famille normale… Mes parents se sont beaucoup occupés de moi. Ma mère surtout. J’étais fils unique…

– Elle est comment, ta mère ?

– Comme une mère, je suppose. Je n’ai pas d’histoires à raconter. Je ne me souviens pas très bien. Et puis je n’ai pas envie de parler de ça…

– Pourquoi ?

– C’est si banal…

– Aucune enfance n’est banale…

– La mienne l’est. On parle d’autre chose ?

Ta voix a la même inflexion autoritaire qu’avec la serveuse et je me tais. Je ne sais rien de toi. J’ouvre la bouche pour poser une nouvelle question et tu me bâillonnes. D’un geste autoritaire, tu écrases ta main sur ma bouche et la maintiens fermement. Je ne peux plus parler, ni respirer, ni même tourner la tête. Tu me tiens enfermée dans la paume chaude de ta main.

– Ma famille, c’est toi maintenant. Rien que toi… Je veux faire ma vie avec toi. Je veux me marier avec toi. Je m’occuperai complètement de toi. Je serai là pour tout, pour tout… Tu es ce que j’ai de plus important au monde. Tu es ma femme, mon adorée, mon esclave, mon bébé. Toute notre vie ensemble ne sera qu’une longue nuit de jouissance infinie. Tu ne sais pas ce qui t’attend encore… Attends-toi au pire, au meilleur du pire.

J’étouffe et je suis glacée. Je regarde les gâteaux disposés comme les rayons d’une roue de bicyclette dans mon assiette. La lame argentée et tranchante de la pelle à gâteaux en dépose de nouveaux, les serre les uns contre les autres, écrase les collerettes en papier pour faire de la place, les dispose l’un sur l’autre pour que tout tienne ; ton doigt pointé sur le chariot ordonne de tout mettre, de ne pas en oublier un seul. Le glacis marron d’un éclair au café disparaît sous un baba au rhum étincelant de crème et de liqueur ambrée. Je n’aurai pas le courage de l’avaler, ni lui, ni les autres, ni rien qui vient de toi.

Je repousse la table, me lève et détale. J’atteins la rue, une encoignure de porte et je vomis, je vomis…



Le lendemain, je t’ai écrit une lettre.

Ce n’était pas l’ennemi qui la dictait, c’était moi seule. J’avais peur. Une peur viscérale devant cette offrande démesurée, cette offrande de toi, jetée à mes pieds.

J’ai retrouvé ce mot. Il était tombé derrière le fax. Je l’ai posé à plat sur mon bureau et je l’ai relu.

« Il ne faut pas me dire des choses brusquement, comme hier, dans le salon de thé. Je ne peux pas les entendre, je ne suis pas prête. Ne me donne pas de l’amour à grandes louchées, je ne peux pas l’avaler. C’est comme si tu gavais un affamé du Sahel, tu le ferais crever.

Aimer, je ne sais pas, j’imagine, j’essaie de savoir avec toi… Aimer, c’est savoir ce dont l’autre a besoin et dans quelle quantité. Ne pas le bousculer, ne pas le prendre d’assaut. Ce n’est pas seulement répondre à ton besoin de donner, d’aimer, c’est s’adapter à l’autre. Je ne peux pas prendre tout ce que tu me donnes en insistant si lourdement. Cela me donne envie de régurgiter… Je t’en supplie : écoute-moi, sois patient, avance lentement… »

Je ne savais pas encore que je te demandais l’impossible.

Tu me répondis aussitôt.

Un mot très court. « Le jour où tu auras compris qu’un homme qui t’aime n’est ni transi ni méprisable, tu seras enfin libre. »

Ce fut notre première dispute.

La première fois que je sortis du cercle enchanté que tu avais dessiné autour de moi et que je criai Pouce !



Retourne avec ces hommes qui viennent te chercher en voiture, qui se garent en double file, qui klaxonnent « Tutt-tutt » et qui s’écrient, impatients, énervés, « tu viens, chérie, qu’est-ce que tu fous ? On va être en retard… J’ai eu une journée épuisante ». Fais des enfants avec eux, achetez un beau petit pavillon. Il rentrera le soir pour mettre les pieds sous la table et demandera en dépliant sa serviette : « Qu’est-ce qu’on mange ? Les enfants sont couchés ? » Retourne avec ces hommes-là, tu ne me mérites pas.

Moi je m’occuperai de toi, de ta tête, je la remplirai de mille mots, de mille merveilles qui feront naître d’autres mots, d’autres merveilles qui sortiront tout armés de ta bouche, de ta plume. Je te rendrai importante, sûre de toi, solide. Je m’occuperai de ton corps centimètre par centimètre, je l’explorerai, je le caresserai, je ferai jaillir du plaisir de chaque pore de ta peau. Ce sera la grande affaire de ma vie de te donner du plaisir… de te traiter comme une petite reine. Personne ne t’a jamais regardée. Les hommes ne regardent plus les femmes. Les femmes ne regardent plus les hommes. Ils exigent, elles réclament. Ils s’enfuient, elles menacent. Ils vont chacun de leur côté, de plus en plus tristes et solitaires. De plus en plus amers…



Je retournai dans le cercle des sorcières. Pour faire le point. Prendre leur avis. Tourner autour du chaudron bouillant de leurs colères. Retrouver leur chaude intimité, celle de mes semblables, de mes sœurs, de mes écorchées vives. Elles ne dansaient plus au clair de lune, elles ne martelaient plus le sol de leurs gros godillots cloutés, elles avaient posé leur balai et m’écoutaient, interloquées.

– Tu es folle ! Tu ne sais pas la chance que tu as ! s’exclama Christina, la mine gourmande. Si tu n’en veux plus, donne-le-moi… J’ai faim de cet homme-là. Et les gâteaux, tu n’en as pas mangé un seul ? Même pas un petit morceau de macaron au chocolat à la meringue croustillante et craquante sous les dents ?

– C’est le Prince charmant et tu le transformes en crapaud ! Cours vite l’embrasser avant qu’il ne déguerpisse, écœuré ! Vous avez tout pour être heureux, vous aimez les mêmes choses, vous parlez la même langue, il est libre, tu es libre, il t’offre le monde entier et tu le repousses du pied ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux finir comme moi ? À ranger des placards en reniflant…, soupira Charlie qui ne prenait plus jamais d’avions et attendait le prochain embarquement, le prochain emballement.