– Tu m’as fait mal…
Tu ne me regardes pas, tu ne me prends pas contre toi, tu dis seulement de ta voix dure et étrangère :
– Parfois, je te déteste…
– Moi aussi, je te déteste.
– Eh bien ! voilà… On est quittes. Tu peux partir si tu veux, je ne te retiendrai pas.
Tu parais si froid, si calme, si détaché que j’en ai des frissons dans tout le corps.
– Tout ça parce que je t’ai demandé de me parler de ton passé ! Tu as donc été si malheureux…
– Arrête de vouloir examiner mon passé à la loupe, tu as compris ? Mon passé n’existe pas. Cette sentimentalité bébête qui veut tout expliquer en devinant si j’ai été un petit garçon heureux, si j’ai souffert, si j’ai été cocu… Cette manie qu’ont les femmes de jouer les infirmières ! Je te déteste quand tu es comme ça, quand tu te rabaisses à ça ! Tu ne comprends pas qu’on vit quelque chose de merveilleux, de lumineux et que je n’ai pas envie de comparer ? Tu ne comprends pas ça, pauvre idiote !
Je ne comprends pas comment on a pu en arriver là. À partir d’une simple question. Tu enrages pourquoi ? Parce que je repars un instant en arrière et que je veux te connaître mieux en apprenant ton passé ? Depuis qu’on se connaît, tu m’enfermes dans une solitude totale, une solitude armée où tu montes la garde, farouche. Tu me sollicites, poses mille questions, veux tout savoir de moi, me portes dans mon bain, me laves les cheveux, le visage, refuses que je sorte un sou de ma poche. Tu as tout fait pour que l’on soit emprisonnés dans une histoire, notre histoire où tu règnes comme un monarque absolu et décides de tout. Je t’obéis, heureuse et légère, mais lorsque je te pose une question, une question idiote de femme amoureuse et curieuse, tu te dresses en ennemi et me refuses ce que je t’accorde généreusement.
Tu te venges de quoi ?
Parfois, il émet des fausses notes.
Il prend une drôle de voix pour se moquer des autres. Il s’agit toujours de femmes qu’il imite d’une voix de fausset, une voix stridente qui détonne dans son corps massif. Elle semble venir d’ailleurs, cette voix aiguë, mauvaise. Une voix de cauchemar grêle, obsédante. Une voix de vieille femme ventriloque. Ces femmes animées par sa voix deviennent soudain des marionnettes ridicules, monstrueuses. Et il devient soudain haineux et menaçant. Comme s’il avait un compte à régler avec elles.
– Mais elles ne t’ont rien fait, ces femmes ?
– Non, elles ne m’ont rien fait…, il répond, étonné.
Je me bouche les oreilles, mal à l’aise. Ce n’est pas lui, c’est quelqu’un d’autre qui parle à travers lui.
– On dirait Anthony Perkins dans Psychose… J’ai peur de cette voix. Si peur…
– Tu ne peux pas dire ça ! Tu te rends compte ? Comment peux-tu dire ça ? Comment ?
Il est froid comme la pierre de sa statue et me regarde de haut, de loin. Je suis sa plus terrible ennemie.
– Je ne te le pardonnerai jamais !
On se toise mais je ne baisse pas les yeux.
On roule à chaque bord du lit, on tire un oreiller, la couverture, on s’enroule dans les draps comme dans des bandelettes, on se confectionne des sarcophages pour isoler nos corps indifférents à nos querelles. On dort toute la nuit séparés par ses mots, séparés par mes mots.
Le lendemain matin, son bras se pose sur mon épaule, son grand corps se rapproche et sa bouche murmure, conciliante :
– Je ne le ferai plus…
– S’il te plaît, s’il te plaît… J’ai l’impression que tu détestes ces femmes, que tu détestes toutes les femmes quand tu parles comme ça.
Il pose sur moi un regard chaviré, un regard d’enfant réveillé en plein mauvais rêve. Je le prends dans mes bras, le berce, le rassure et il s’apaise, étonné d’avoir été emporté si loin par une force mystérieuse, maléfique.
Parfois aussi…
Parfois, il humecte délicatement son index de la pointe de sa langue rose et le passe sur son sourcil en suivant lentement, lentement l’arc du sourcil, la bouche entrouverte, la langue dépassant à peine, le petit doigt recourbé, et on dirait une vieille femme hébétée qui se maquille. Je frissonne et détourne les yeux. Je ne veux pas le voir en vieille femme qui se maquille…
Parfois…
Parfois, à table, il s’empare de mon couteau, de ma fourchette et ordonne : ouvre la bouche, ne dis rien et mâche, mâche jusqu’à la prochaine bouchée que je t’enfournerai. Tu es mon bébé, mon bébé unique, et tu dois m’obéir. Son regard me fixe, ses yeux roulent dans leurs orbites, débordent, se liquéfient, lave noire et menaçante, et j’ai peur, si peur que je laisse tomber le couteau, la fourchette et ouvre la bouche docilement…
Parfois…
Parfois, quand nous faisons l’amour, quand nous lançons toutes nos forces blindées contre l’autre, le défiant, le blessant, l’acculant dans ses derniers retranchements, il me crache en plein visage, il m’injurie, me traite de tous les noms, tous ces mots qui appartiennent à la violence des nuits et qu’on ne peut retranscrire en pleine lumière. Son corps tremble, sa bouche se tord, mille démons dansent dans les coups de ses reins contre les miens, dans les coups qui pleuvent sur mes lèvres, mes seins, mon ventre et un soulagement infini s’inscrit sur son visage quand tout est terminé. Enfin en paix, disent ses yeux, sa bouche, ses lèvres, ses épaules qui se détendent.
Enfin quitte…
Il dépose des baisers tels des ex-voto sur mon corps ouvert, me transformant en sainte icône d’église désertée. Des baisers qui louent mon abandon sans condition, sans restriction. Mon pardon pour des fautes d’un autre temps…
Je m’essuie le visage, recouvre mon corps meurtri du drap blanc, chiffonné, et me surprends à penser que cette violence inouïe ne m’est pas destinée. Elle vient d’un passé que j’ignore et que je compte bien explorer.
Qui est cette femme qui l’a tant fait souffrir ? Que s’est-il passé entre eux ? Quel est ce fantôme qui revient et lui donne envie de se venger ?
Mais l’ennemi est là qui veille.
Qui voit tout, note, observe, récrimine. Pas normal, me dit-il, pas normal. Cet homme est vicieux, vicié. Ce n’est pas l’homme qu’il te faut.
Pas cette fois-ci, je lui dis tout bas, pas cette fois-ci. Tu ne m’auras pas comme ça. Après tout, il m’arrive moi aussi de me moquer des autres en imitant leur voix ou leur allure, de me tordre en courtisane effrontée, de murmurer des insanités pour attiser le désir, inventer un monde interdit où tout est crime, châtiment et rédemption. L’amour physique est fait pour ça. Pour se lâcher, se laver, renaître propre comme un sou neuf. Tu ne peux pas le comprendre, toi qui tiens des comptes, des règlements de tous les comptes. Au petit matin, on se réveille émerveillés d’avoir posé nos corps ailleurs, l’espace d’une nuit. Dans cet univers interdit qui est le nôtre : le sien et le mien. L’air y est plus pur, le sais-tu ? Même s’il paraît plus glauque, plus lourd à respirer… Même s’il pue, parfois.
C’est une manière de s’affranchir, d’approcher au plus près nos blessures les plus profondes, les plus immondes, de s’y vautrer, de les exorciser. C’est l’histoire secrète des amants qui jamais ne devrait être racontée parce que les mots sont petits, étriqués, voyeurs, pas assez généreux et libres. L’histoire de folies qui s’emmêlent et se parlent à l’oreille telles des confidentes trop longtemps séparées, esseulées. Une compassion folle et muette que seuls les corps permettent, transmettent. Chacun laisse entrer en lui la violence désespérée de son amant, de son amante, et reçoit le récit des blessures jamais dites. L’accueille dans sa chair, se laisse fouiller, meurtrir, saigner s’il le faut.
Ah ! Ah ! reprend-il, jamais à court d’arguments, et ces manies de vieille femme qui surgissent dans ses gestes les plus anodins, n’y vois-tu rien de malin ? Le mal est plus profond que tu ne veux le reconnaître.
Je ne dis plus rien.
Puis je dis : moi aussi, j’ai des manies de garçon. Je marche comme un garçon, j’enfonce les mains dans mes poches, je porte des grosses chaussures, je fourre mon doigt dans mon nez, je jure, je crie, je me bats s’il le faut, je regarde droit dans les yeux le garçon qui me plaît.
Il n’insiste pas. Il attend.
Moi aussi, j’attends. Décidée à le terrasser.
Décidée à aimer. Pour de bon. Aimer l’autre. Lui laisser de la place, le laisser pénétrer dans mon intimité.
Il faut du courage pour être heureux.
Elle nous avait appris à être gentils.
Avec les voisins, les étrangers, les commerçants, les relations, les gradés, les supérieurs. Ils étaient importants, ces gens-là. Ils pouvaient servir. À quoi ? On ne savait pas très bien. La vie est un combat, répétait-elle, il ne faut négliger aucun allié, se les mettre dans la poche au cas où… C’est votre avenir que j’assure, pour vous que je me plie en quatre, que je mendie. Bonjour madame Geneviève, bonjour monsieur Fernand, comment allez-vous ? Votre robe est exquise, votre chapeau si élégant, votre grand garçon si charmant. Il paraît qu’il travaille bien au lycée. Il a l’âge de ma fille aînée. Ils pourraient sortir ensemble de temps en temps ?
Nous, les enfants, on ne se posait pas de questions. Elle avait sûrement raison. La vie est précaire, il vaut mieux la ménager et avancer nuque courbée. On ressemblait aux tournesols qui s’épanouissent au soleil et se ratatinent, la nuit. On se dépliait en société, on souriait, on se tenait à quatre épingles, on en rajoutait des louches et des louches. Irréprochables et « si gentils ». La famille Trapp. Tous en rang. Souriants, appliqués, les cheveux peignés, pas un faux pli ni un faux pas. Ronds de jambe, ronds de bouche, ronds de chapeau. Elle marchait en tête de sa petite famille, générale galonnée si méritante, si courageuse. Elle grappillait ainsi des rabais chez la teinturière, une visite gratuite chez le pédiatre, un duffle-coat trop petit, une paire de souliers vernis, des salades vertes en été, du gibier en automne, une vieille télé, des strapontins à l’Opéra, un stage pour l’aîné, une invitation à prendre le thé chez une vieille tante « qui possède des biens », un carton pour une soirée dansante afin de caser les deux aînés dans la bonne société.
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