« Un soir, je suis assis sur le lit de ma chambre d’hôtel sur Bunker Hill en plein cœur de Los Angeles. C’est un soir important dans ma vie, parce qu’il faut que je prenne une décision pour l’hôtel. Ou bien je paie ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C’est ce que dit la note, la note que ma taulière a glissée sous ma porte. Gros problème, ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher. »
Le téléphone sonne, on me parle, on me tend un papier, on me dit que c’est urgent. Je n’entends pas. Mes coudes glissent sur mon bureau, font le grand écart de chaque côté du livre. Je mâche chaque phrase. Je suis assise sur le lit de Bandini comme j’étais cachée dans la chambre de Sergueï Karénine. « J’avais vingt ans à l’époque. Putain, je me disais, prends ton temps, Bandini. T’as dix ans pour écrire ton livre, alors du calme, faut s’aérer, faut sortir et se balader dans les rues et apprendre comment c’est la vie. C’est ça ton problème, tu ne sais rien de la vie. »
J’ai vingt ans et des poussières et je ne sais rien de la vie.
J’apprends à écrire parce qu’il me semble que c’est « ça » que j’ai envie de faire. Et je ne sais rien faire d’autre. « Ça » me donnera un début d’identité. Je n’ai pas d’argent. Je n’ai pas d’ami. Ou si, la dame blonde. Peut-être…
Mais je ne sais rien de la vie. Je la subis en donnant des coups de dents, au hasard, pour me défendre. Je suis impatiente, violente parfois, méchante. Je déteste ce monde où je n’ai pas ma place. Je déteste les gens qui ont l’air si à l’aise dans ce monde où je n’ai pas ma place. Je les déteste et je les envie. Comment font-ils pour parler, pour s’exprimer, pour avoir la peau si nette, les cheveux si bien coiffés ? Qu’est-ce qu’ils ont mangé ? Avec quel savon se sont-ils lavés ? Quels livres ont-ils lus ? Qui les a écoutés quand ils ont prononcé leurs premiers mots ? Qui les a encouragés, applaudis peut-être ? Ils sont nés tout armés. Protégés et sûrs d’eux. Je fais tout pour leur ressembler et je ne réussis qu’à les singer. Je suis une pauvre imitation de ce que j’imagine qu’il faut être. Je fais semblant tout le temps. Je deviens blonde, toute blonde. Le visage beige, tout beige. Le sourire éclatant, tout en dents. Et je n’attrape que des bribes de cette vie qu’ils semblent maîtriser avec tant d’aisance. Leur place est réservée, je me tiens debout, en équilibre, en liste d’attente.
Des bribes dans le désordre. L’homme gitan qui me sert de père, l’homme dans la grange déguisé en fermière, l’homme qui me découpe en petits morceaux, l’homme marron, l’homme gris, l’homme au bras tout petit. Des histoires où je suis victime ou bourreau sans jamais choisir. La vie m’a cogné dessus, je lui cogne dessus, et je ne comprends rien. Ça revient au même.
Je lève les yeux vers la dame blonde et lisse.
Elle parle toujours au téléphone et prend des notes de sa main libre.
Je me demande pourquoi elle fait tout ça pour moi. Pourquoi elle me donne des trésors sans rien demander en échange. Débit-crédit, débit-crédit, c’est ça la vie. Sa générosité me paraît louche. Toute générosité me paraît louche.
Et puis je ne me le demande plus.
Je me suis fait deux nouveaux copains : Fante et Bukowski. Ils vont parler à mon âme sans que je sois obligée de me pendre à leur cou et de les flinguer ensuite.
– Parfois, c’est toi qui te flinguais toute seule en t’offrant à n’importe qui. Comme l’homme aux grosses lèvres, le soir où je t’ai rencontrée…
– On ne sait jamais, je me disais, c’est peut-être le bon… J’avais tellement envie qu’on m’aime et qu’on me regarde.
– Tu étais prête à l’habiller de toutes les qualités, tu le transformais aussitôt en homme parfait et le hissais en haut des sommets. Il ne pouvait que dégringoler ensuite et toi, tu le détestais, tu étais malheureuse d’avoir été flouée. Mais tu t’étais flouée toute seule…
– Je ne tombais pas amoureuse parce qu’il était séduisant, plein de fric ou puissant mais parce qu’il me regardait… S’il me regarde, c’est que je vaux quelque chose. S’il me regarde, je déplacerai des montagnes pour lui…
– Tu déplacerais une montagne pour moi ?
– Je déplacerai toutes les montagnes pour toi. Je changerai les cours des rivières, je ferai fondre des glaciers pour que tu boives l’eau des névés, je soufflerai sur les neiges éternelles, elles viendront se poser sur ton front brûlant et apaiseront ta fièvre.
– Tu ferais tout ça ?
– Et plus encore… J’irai fouiller au fond de ton âme et j’en rapporterai des richesses ignorées. Je déverrouillerai les boulets qui t’entravent, les chaînes qui t’empêchent de grandir, je poserai des baisers doux sur tes plus terribles blessures et elles se refermeront comme par enchantement, te laissant libre et fort et beau et puissant.
– Et puis un jour, sans savoir pourquoi, tu me renverras à mon désert où je mourrai de soif et de chagrin…
– Un jour, en sachant très bien pourquoi, j’accepterai de t’aimer pour de bon. Parce que c’est toi. Je veux réussir avec toi. Je suis fatiguée, fatiguée de toujours répéter la même histoire. Je te donnerai mes plus lourds secrets pour que jamais tu ne sois évincé. Je t’expliquerai les humeurs de mon cœur, les minuscules rouages de mon désir. Je ne te cacherai rien.
Il me traitait avec tant de soin, l’homme en noir au profil de statue.
Avec tant de méticulosité, tant de tendresse, tant de générosité. Je recevais, les yeux écarquillés, ses tranquilles cadeaux qui, tous, me ressemblaient, venaient se poser sur mon cœur, sur mon âme, sur mon corps comme une nouvelle peau. Telle une terre privée d’eau, craquelée, éventrée, je buvais son amour et me reconstituais.
Il me regardait et, sous son regard, je devenais géante.
Nous étions deux géants qui dominions le monde. L’univers était trop petit pour nous. Nous en faisions une mappemonde que nous arpentions en vainqueurs arrogants, intrépides, sautant d’une grotte aux trésors à une autre. Jamais fatigués, jamais lassés, jamais compassés. Ignorants du danger. Invincibles. Inscrits dans l’éternité.
– Tu as mal à la tête ?
Il est parti pour quelques jours. Je dors, entourée de ses cadeaux, enveloppée dans son écharpe noire, son tee-shirt noir, son odeur d’aisselle brûlée, le téléphone dans la main.
– Je t’envoie un chèque pour l’aspirine…
Il s’occupe de moi. Se penche sur mon berceau. Ses mains ruissellent d’offrandes. Je suis son enfant, son nouveau-né, je me recroqueville dans sa paume. Puis il me prend dans ses bras et devient un autre, mystérieux, terrifiant parfois ou si doux, violent ou patient, m’entraînant dans une multiplication de mon être que je découvre, stupéfaite. Jamais le même, jamais la même. Je touche du bois pour que ce bonheur dure et que personne, personne ne lui coupe les ailes.
Je veux savoir : c’était comment avec « les autres » ?
Avec celles que tu as aimées avant moi.
Raconte-moi, raconte-moi les autres. Que j’égratigne la peau de mon cœur puis enfle de fierté de les avoir toutes remplacées, toutes effacées.
Je me penche sur toi et te souffle ma question.
Tu es allongé dans le lit. Tu me prends la tête entre tes mains, tu me fixes de ton regard noir. Tu parles d’une voix forte qui scande les mots, les imprime dans ma tête comme les commandements sacrés sur la pierre.
– Tu es la première, la première que j’aime de toutes mes forces. Les autres n’étaient que des rencontres, des brouillons que je jetais, des arrangements, des associations. C’est toi que j’attendais. Les autres, je ne veux pas en parler !
– Non, ne triche pas, dis-moi… Cela ne m’ennuie pas, tu sais.
– Je n’ai pas envie d’en parler, je ne suis pas comme toi à tout raconter ! Je n’ai rien à dire.
Je te supplie, je me coule contre toi, je t’enserre de mes bras, de mes jambes pour t’attendrir, t’ouvrir le cœur, t’arracher des confidences. Tu balaies l’air d’un geste large, énervé.
– C’est inutile… Cela n’a aucune importance. L’important, c’est toi et tu le sais.
– J’ai envie de savoir.
– De savoir quoi ? Des sentiments qui n’existent plus, des émotions passées, oubliées ?
– Je veux te connaître, c’est tout. J’aurais aimé te connaître tout petit à l’école, soufflant tes bougies d’anniversaire, regardant la neige tomber pour la première fois, ouvrant tes cadeaux de Noël en robe de chambre, donnant des baisers sur la joue de ta maman, apprenant à nager, à jouer des gammes sur ton piano, à…
Tu me repousses, excédé. Tu t’enfermes à l’autre extrémité du lit, les bras croisés. Tu ne dis plus rien mais je sens ta colère, je devine ton besoin de tout effacer, tout oublier. Froid et glacé. Tu fixes un point sur le mur avec une méchanceté qui rend tes prunelles noires et liquides, effrayantes.
– Tu es fâché ?
– Et pourquoi je serais fâché ?
– Je ne sais pas. Mais je sens qu’en ce moment précis, tu me détestes.
– Tu dis ça comme ça ? Si légèrement ? Ça t’est égal que je te déteste ? Tu es si sûre de toi ?
Je fais oui de la tête et l’incline doucement sur le côté. Je suis sûre que tu m’aimes plus que tout. Quand tu me prends contre toi, que tu me caresses, c’est mon corps que tu réinventes à chaque fois, et je deviens chaque jour plus belle entre tes bras. Je te souris, je t’envoie un souffle léger et doux qui dit je t’aime tu sais c’est pour cela que je veux tout savoir de toi, je tends un bras vers toi pour faire la paix. Tu m’arraches le bras, m’attires vers toi avec tant de violence que je te regarde, hébétée. Tu me serres contre toi, t’allonges sur moi et me pénètres avec rage. Je reste muette, inerte, pantin de chair qui se laisse posséder. Alors tu t’enfonces en moi sans me regarder, en repoussant mon visage de ta main pour ne pas le voir. Besoin furieux de m’absorber, de me faire tienne, de m’effacer jusqu’à ce que je ne fasse plus qu’une seule bouillie avec ta chair. Et quand vient l’apaisement, quand tu te rejettes sur le côté sans un mot, sans un regard, je replie mon coude sur mes yeux et pleure comme un bébé.
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