– Ce n’est pas un crime que de ne pas être du même avis que ses parents !
– Tu es méchante, méchante…
Elle pleurait, me lançait des regards comme des coups de poing et me demandait de partir.
Elle me rendait impuissante et cette impuissance nourrissait ma colère. Je refusais son intransigeance, son silence haineux, je claquais la porte et jurais de ne plus revenir.
Je revenais.
Je lui offrais mes fiancés. Je les choisissais en fonction de ses goûts, de ses espoirs secrets. Ils étaient sa revanche sur la vie. Je n’étais que l’appât qui devait les conduire jusqu’à elle pour la guérir de ses rêves déçus. Moi, je lui donnerais l’homme de Madagascar qui essuierait ses larmes et la vengerait des affronts de la vie. Je serais plus forte que les boules de cristal, les Boeing de la Pan Am et les hasards de l’existence.
Je détaillais la marchandise pour la faire briller à ses yeux. Je vendais mes fiancés comme des articles de catalogue de luxe. J’avais les bras chargés de cadeaux pour lui arracher un sourire, un soupir de satisfaction.
Regarde comme il est beau celui-là, maman. Et fort et puissant. Il a le cheveu dru et les dents blanches. Le ventre plat et des muscles partout. Il possède un château, il parle anglais, il a une grosse situation, une grosse voiture. Il a vécu toute sa vie en Amérique…
– Il est américain ? demandait-elle, levant un œil plein d’espoir.
– Non. Français.
– Ah… soupirait-elle, déçue.
– C’est tout comme…
– Non. C’est pas pareil… Tu le sais bien que c’est pas pareil. N’essaie pas de me berner !
Je m’épuisais à la contenter. Je me vidais de mes forces et il ne restait plus que la colère pour me retenir au bord du précipice. Je criais, je hurlais que j’en avais assez, que rien jamais ne pourrait la rendre heureuse et elle me regardait, satisfaite. Elle jubilait, les dents serrées, le regard brûlant de victoire. Elle me tenait à sa merci : j’avais perdu le contrôle de moi-même. Ma colère la rendait importante, belle, séduisante. Je lisais sa satisfaction en un éclair dans son regard noir puis elle reprenait son rôle de victime et soupirait :
– Tu vois, ça recommence, tu ne m’aimes pas… D’ailleurs aucun de mes enfants ne m’aime. Je ne sais pas pourquoi. Toutes mes amies ont des enfants qui les aiment, sauf moi. Après tout ce que j’ai fait pour vous…
J’écumais. Partais en claquant la porte. Me frappais la tête dans l’ascenseur. M’écroulais en larmes. Butais dans chaque pierre, chaque trottoir, chaque tronc d’arbre. Rien n’était trop dur pour y passer ma rage.
Ma rage de ne pas être entendue, pas regardée. Niée. J’étais un vilain zéro qu’elle soulignait de rouge épais comme les copies qu’elle corrigeait le soir en fulminant contre l’ignorance de ses élèves.
Je voulais qu’elle m’écoute et elle ne m’entendait pas.
Je voulais qu’elle me voie et elle ne me regardait pas.
Je voulais qu’elle me fasse de la place, qu’elle m’encourage à occuper un espace rien qu’à moi. Elle ne me tolérait qu’en un lointain écho de ses propres paroles.
Je retombais en enfance face à elle. Je balbutiais comme les enfants qui se lancent, la peur au ventre, sur leurs premiers vélos sans petites roues, leurs premières balançoires, dans leurs premières brasses sans bouée. Regarde-moi, maman, regarde-moi. Porte-moi de ton regard. Empêche-moi de tomber, de me noyer. Donne-moi la force de me relever et de continuer. Dis-moi que je suis forte, courageuse, unique au monde, que mes premiers pas, mes premiers mots, mes premiers dessins sont des réussites dont tu es si fière que tes yeux ne voient plus que moi, dessinent autour de moi un territoire, un halo de lumière où je vais pouvoir grandir, grandir, grandir.
Devant ses yeux aveugles, ses oreilles sourdes, ses lèvres scellées, je n’avais plus le choix. Je posais des bombes à ses pieds pour qu’enfin elle jette un œil sur moi.
Elle balayait mes bombes du bout du pied et elles m’explosaient en pleine gueule.
Ma rage ne servait qu’à la rendre encore plus victime, encore plus sublime de sacrifice sur l’autel de la maternité. Le cercle de ses amies se resserrait autour d’elle et la consolait. « Ma pauvre, après tout ce que vous avez fait pour eux, tout ce que vous avez fait pour eux… » Et elle, les poings crispés, le regard mauvais, répétait : « J’ai tout fait pour eux, je me suis usée, usée, j’ai gâché mes plus belles années. Et pour quoi ? »
Mon frère et ma sœur aînés avaient compris : ils étaient partis vivre à l’étranger, envoyaient des cartes postales laconiques, des cakes en hiver et des fleurs en papier en été. Elle encadrait les cartes postales, exposait les cakes et les fleurs comme des trophées illustrant ses qualités de mère parfaite et vantait les qualités de ceux-là mêmes qui l’avaient fuie loin, très loin.
Moi je restais au pied de la forteresse, déterminée à trouver la faille pour y pénétrer. J’inventais mille stratégies, mille stratagèmes qui ressemblaient plus à des manœuvres guerrières qu’à des serments d’amour. Et quand il me semblait qu’une porte du château s’entrouvrait, je bondissais armée et triomphante, me campais devant elle, déclinais mes victoires, mes succès, mes campagnes et réclamais mon dû : un regard, un simple regard qui me dise tu es formidable, ma fille, et je t’aime, un regard qui me signe, me fasse naître toute neuve dans ma nouvelle armure, et me permette de devenir la personne que je voudrais être. Sans ce regard, je restais enchaînée à son trône. Je tournais comme un chien enragé, entravé.
Elle me possédait et elle le savait.
Je revenais toujours tourner à ses pieds. Je remplaçais le catalogue de ses prétendants d’antan.
Il me fallait partir. Mais je n’avais pas la force encore…
Partir, grandir loin de ce regard qui me mutilait, me ratatinait, me transformait en naine impotente et méchante.
Je ne suis pas naine, je ne suis pas impotente, je ne suis pas méchante, je répétais, étourdie par le vide qu’elle ouvrait sous mes pieds.
Mais je suis quoi, alors ?
Il y avait le regard de la dame blonde et lisse. Le regard aigu qu’elle posait sur moi, les indications qu’elle me donnait, sans en avoir l’air, pour que je continue à forger mes mots, ma réalité, mon point de vue, les livres qu’elle déposait sur mon bureau, en arrivant, le bras déjà tendu vers le téléphone, son sac-besace glissant de son épaule, venant heurter la pile de dossiers qu’elle tenait dans ses bras.
– Lisez, c’est pour vous… Oui, allô ?
Elle se laisse tomber dans son fauteuil, demande un café bien serré, grignote un bout de croissant, rien qu’un bout pour ne pas grossir, enlève sa boucle d’oreille, consulte son courrier et parle au téléphone.
Je prends le livre. Demande à la poussière1 de John Fante.
Sur la couverture : une paire de jambes croisées, des escarpins en cuir tressé et des bas filés, rapiécés. Une photo en noir et blanc qui sent la misère et l’effort, les petites combines et les dollars durs à gagner, le cœur qu’on comprime et les rêves qu’on fait debout pour espérer. Je l’ouvre et mes yeux tombent sur la préface de Bukowski.
Les mots de Bukowski… Ils m’éclatent au visage : des feux d’artifice tirés à bout portant. Je la lis et la relis comme une lettre d’amour usée par trop de lectures, de pliages et de dépliages.
Je l’apprends par cœur et la récite dans les embouteillages, le soir pour m’endormir ou quand l’ennui en société menace de me faire piquer du nez. Elle sonne comme une promesse de victoire à ma portée. Les livres ne m’intimident plus, écrire n’est plus réservé aux auteurs reconnus qui me toisent du haut de leurs étagères, de leur nom, de leur science. Il n’y a pas une seule littérature, une seule culture réfugiée dans les universités mais des livres débraillés qui déboulent de la rue avec des mots de tous les jours.
« J’étais jeune, affamé, ivrogne, essayant d’être un écrivain. J’ai passé le plus clair de mon temps à lire à la bibliothèque municipale de Los Angeles et rien de ce que je lisais n’avait de rapport avec moi ou avec les rues ou les gens autour de moi. C’était comme si tout le monde jouait aux charades et que ceux qui n’avaient rien à dire étaient reconnus comme de grands écrivains. Leurs écrits étaient un mélange de subtilité, d’adresse et de convenance, qui étaient lus, enseignés, digérés et transmis. C’était une machination, une habile et prudente “culture mondiale”. Il fallait retourner aux écrivains russes d’avant la Révolution pour retrouver un peu de hasard, un peu de passion. Il y avait quelques exceptions, mais si peu que les lire était vite fait et vous laissait affamé devant des rangées et des rangées de livres ennuyeux. Avec le charme des siècles à redécouvrir, les modernes n’étaient pas très bons. Je tirais livre après livre des étagères. Pourquoi est-ce que personne ne disait rien ? Pourquoi est-ce que personne ne criait ? Un jour, j’ai sorti un livre, je l’ai ouvert et c’était ça. Je restai planté un moment, lisant comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique. J’ai posé le livre sur la table, les phrases filaient facilement à travers les pages comme un courant. Voilà enfin un homme qui n’avait pas peur de l’émotion. L’humour et la douleur mélangée avec une superbe simplicité. Je sortis le livre et l’emportai dans ma chambre. Je me couchai sur mon lit et le lus. Et je compris bien avant de le terminer qu’il y avait là un homme qui avait changé l’écriture. »
Je me jette sur les premiers mots du roman et j’ai le même éblouissement que Bukowski. Le même vertige. La même émotion. C’est si simple, je me dis, si simple. Il n’y a pas d’artifice, pas de grands mots qui font les importants, pas d’idées générales pour faire croire qu’on est intelligent. Pas de poses, pas de manières. Les mots de Fante coïncident avec lui, avec ce qu’il est, au fond de lui, avec son tous-les-jours. Petits ressorts qui s’enracinent dans son ventre, dans son cœur et affleurent sous la peau du lecteur. Je rebondis de l’un à l’autre et ne peux plus m’arrêter.
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