– Je ne serai ni dentiste, ni pharmacien, ni vétérinaire. J’ai horreur des dents, des médicaments et des animaux…

– Les Beaux-Arts, c’est pour les saltimbanques ! Pas question que tu finisses en bohémien ! Il te faut un vrai métier.

– Alors ne me demande pas ce que je veux faire. Décide toute seule ! Tu décides toujours tout, répondit-il en décroisant les jambes et en s’étirant. On devrait sortir plus souvent. J’en ai marre de ce bled. J’ai envie de rentrer en France. Elle t’a bien eue, ta voyante.

– Ne me parle pas sur ce ton ! Je suis ta mère. Après les sacrifices que j’ai faits pour vous élever, pour t’élever ! N’oublie jamais ça.

– Je risque pas, dit-il. T’arrêtes pas de me le rappeler.

– Vous seriez sous les ponts, sans moi ! Sous les ponts ou employés des Postes à treize ans.

– On n’est plus au temps de Zola…

– Avec votre père, c’était Zola. Et ne me regarde pas comme ça ! Quand je pense à tout ce que j’ai fait pour vous ! Mon Dieu, que j’ai été bête ! J’aurais dû vous mettre à l’Assistance.

– Ça y est ! Ça recommence, murmura mon petit frère, mais elle ne l’entendit pas.

Elle poursuivait son monologue, se tressait des couronnes d’épines, se les enfonçait jusqu’à la garde et réclamait vengeance. Vengeance ! Elle ruminait, ruminait. Elle avait ses bêtes noires, celles sur la tête desquelles elle tournait en rond comme une mandragore crachant son venin.

– Et qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, cette Mme Youbline ? Cette grosse vache laide comme un potiron, bourrée de varices, mariée à ce type délicieux. Hein, je te demande ?

– Elle est femme d’ambassadeur, soupirait mon frère, excédé, en agitant sa paille dans son jus de papaye.

– Elle est américaine, avec un mari américain, elle vit dans un palais avec l’air conditionné et la télé, des cocktails chaque soir, des robes de grands couturiers. Et qu’est-ce qu’elle a fait dans la vie pour mériter ça ? Rien. Ça lui est tombé tout cuit dans les bras et elle n’a plus qu’à reposer sa graisse en se faisant servir par des boys en pagne…

Il haussait les épaules et elle repartait.

– Alors que moi, je ferais une femme d’ambassadeur parfaite ! Parfaite !

Elle sifflait sa haine, vidait son verre et se resservait.

Elle devait rester sept ans à Madagascar. Sept ans à attendre, à surveiller dans le miroir les petites rides autour des yeux, à pester contre cette île où ne se posaient jamais de Boeing pleins d’Américains. Sept ans à suivre dans les journaux l’ascension fulgurante de sa voyante qui délivrait un horoscope à la radio chaque matin, publiait des livres de prévisions chaque année, passait à la télé et demandait maintenant mille cinq cents francs la consultation. Elle la maudissait, se maudissait d’avoir été si crédule, renversait son whisky sur le tapis de bridge et n’adressait plus la parole à ses collègues de l’école.

Au bout de sept ans, elle rentra en France, bredouille.



Regarder : Faire en sorte de voir, s’appliquer à voir quelqu’un ou quelque chose.

Dès l’ancien français, « regarder » se charge d’une signification intellectuelle ou morale : il exprime le fait de prendre en considération, d’accorder toute son attention.

Dérivé de garder « veiller, prendre garde à » (cf. égard).



Ils défilaient tous devant ma mère, mes prétendants. Tels des petits soldats de plomb qui passent l’inspection. Je l’ignorais mais je guettais son acquiescement pour me laisser aller au désir qu’ils m’inspiraient.

Je l’emmenais avec nous au restaurant, au cinéma, en week-end. Elle s’installait à l’arrière de la voiture et surveillait la nuque du conducteur de son regard noir. Disait ce n’est pas la peine de mettre du super, ça marche très bien à l’ordinaire, et pourquoi vous n’avez pas de diesel, ça c’est une vraie économie. Surveillait l’addition au restaurant et haussait les épaules, furieuse, quand la note était trop élevée. Leur demandait s’ils parlaient anglais, s’ils avaient une maison de famille, combien ils gagnaient, c’est cher payé, elle ajoutait, dans l’enseignement on ne gagne pas ça, et vous savez combien je toucherai comme retraite à la fin de ma vie, de ma pauvre vie ?

Je me retournais, je disais « maman… maman », je passais la main dans la nuque de mon compagnon pour apaiser la brûlure, je poussais le volume de la musique. Elle pressait les anses de son sac à main contre sa poitrine et répétait d’une voix sourde je sais ce que je sais et j’ai raison.

Il y avait toujours quelque chose qui clochait. Trop vieux, trop jeune, pas mûr, pas raisonnable, pas de plan d’épargne-logement, un métier de saltimbanque, pas d’avenir. Et tu as vu ? Il a de grosses cuisses… Je ne savais pas que tu aimais les hommes forts. Il doit être lourd sur toi. Ça doit gâcher le plaisir. Moi, ça me gâcherait le plaisir…

Je crispais les mâchoires en un sourire volontaire qui écartait le malheur. Je l’apaisais. J’apaisais l’homme qui grinçait des dents. Lui disais elle est si seule, si seule, toute une vie à trimer, on ne peut pas la laisser dans son coin, après tout ce qu’elle a fait pour nous.

Toujours elle se plaignait. Lançait des regards mauvais. Serrait son sac à main contre elle. Se méfiait des voleurs. Puis, devant un corniaud aux oreilles cassées, au poil mité, elle s’agenouillait et dévidait une litanie de mots doux. Offrait son plus beau sourire à la petite vieille ratatinée qui avait du mal à marcher et lui donnait le bras pour traverser. Le corniaud lui léchait les mains, la petite vieille les embrassait. Elle avait des larmes plein les yeux : on l’aimait.

On l’aimait…

C’était la grande affaire de sa vie : l’amour. Elle pleurait sur les malheurs des princes et des princesses, insistait pour suivre, à la télévision, leur mariage ou leur enterrement, le cœur serré, le mouchoir collé au bord des yeux. Ils sont si beaux ! Elle était si jeune ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Voyait et revoyait Autant en emporte le vent et Love Story. Sortait du cinéma les yeux rougis, une petite fille que je prenais dans mes bras et que je consolais. Le malheur chez les autres ou à l’écran la rendait si vulnérable, si tendre, si abandonnée. Elle se blottissait contre moi et disait tu sais que je t’aime, tu le sais. Tu es ma petite fille chérie. Alors pourquoi es-tu si méchante avec moi ?

Méchante, moi ? je demandais, incrédule.

Oui, tu es si méchante, si méchante… Tu as toujours été méchante avec moi, depuis que tu es toute petite. À quatre ans déjà, tu me regardais droit dans les yeux comme une étrangère…

Une petite fille ne peut pas être méchante avec sa maman. Impossible. C’est le bout du monde une maman et tout l’univers avec.

Je lui disais allez, allez… on ne va pas recommencer.

Mais si…

Elle réclamait de l’amour et il fallait la remplir jusqu’à ras bord de cet amour que la vie lui avait refusé. Elle redevenait petite fille et serrait les dents comme une enfant qui a un gros chagrin. Boudait. Fermait les poings. Donnait des coups de pied dans les marrons. Répétait tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas, pour que je ressasse à l’infini des « mais si, je t’aime » qui s’évaporaient, ne la rassasiant jamais.

Si tu m’aimais, elle disait…

Et elle dressait une longue liste de conditions à remplir. Tu ferais ci, tu ferais ça, tu serais comme ci, tu serais comme ça. Mon amie Michèle, elle, a des enfants qui l’aiment, qui l’écoutent, qui font tout ce qu’elle leur dit…

Et son regard retombait sur moi, dur et tranchant, me rejetant dans la fosse aux lions. Me déclarant inapte à l’amour puisque je ne savais pas la combler.

Je ne trouvais jamais grâce à ses yeux.

J’avais beau donner, donner, elle était comme un puits sans fond. Impossible à remplir. Ce n’était jamais assez, jamais bien, jamais ce qu’elle attendait. J’avais toujours faux. Tout faux. Et si je prenais la parole et demandais qu’est-ce que je dois faire au juste ? Dis-le-moi…, elle me lançait un regard exaspéré et regardait au loin. Absente. Outragée.

Elle ne savait pas. Mais c’était de ma faute, toujours, et elle mettait mon incapacité à la satisfaire sur le compte de mon indélicatesse, de mon indifférence.

– Tu ne m’aimes pas, si tu m’aimais, tu saurais. Ça viendrait tout seul. L’amour, ça ne s’explique pas… L’amour, c’est donner sans jamais juger. Tu passes ton temps à me juger…

– Je ne te juge pas ! Je voudrais simplement qu’on arrive à se comprendre, à s’aimer…

– On n’arrive pas à s’aimer, on s’aime. Un point, c’est tout. Toi, tu me juges toujours…

Pour ma mère, juger consistait uniquement à ne pas être de son avis. Lui répondre était une offense. Elle nous confisquait la parole et installait la sienne en oracle. Oui maman, oui maman, oui maman, étaient les seuls mots qu’elle voulait bien entendre.

Je devais être le miroir qui lui répète chaque soir qu’elle est la plus belle, la plus forte, la plus intelligente, la meilleure des mères. M’incliner à ses pieds et lui obéir en toute chose.

– Moi je n’ai jamais jugé mes parents. Ils étaient mes parents et je leur devais obéissance et respect. Pourquoi crois-tu que je me suis mariée à dix-huit ans ? Parce que mon père avait décidé que tous ses enfants devaient quitter la maison à cet âge-là. Je ne lui en ai jamais voulu même si j’ai fait la bêtise de ma vie en épousant ton père pour la simple raison qu’il fallait partir…

– Peut-être que tu lui en as voulu mais que tu n’as jamais osé le lui dire…

– Je t’interdis de dire ça ! Je t’interdis. J’aimais mon père et jamais je ne l’aurais jugé !