Les divins détails…

Un jour, la dame blonde et lisse enleva ses boucles d’oreilles, les fit sauter dans sa main et me proposa un exercice.

– Vous allez me raconter votre déjeuner avec cet homme qui vous persécutait, vous savez…

Je hochai la tête.

– Je l’ai vu faire avec des dizaines de stagiaires mais je voudrais savoir comment il s’y prend. Montrez-moi sa suffisance, sa convoitise, sa brutalité, son arrogance. Allez-y et je ne veux pas un de ces mots abstraits que je viens d’employer ! Que du détail ! Que du concret !

Je la regardai, méfiante. Après tout, c’était un de ses collègues… Et si c’était un traquenard ? J’hésitai. Je tentai de deviner dans sa manière de faire sauter ses boucles d’oreilles d’une main à l’autre une trace de duplicité, un indice qui annoncerait la trahison redoutée.

– Vous n’osez pas ?

Et d’abord, pourquoi faisait-elle tout ça ? Qu’est-ce qu’elle voulait en échange ? Quel piège me tendait-elle ?

– Si vous n’osez pas, vous n’arriverez jamais à rien. Ni dans l’écriture ni ailleurs. C’est de vous que viendra le salut. Votre salut. Pas d’un autre. Pas des autres. N’attendez rien des autres.

Elle me tendait la main, me donnait la parole, le pouvoir de m’exprimer, d’apaiser ma colère. Je ne le savais pas.

– Je vous laisse du temps. Réfléchissez. Je suis sûre que vous y arriverez… Faites-vous confiance.

Je pris mon temps. On travaillait dans la même pièce. Je l’espionnais. L’écoutais parler au téléphone. Demander des renseignements, des services. Toujours d’égale à égal. Sans mordre ni commander. Sûre d’elle. Tranquille. Déférente avec les coursiers, la secrétaire, la femme de ménage. Je notais tout et ma résistance diminua jusqu’à n’être plus qu’un vieux soupçon délabré.

Un jour, je posai sur son bureau trois feuillets dactylographiés : le récit du déjeuner avec l’homme marron dans le restaurant plein d’étoiles. Elle le lut, une cigarette brûlant entre deux doigts, les yeux plissés, attentifs, puis elle releva la tête, me regarda franchement, grave et légère à la fois, et me dit :

– Ça y est ! Vous êtes dedans… Vous avez compris.

Une porte s’ouvrit devant moi. Une lumière blanche m’aveugla. Il pleuvait du soleil, les anges et les archanges soufflaient dans leurs trompettes célestes. Tolstoï et Nabokov me tapaient sur l’épaule, me félicitaient. Je poussai un grand cri, rauque et triomphant, levai les bras, brandis mon gant noir sur la plus haute marche du podium et entonnai un hymne à la gloire de moi-même. Je me retins de l’embrasser, ce n’était pas son genre. D’ailleurs, pour couper court à toute émotion, elle enchaîna immédiatement.

– Leçon numéro 2 : si vous n’avez rien à dire, ne le dites pas. N’étoffez pas votre ignorance à grands coups d’éloquence. Si vous peinez à décrire des toits de chaume et des champs d’iris, des intérieurs bourgeois et des armoires normandes, ne le faites pas. Ce n’est pas vous. Allez dans ce que vous vous sentez capable de faire. Style et structure sont l’essence de l’écriture, les grandes idées ne sont que foutaises…

Les mots n’étaient plus des angelots joufflus qui voletaient inaccessibles et sacrés mais des ouvre-boîtes robustes qui m’ouvraient des coffres aux trésors abondants.

Grâce à elle, à cette femme que je vouvoyais, qui me vouvoyait, qui jamais ne se permit la brutale possession, la fausse camaraderie du tutoiement, j’appris à savoir ce que je pensais, ce que je voulais, ce que je ressentais. J’appris à penser tout court, à oser dire « je », « moi », à avoir un point de vue, comme elle le disait. J’appris à me créer un territoire qui ne dépendait plus d’autrui. J’avais mon enclos et ne voulais plus le quitter. Au contraire. Le labourer, le retourner, l’ensemencer.

La vie s’était faufilée en moi, jetant un terreau sur lequel allaient pousser des interrogations, des certitudes, des promesses, des prouesses. Enfin, quelqu’un grandissait à l’intérieur de moi, quelqu’un avec qui j’allais devoir faire connaissance. Cela prendrait du temps. C’était sûr.



Au début, elle attendait, offerte et souriante. Elle se disait qu’elle allait le rencontrer. Au détour d’une rue, à la pharmacie, dans un de ces bars où seuls se rendaient les étrangers. Elle souriait au hasard, mettait ses plus belles robes, un soupçon de rouge à lèvres, un grand chapeau de paille, exposait ses bras bronzés, ses longues jambes brunes, brossait ses cheveux noirs, accrochait un collier, des bracelets.

Elle attendait.

Elle faisait la classe, absente et distinguée, enseignait Heidi, les montagnes glacées, les chalets en bois dentelé en regardant par la fenêtre. Elle apprit à jouer au bridge et s’inscrivit à un club où elle fut déçue de ne trouver que des vieux et des vieilles à la peau tannée par le soleil qui se disputaient entre deux annonces et rejouaient interminablement la partie, une fois celle-ci finie. Les femmes étaient trop maquillées, portaient des bagues grosses comme des loupes, des lunettes derrière lesquelles on apercevait leurs petits yeux perçants. Les hommes avaient des problèmes de prostate et buvaient du whisky. Elle ne les écoutait pas, analysait indéfiniment ses chances. Elle était jolie, elle était charmante, elle avait l’âge rond et plein de la maturité. Une erreur du destin l’avait précipitée dans un premier mariage malheureux, il lui devait une revanche. Elle souffrait sans cesse. Elle se sentait née pour occuper les plus hauts sommets et devait se contenter d’une vie bien chiche. Elle souffrait de la maison trop petite, trop modeste, de l’unique lit qu’elle partageait avec son fils, des moustiques qui l’empêchaient de dormir et lui gâtaient le teint, du salaire insuffisant, de la promiscuité avec ses collègues qui la traitaient comme une des leurs, partageant avec elle leurs petits rêves, leurs petites ambitions, leurs toutes petites préoccupations.

Parfois, elle se réveillait brusquement, la nuit, en sueur, le cœur battant à tout casser, la main sur la gorge comme si on avait voulu l’étrangler : et si la voyante s’était trompée ? Si elle perdait son temps, ses dernières années de femme séduisante dans cette île étrangère où l’Américain, il fallait le reconnaître, était rare ? Elle avait beau ouvrir grand les yeux, elle n’en voyait aucun. Des Français, oui ! À la pelle. Mais des Américains ?

Pour se consoler, se donner un but dans la vie, elle faisait des économies. S’imposait des budgets si serrés qu’il lui arrivait de passer un week-end entier sans rien dépenser. Ils allaient à la plage en stop, déjeunaient d’une banane, d’un plat de riz et de maïs, s’allongeaient sur leurs serviettes et dormaient. Chacun perdu dans ses rêves. Elle regardait les couples autour d’elle, soupesait le sac des femmes, le portefeuille des maris, imaginait de belles maisons de cadres supérieurs avec des domestiques, des nappes blanches, de la musique, des chandelles, de vastes vérandas où on buvait des drinks en riant, en parlant du retour prochain au pays, loin de cette île perdue. Puis son regard tombait sur son fils et se voilait. Pourquoi ressemblait-il tant à son père ? Pourquoi tous ses enfants ressemblaient-ils à ce charlatan qui avait ruiné sa vie ? Elle repoussait le coude qui touchait son flanc, détournait son regard irrité du profil, de la grande bouche, du long nez qui lui rappelait celui qu’elle n’appelait plus que le gitan. Ce n’était plus un bébé, c’était un homme, maintenant. Il marchait comme son père, riait comme son père, se moquait de son sérieux et lui reprochait son manque d’humour. Comme son père. Elle s’en méfiait. Elle cachait ses économies et les changeait sans arrêt de place.

Elle était faite pour une autre vie. Avec des toilettes, des bijoux, des réceptions, un mari au bras duquel s’accrocher et parader. Elle le savait. Elle était Scarlett O’Hara. Pendant sa seule année de fac, les hommes se disputaient le privilège de s’asseoir à côté d’elle. Elle aurait pu tous les avoir. Choisir le plus brillant, le plus fortuné, le plus séduisant. La vie aurait été une éternelle valse enchantée et non pas cet âpre combat de femme seule devant se débrouiller. Sans fortune, sans relations. Elle végétait, c’est tout. La rage la prenait. Une colère terrible, irrépressible montait en elle et elle en voulait au monde entier. À tous ceux en qui elle avait placé ses espoirs et qui l’avaient laissée tomber. Qui l’avaient déçue. Des incapables, des hésitants, des pleutres. Forcément, quatre enfants, ce n’était pas une sinécure ! Ils reculaient tous, profitaient d’elle le temps de se payer du bon temps et puis ciao ! Ils partaient. Quatre enfants !

Un jour, dans un journal arrivé de France, elle lut un long article sur la voyante qu’elle avait consultée. Elle était célèbre soudain. Avait quitté son deux-pièces sombre du 18e arrondissement et donnait des consultations à mille francs les trente minutes. Le tout-Paris s’y précipitait. Il fallait attendre deux à trois mois pour obtenir un rendez-vous. Elle reprit espoir ; ce soir-là, ils allèrent dîner au restaurant.

Deux ans qu’elle attendait… Il suffisait d’être encore un peu patiente. L’homme idéal, avait dit la voyante, l’homme parfait. Cela valait bien un petit sacrifice.

– Et qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? demanda-t-elle, charmante, à son fils qui avait plié ses longues jambes l’une par-dessus l’autre, posé son coude sur son genou et son menton dans sa main ouverte. Comme son père.

– Je voudrais dessiner… M’inscrire aux Beaux-Arts et…

– Pas question, intervint-elle, ce n’est pas un métier. Tu seras pharmacien, vétérinaire ou dentiste.

– Comme le fils Armand ?

– Oh ! Cette vieille histoire ! On ne va pas en faire un plat ! Ça arrive à toutes les petites filles. Moi-même quand j’avais treize ans, il y en avait un qui me coinçait chaque jour en sortant de l’école, il était nu sous son manteau et me collait son truc sous le nez. Quand j’en ai parlé à ma mère, elle a haussé les épaules et m’a dit de faire un détour pour l’éviter. Elle était pas plus émue que ça. Eh bien, je me suis débrouillée toute seule, et j’en suis pas morte !