– « Les jeux érotiques découvrent un monde innommable que révèle le langage nocturne des amants. Un tel langage ne s’écrit pas. On le chuchote la nuit à l’oreille, d’une voix rauque. À l’aube, on l’oublie. » C’est Genet qui parle ainsi. Je te ferai tout subir parce que je veux tout de toi. Je veux voir tous tes visages, toutes tes peurs, toutes tes audaces. Je débusquerai le pire en toi et le transformerai en pierres précieuses. Je te menacerai et tu m’obéiras…
– Quand on me menace, je fais tout…
La ceinture glisse sur mon corps, longue, souple, avec une grosse boucle lisse et argentée. Elle effleure les épaules, le ventre, remonte sur les seins, s’attarde, musarde comme si elle cherchait un bon tour à me jouer, un bout de chair à mordre. Le cuir est froid, la boucle glacée, elle accroche au passage un sein, une pointe de sein, et tes yeux bondissent dans les miens, guettent la surprise ; ils lisent l’appréhension et l’attente muette, se plissent en une interrogation de bourreau complaisant et ta main s’allonge et se fait pressante. Elle appuie la pointe de la boucle sur la pointe du sein, emprisonne la pointe du sein dans la boucle, serre, tourne, tourne, et comme je ne dis rien, comme aucune plainte ne monte de ma bouche, que je persiste à garder ma douleur pour moi, à m’en pourlécher comme d’un bonbon secret, tes doigts se crispent et écrasent le bout tendre et durci du sein contre la boucle froide et dentelée jusqu’à ce que la douleur explose et que filtre de ma bouche une plainte rauque qui te fait sourire.
Je n’ai pas le droit de parler, de gémir ou de geindre, pas le droit de bouger, de me dérober à la douleur que tu inventes et doses savamment, ne me faisant jamais vraiment mal, mais me mettant sur le chemin d’une souffrance que je devine fulgurante. C’est la menace qui m’enchante, le pouvoir infini de la menace : tout est possible et encore plus terrifiant que la réalisation. La menace qui ouvre tout grand l’imaginaire. Il n’y a pas de frontière. Tout est suspendu, infini. Le désir s’amplifie, roule, gronde, s’étire, se retire, revient en vague écumante qui ne casse jamais…
Tu es immense, tu es la voûte céleste et je suis une petite étoile perdue dans la Voie lactée qui assiste à la naissance d’un nouveau monde.
Là, dans le noir de la chambre, dans le noir de ma chambre.
C’est simple, dis-tu d’une voix qui n’admet pas la dérobade ou l’hésitation.
C’est si simple qu’on peut en mourir de plaisir.
Un jour, l’homme tout gris hissa le drapeau blanc et réclama la paix. On prendra un appartement, on vivra ensemble chaque minute, chaque seconde, je te protégerai de tous les hommes marron et tu grandiras à l’ombre de mon chêne.
– Je veux grandir seule, toute seule.
– Je veux vivre avec toi.
– Un jour, je partirai. Tu le sais bien. On n’est pas à égalité.
– Je ne veux pas que tu partes…
– Je partirai.
– Je veux faire un bébé avec toi.
– Je ne veux pas de bébé. Je ne veux plus rien de toi. Tu es tout gris.
C’est fini, je pense, en le repoussant de mes chaussettes chaudes, de mes pantalons épais, de toutes mes forces. C’est fini, je ne t’aime plus et d’abord je ne t’ai jamais aimé. J’ai pris en toi ce qui m’intéressait. En commerçante avisée. Ce n’est pas de l’amour, ça. Tu n’as plus rien à me donner, que des veillées sous l’abat-jour en regardant la télé ! Tu as les mains vides, tu n’as plus d’empire, plus de territoire. Tu es un vieux brigand ruiné sans bateau ni butin, échoué sur une île menacée par la marée du temps. Moi je suis un jeune corsaire avide de batailles, de rapines, de terres inconnues où planter son drapeau noir. C’est fini.
Je le pensais mais ne le disais pas. J’avais honte de ce troc impudique au terme duquel nous étions arrivés. Je lui étais reconnaissante d’avoir posé les premières bornes sur mon territoire, d’avoir découvert les terres en friche en moi. Sa douleur m’émouvait et m’encombrait. Me dégoûtait aussi. Je l’aurais voulu superbe dans le renoncement, grand, généreux, va-je-ne-te-hais-point. J’aurais voulu qu’il me garde dans sa rétine à jamais sans plus m’approcher. Qu’il se tienne à distance.
Il me jetait sur le lit, essayait de me forcer, d’inventer d’autres jeux où il était le plus fort, le maître de mon corps, je le repoussais. Verrouillée. Froide. Indifférente.
– Tu me dégoûtes, je lui disais. À l’idée que tu puisses poser tes mains sur moi, tout mon corps se révulse. Je ne veux plus jamais que tu me touches. Plus jamais ! Je veux tout oublier de toi. Tu n’existes plus.
Il renonça à se battre. Il cessa d’aller travailler. Il traîna au lit jusqu’à midi. Il me suivait partout. Il fracassait ma porte, cassait les poignées des portières de ma voiture, me jetait hors de la sienne en plein virage. L’instant d’après, il n’était plus qu’un homme répandu à mes pieds qui répétait qu’il m’aimait, qu’il m’aimait.
– C’est quoi « aimer » ? je lui demandais.
– Regarde-moi… Je deviens fou à cause de toi.
– Tu étais déjà fou avant. Je ne suis pas responsable.
Il ne répondait pas. Ses cheveux gris devinrent tout blancs. Il devint tout blanc, s’effaça. Bientôt, je ne le vis plus. Il disparut.
Une femme blonde et lisse, qui m’avait vue compter les trombones et les élastiques, esquiver l’homme marron, quémander du travail dans d’autres services, me dit un jour :
– Je vous observe. Vous êtes dure, vous résistez mais vous vous épuisez. Vous n’avancerez pas si vous restez ici. Venez avec moi… Je lance un nouveau journal, j’aurai besoin de vous. Il paraît que vous aimez écrire ?
Et je découvris les mots. J’appris à les ajuster pour faire sonner une réalité. Ma réalité. Comme un forgeron sur son enclume. Je soufflais, je transpirais, j’ahanais, le nez sur la machine à écrire comme mes grands-oncles penchés sur le soufflet de leur forge. Ce travail exigeait autant d’ajustements minutieux que le labeur de mes ancêtres, battant le cuivre, tordant le fer pour oublier le bruit des roues sur les chemins cahoteux, la fuite de ville en ville, le regard sans cesse porté sur un nouvel horizon. De l’enfermement naissent souvent de nouveaux talents pourvu que l’âme soit astreinte à des travaux humbles et précis. Soudain l’imagination s’envole, créant un monde où il n’est pas nécessaire de bouger pour s’évader. J’affilais, j’affûtais, je limais, je polissais, je rabotais, j’étais en nage.
Je portais mon ouvrage à la dame blonde et lisse. Elle lisait.
– Je ne sens rien, me disait-elle. Je veux de l’émotion, du tremblement, du mouvement. Ça respire la bonne élève, le commentaire composé, ce que vous écrivez. Vous êtes comme ça dans la vie ? Ordonnée et froide ?
Je secouais la tête.
– Eh bien ! Faites sauter vos verrous. Donnez-moi des odeurs, des cris, de la lumière, du froid, de la chaleur, du débraillé ! C’est trop bien élevé, trop convenable ! Vous êtes où, vous, là-dedans ? Nulle part. Je ne vous vois pas, je ne vous entends pas. Il n’y a pas de point de vue ! Je veux que vous me preniez par la main et que vous me fassiez voyager. Je veux que vous me racontiez le métro et les voyageurs enjoués ou hébétés, une rue en hiver et les papiers qui volent, un homme en colère et les veines de ses tempes qui vont éclater, une femme qui attend à la terrasse d’un café l’homme qu’elle aime et qui ne vient pas. Observez. Décrivez. Ne dites pas, montrez. Trouvez le détail vrai qui me permettra d’imaginer, d’entrer dans votre histoire.
Elle me rendait ma copie. J’allais me rasseoir. Je contemplais le clavier de la machine à écrire. La vie ! Mon point de vue sur la vie ! Si je le savais au moins ce que je pensais de la vie ! Ce serait tellement plus simple ! Je regardais à l’intérieur de moi et ne voyais personne.
Je ne pensais pas, je réagissais. Tour à tour agressive, hostile, soumise, lâche ou peureuse. Un petit animal à l’état sauvage qui flaire le danger, égorge les poules et file dès qu’on veut l’approcher.
Elle était impitoyable. Elle chassait les clichés comme le paysan traque le renard dans son terrier.
– Une voiture ne vrombit pas. L’orage ne gronde pas. L’hiver ne dépose pas son blanc manteau de neige, l’angoisse n’étreint pas les cœurs. Interdit, interdit, interdit ! Montrez-moi la sécheresse en me décrivant les ornières de la route, la pluie en me faisant patauger dans la gadoue, le trac en faisant bégayer le narrateur, la soumission dans l’inclinaison d’une nuque, la convoitise dans des yeux allumés et rétrécis. Des attitudes, des images, des sons et des odeurs ! Et l’émotion débordera. Elle jaillira des détails que vous aurez extirpés de votre mémoire, du regard que vous portez sur ce qui se passe autour de vous. Votre regard !
Je ne comprenais toujours pas. J’avais trop de respect pour les mots écrits ; je ne pouvais pas les bousculer et les faire tomber dans la vie quotidienne. M’en servir comme d’un outil ! Sacrilège ! Un mot, c’était une note de musique sacrée : aérien, léger, sentant l’encens et Dieu. J’étais intimidée. J’avais lu trop de livres bien tournés, posés sur les étagères de la bibliothèque où j’avais pris un abonnement dès que j’avais été en âge de lire. Ils me regardaient de haut et je tendais toujours une main hésitante avant de m’en emparer. Pour ne pas avoir à choisir, à les affronter, je lisais par ordre alphabétique. Balzac m’avait pris un temps fou ! Et Cronin ! Et les Dumas, père et fils ! Et Zola ! Et Tolstoï ! J’avais pleuré en lisant Anna Karénine. À gros bouillons. Quand Anna vient voir son fils en cachette dans le grand hôtel particulier de Saint-Pétersbourg, avec la complicité du vieux maître d’hôtel et que son mari la surprend… Je palpitais dans le noir de ma chambre, je lisais sous mes draps avec une lampe de poche, et j’étais dans la chambre de Sergueï. À la fois mère éperdue et enfant tremblant de sommeil et de chagrin. Tout résonnait : les grelots des chevaux de la calèche s’arrêtant devant le perron, les lourdes portes du palais qui s’ouvrent, le bruissement des jupons sous la robe, des pas précipités qui montent le grand escalier. Je respirais l’odeur chaude de la chemise de l’enfant, sentais les marbrures de l’oreiller sur ses joues enfiévrées, goûtais l’eau tiède et salée de ses larmes, tendais l’oreille et redoutais le pas puissant de l’homme Karénine, son regard impitoyable qui renverrait, d’une simple injonction muette, mon héroïne à sa vie de femme adultère, chassée par tous. Comment faisait Tolstoï ? Il n’était plus là pour que j’aille le consulter. Et Nabokov ? Lolita que je lisais en anglais pour faire résonner les syllabes du bout de ma langue contre mon palais. Dans une préface, il écrivait : « Caressez les détails, les divins détails. »
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