Mon père, lui, avait repris la route. Vers l’est. À la recherche de ses racines. Il n’alla pas très loin et s’arrêta à Strasbourg où il prit souche, convola, eut beaucoup d’enfants. « Mais tu es toujours ma préférée, m’écrivait-il, mon rayon de miel, mon soleil, ma plus belle. Je te couvre de baisers et t’aime plus que tout. Ne l’oublie jamais. » Il oubliait, lui, de me donner son adresse.
Mon petit frère me manquait. Lettres trop rares et téléphone trop cher. Je lui écrivais de longues missives auxquelles il répondait, une fois par mois, sur du papier pelure, par de laconiques messages non dépourvus d’humour et n’exigeant pas de timbrage exorbitant. « Toujours pas d’Amerloque à l’horizon. Mais des champs de manioc dont je fume la barbe. Je poursuis mes études et barre les jours du calendrier. Mange des bananes et du riz. Belle collection de micas. Baisers las. » Parfois, pointait dans ses mots une mélancolie noire. « La maison est si petite qu’on dort tous les deux dans le même lit. Sans moustiquaire. Elle tue les moustiques avant qu’ils ne me sucent le sang. Le lendemain matin, elle me dit qu’elle n’a pas fermé l’œil de la nuit et me lance des regards furieux. Elle bâille toute la journée et se masse les tempes ostensiblement. Envoie-moi des mètres de tulle blanc. Au besoin prends-les sur ta robe de mariée. Je te revaudrai ça. »
Je lui écrivais ce que je n’aurais jamais osé lui dire à voix haute et inventais, pour le distraire, mille péripéties de vie parisienne.
« Petit frère bien-aimé et absent,
Tu me manques, tu me manques, tu me manques.
Mais encore ?
Tu me manques.
C’est tout ? vas-tu me dire, le sourcil en portemanteau et la lippe tombante. Tu pourrais trouver mieux… Je sais. Je sais. Mais c’est déjà pas mal…
Je survis. J’ai rencontré un prince arabe qui m’a déclarée concierge de son palais, en son absence. Je dois arroser ses plantes, leur parler, leur lire Saki pour les égayer et Proust pour les endormir. Tu ris ? mais ça marche, elles prospèrent. Caresser trois fois par jour le chat angora, le brosser à rebrousse-poil et lui limer les griffes avec une lime émeri importée de New York. En échange, je dors dans la salle du harem, une chambre immense avec lit rond et multiples alcôves où se réfugiaient autrefois les femmes en attente du bon désir du prince. Je laisse la lumière allumée toute la nuit tellement c’est grand. Une fois par semaine, je me rends au hammam, dans le palais, où deux grands esclaves nonchalants m’épluchent la peau au gant noir et au savon gluant, puis me massent durant des heures avant de me déposer, endormie, dans mon lit autour duquel brûlent des bâtons d’encens larges comme des colonnes doriques. Je couds des babouches et brode des étuis de poignard. Je suis payée à la pièce. M’enferme dans les vastes placards et respire l’odeur des chevaux qu’il élève là-bas, au pays. Je les connais tous et leur ai donné un nom à chacun. Je t’ai gardé le plus beau et nous faisons de longues promenades ensemble sur le sable brûlant. L’autre jour, tu as gagné le prix du meilleur cavalier et reçu cent puits de pétrole. Tu m’as promis qu’on partagerait… »
Pour lui, je reprenais goût aux interminables histoires du soir que je me racontais pour m’apaiser. À présent, je les lui offrais. J’allais à la poste faire peser de lourds cahiers spirale qui s’envolaient vers Madagascar. Je l’imaginais, accoudé sur son oreiller, mangeant des bananes, feuilletant les récits que j’inventais, s’endormant la joue posée sur les pages griffonnées. « Tananarive, drôle de nom pour une capitale, écrivait-il. Je me demande ce que je fais ici. Je crois que je n’ai pas d’avenir. Elle me l’a confisqué en m’emmenant dans ce pays. Et toujours pas d’Amerloque à l’horizon. »
– Tu comptes tailler des crayons toute ta vie ?
– …
– Je perds mon temps avec toi. Et arrête de regarder le garçon. Si tu crois que je n’ai pas vu ton manège ?
– …
– Tu me coupes l’appétit ! J’ai plus faim… Appelle le larbin puisque c’est ton copain et demande-lui l’addition.
– …
– Pourquoi tu ne veux pas que je t’aide ? Pourquoi ? Pourquoi tu ne veux pas qu’on te voie avec moi ? T’as honte ?
– …
– T’as qu’à aller te faire mettre par un autre, moi j’en ai marre d’être avec une conne qui compte des trombones toute la journée ! Il est plus fort que toi. Tu comprends pas ça ? Plus fort que toi ! Et c’est pas la peine de pleurer. T’es moche quand tu pleures.
– …
– Merde ! Y a combien de tes petits copains à la noix qui t’ont amenée chez Lasserre ? Et tu pleures ! T’es vraiment une conne ! Garçon ! L’addition… Non, non, on a terminé, on s’en va !
– …
– Il a l’air triste que tu partes. Tu devrais lui donner ton téléphone pour qu’il vienne te tirer en douce. T’es bonne qu’à ça. À te faire fourrer par des connards de ton âge, des boutonneux qui font les larbins chez les autres… Comme toi. En être là ! À mon âge ! Une gamine qui se mouche dans sa sole, le soir, et se fait asticoter par un petit chef, le jour !
– …
– Allez, viens ! On se casse.
Dans la voiture, ça continuait. Dans la chambre, aussi. Il me déshabillait, m’immobilisait, me renversait, me frappait, m’empoignait, me donnait des ordres, m’ouvrait, me forçait. Et puis il s’effondrait contre moi, il tombait à mes pieds, il m’enlaçait, il me disait qu’il m’aimait, qu’il voulait m’épouser.
– Je t’épouserai jamais. Jamais. J’ai vingt ans. Tu en as cinquante. Je t’épouserai jamais.
Tout me donner.
Il m’achetait des chaussettes chaudes pour que je n’aie pas froid aux pieds, palpait le tissu de mes pantalons et le trouvait trop mince pour l’hiver, prenait rendez-vous chez le dermatologue dès que j’avais un bouton, m’offrait des doubles rideaux pour arrêter les courants d’air, m’emmenait dans des palaces, aux sports d’hiver, au bord de la mer, me disait « tiens-toi droite », « c’est pas la bonne fourchette », « dis pas ça », « fais pas ci », « lis ça », « regarde ça », « écoute ça ». J’écoutais. J’apprenais. Je me remplissais.
Je prenais tout, stupéfaite qu’on puisse donner autant, mais je prenais avec parcimonie. Petit à petit. Réservée. Hostile parfois. Comme une anorexique qui apprend à manger.
Il me donnait trop. Je n’avais pas de place pour tout ranger.
Et puis, je ne le méritais pas. Il avait une haute idée de moi. Il me voulait plus riche et plus belle que la reine de Saba. Plus libre et plus puissante que Néfertiti. Et moi, j’étais Cosette avec mon seau rempli de complexes.
Je prenais tout parce que j’aimais apprendre…
Et qu’il y avait les coups.
Il s’éloignait quand il était en colère. Il devenait un autre, un ennemi que je pouvais mesurer. Tenir à distance. La lutte, la bagarre, je connaissais. J’étais à l’aise dans les coups. Je reprenais mon souffle. Je respirais. On était deux bien séparés. Il redevenait un homme libre et fort. Je devenais une femme soumise et dure. On s’affrontait chacun avec ses armes. Il possédait la force de l’homme, la ruse des vieux guerriers, les stratagèmes du combattant rompu, je me travestissais en mille feux follets, le déroutais, le harcelais, me laissais prendre puis m’échappais, le narguais, l’ensorcelais. Chacun, à tour de rôle, vainqueur et vaincu. L’amour n’était plus cette offrande mièvre et suspecte qui le collait à moi et me donnait envie de le rejeter, mais un combat délicieux où chacun fourbissait ses armes, ses plans de bataille, d’où naissait un plaisir trouble, haletant, menaçant, toujours différent. On inventait des stratégies pour vaincre l’autre, des pièges pour l’enfermer, des faux répits, des faux soupirs pour mieux rallumer le désir.
Mais, toujours, toujours, derrière les plus terribles menaces, derrière les mises en scène les plus raffinées, je pouvais sentir battre son amour pour moi.
Alors je devenais grande. Je devenais multiple. Je suis celle-là, et celle-là aussi et celle-ci et cette autre…
Quand l’homme se montrait trop doux, trop amoureux, trop tendre, trop pressant, qu’il posait doucement ses mains comme deux coques frêles sur mes seins, que je sentais son corps s’alourdir contre le mien, lourd de tout son amour, de tous ses espoirs, je me rétractais. Mon corps, mon cœur se refermaient. Ma tête partait au large. Je ne pouvais supporter cet abandon, ce laisser-aller, cette exhibition sentimentale qui me laissait un sale goût dans la bouche. Je voulais les épines qui égratignent, qui brûlent, font couler un sang nouveau.
Je ne comprenais pas pourquoi.
Quand il me prenait contre lui et chuchotait : « Tu es belle, tu es douce, ton corps est un territoire inconnu dont je voudrais embrasser la moindre parcelle, l’honorer et le caresser toute ma vie », j’entendais un immense éclat de rire noir monter du fond de mon ventre. Je me durcissais, plaquais mes mains sur mes oreilles pour ne plus l’entendre ; mais quand, le matin, il me réveillait, me maintenait contre lui, enfermée, prisonnière, accentuant la pression de ses doigts sur le bout de mes seins jusqu’à ce que je hurle à pleine bouche, qu’il m’intimait l’ordre de me taire et reprenait la crispation de ses doigts tenailles, alors je sentais en moi un immense ruban d’amour se dérouler et m’enchaîner à lui. Je lui disais : « Je t’aime, je t’appartiens, fais de moi ce que tu voudras », aveu terrible que ses mots d’amour n’avaient jamais pu m’arracher.
Comment pouvait-il comprendre ce que je ne comprenais pas ?
Cette souffrance nouvelle qu’il inventait chaque fois, qui me retournait comme un gant, faisait surgir en moi des territoires inconnus où je me laissais entraîner, terrifiée mais consentante, sûre d’approcher une lumière qui m’aveuglait et me parlait d’amour, d’identité, de terres à défricher.
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