Elle n’a pas fini sa phrase que la dame s’écrie : « Oh ! mademoiselle Gervaise, mon frère vous a attendue toute sa vie. Il est parti, il y a trois mois. » C’était donc sa sœur ! Et elle qui avait cru un instant qu’il avait refait sa vie ! Et les deux femmes de pleurer, les bras dans les bras, le nez gouttant sur l’épaule de l’autre, la poudre de riz qui se mélange, le sac à main frottant contre le sécateur glissé à la taille, luttant pour ne pas perdre l’équilibre, et de rentrer toutes voûtées, enlacées, parlant du mort, de ses rosiers, du mimosa, de la carte de vœux rédigée avec soin chaque année, de l’espoir que, jusqu’au bout, il avait gardé. « Il ne voulait pas que vous sachiez qu’il n’était plus là, il avait préparé cinq ou six cartes à vous envoyer pour les prochaines années, après il disait que ce ne serait plus la peine… C’est qu’on n’est plus toutes jeunes, hein ? »

« C’est là que j’ai vieilli d’un coup, m’avait dit ma grand-mère, lui parti, je n’avais plus de rêves… »

Jusqu’à la fin, elle a gardé son air de « j’espère que je ne vous dérange pas », son air correct de femme jetée dans le mariage comme dans un cahot de route et qui attendait qu’un modeste retraité vienne la délivrer.

À la fin, elle ne reconnaissait plus personne mais parlait de la petite maison, du perron, des rosiers, du monsieur qui jardinait et écrivait tous les ans une carte de vœux. Ses cinq enfants défilaient auprès de son lit, chiffonnaient la couverture pour réclamer un peu d’attention, l’appelaient « maman maman… ». Ils avaient beau être grands, de vrais adultes, avec des voitures, des carnets de chèques, des enfants, de belles situations ou de moins belles, des mariages qui tenaient la route ou avaient dérapé, ils voulaient qu’elle redevienne une « maman » et veille sur eux, encore un peu. Mais elle ne les « remettait » pas et s’en excusait. Toujours si polie, si douce, si bien élevée. Absente. Sa manière à elle de résister à ce mari, ces enfants, cette vie qu’on lui avait imposée.



Ma vie de femme commençait à ce Normand robuste et sûr de lui qui me donna le goût de l’amour physique. À son insu.

Bien qu’il fût, au moins au début, un initiateur appliqué et attentif, persuadé qu’il était en tout point le meilleur amant du monde et qu’une femme passée entre ses bras se devait d’être comblée, le plaisir me fut révélé non par sa science, limitée car mécanique, mais par sa robustesse qui lui permettait de me transporter dans des ébats pour le moins acrobatiques où je découvris la recette presque automatique de ce qu’il est convenu d’appeler du vilain nom d’orgasme.

Ce n’est ni à la tendresse, ni à la générosité, ni au savoir parfait de mon amant que je dus ce cadeau sublime de l’existence qui fait patienter le désespoir et vous remet dans la vie lorsque vous avez commis l’imprudence de vous en écarter, mais à sa large carrure, ses bras musclés, son souffle long, son endurance et à mon sens exacerbé de l’observation qui me permit d’explorer mon corps, de l’essayer, de le tordre, de le diriger afin de parvenir à l’éblouissement final dont il se réservait tous les lauriers qu’il portait en permanence tressés sur le front.

Mon plaisir, sa force et l’état de faiblesse dans lequel il me précipitait décuplaient l’assurance et la virilité de mon amant. Il bombait le torse, se frisait des moustaches imaginaires et me tapotait le crâne comme à un bon chien fidèle auquel la soupe de son maître fait couler de pâles filets de bave le long des babines. Il ignorait tout de mes apprentissages secrets et fut fort dépité quand, me proposant de l’épouser, tel César offrant une place sous sa toge à une pauvre Gauloise égarée, je lui tirai ma révérence et partis continuer mes expériences avec d’autres que lui.

Je possédais la formule magique et n’entendais pas me limiter à ce seul exemplaire de virilité affichée. Je n’allais pas m’arrêter en si bon chemin et me promettais une kyrielle d’autres raffinements avec des mâles plus ardents, moins arrogants, qui devineraient autre chose en moi qu’une épouse parfaite qui pond des enfants, tient une maison et lustre les pompes de son mari lors des dîners avec le patron.



– Elle est bien roulée, ta copine, dit un de ses potes, autour de la table de poker, en me jetant un regard de loin, par-dessus ses cartes, l’attention relâchée le temps d’une pause, le dos voûté, la main caressant une cannette de bière.

Je repose sur un canapé, les jambes en l’air, j’ai lu dans un journal que c’était bon pour la circulation, que ça faisait de belles jambes, c’est mon capital, mes jambes, essayant de trouver le sommeil malgré les nuages bleutés des cigarettes et les « tu vas nous chercher d’autres bières, ma puce ? ». Je sommeille, je gigote sur les coussins trop durs, me tourne sur la tranche droite puis sur la gauche. J’entends les mots et ne les entends pas. Pense au lendemain et à tous les lendemains qui se ressembleront avec cet homme-là. Inventer, désirer, plus grand, plus fort, pourquoi pas ? sont des mots qu’il ne connaît pas. Ou qu’il a rayés de son vocabulaire. Trop compliqués. Je ferme les yeux.

– Elle a de jolies jambes… Je passe.

– Ce n’est pas tellement les jambes mais les cuisses qui sont belles, professe mon fiancé en contemplant son jeu. Je demande à voir…

Et il abat son jeu. Et j’abats mon regard sur mes jambes que je vois avec ses yeux à lui. Je les coupe en deux : les jambes et les cuisses. Isole les unes des autres. Avec lui, je deviens cul-de-jatte, c’est sûr. Je ne sais que penser. Les recolle et me dis que j’y penserai plus tard.

Quand même, c’est une drôle d’idée de me découper en morceaux…



Grâce à lui, j’avais découvert les ressources infinies de mon corps, mais pour le reste, les ressources infinies de mon âme, j’étais moins avancée. Je souffrais, dans le secret de moi-même, de ne pas savoir qui j’étais. J’éprouvais, sans le formuler, un solide mépris pour cette fille qui ne savait pas dire « moi » ou « je » sans hésiter, changer de ton, de conduite, de personnalité. J’oscillais sans cesse entre le lutin charmant, la guerrière dure à cuire, la petite fille abandonnée et la princesse endormie qu’un prince breveté viendrait réveiller et emporter sur son cheval fringant.

J’étais la première à me perdre dans mes dédales intérieurs et j’en voulais pêle-mêle à moi-même, à mes amants et au monde entier. J’amassais, au fil de mes égarements, une pelote de haine lustrée qui ne demandait qu’à se dévider. Si, vue de l’extérieur, je ressemblais à une jeune fille appliquée et gentille, le champ de ruines qui formait mon jardin secret avait de quoi me décourager et me donnait envie de mordre tout animal qui m’approchait de trop près. Interdiction de se pencher au-dessus de moi et de pénétrer. Pour dissimuler les sables mouvants de mon âme, j’élevais des barrières de charme, déployais des éventails multicolores qui aveuglaient l’intrus : minijupe, mèches blondes, taille fine, yeux charbonneux, visage plâtré, démarche chaloupée. Armée et maquillée comme une épave de voiture volée qui trompait le chaland et lui donnait l’impression de s’installer au volant d’une carrosserie rutilante à la tenue de route impeccable.

Et la guerre éclata.

D’abord entre ces différentes parties de moi qui réclamaient des choses si contradictoires que je tournais bourrique, ensuite avec tous ceux qui ne comprenaient pas et prétendaient résoudre mon mal-être à l’aide de baisers, de promesses, de serments éternels, de déclarations d’amour et de fidélité à tout jamais. Je ne voulais pas de leurs cataplasmes brûlants que je réclamais pourtant à grands cris. Je voulais un mode d’emploi pour vivre en paix avec moi-même.

Je mélangeais tout. J’attendais du sexe fort qu’il m’apportât un remède, une potion magique qui assainirait mes humeurs, me filerait une identité, et le boutais sans façon hors de la place lorsque, malgré tous ses efforts, il échouait.

Je mis du temps à apprendre à vivre avec moi-même. À recoller tous mes petits bouts éparpillés. À vivre en bonne camaraderie avec mon âme. Du temps, de la peine, un vrai travail de limier.

J’appris en observant les autres. Je les espionnais et empruntais les méthodes d’un détective privé. Je collectais et analysais les petits indices qui traînent et en disent long. Les policiers de Scotland Yard n’ont rien à me reprocher. Je suis devenue experte dans les méandres du cœur et reconnais, au premier coup d’œil, l’épouse quasi abandonnée qui ne tient à la vie que par une routine mécanique et une poignée de Prozac, celle qui épuise le mâle de revendications amères ou la rouée qui l’exploite, sournoise et goguenarde. Je sais l’énervement bridé du mari lassé et la réplique qui fuse, épinglant le détail anodin où déverser une colère qui n’ose porter son nom. Je connais les mensonges-ritournelles de l’homme infidèle, sa fausse légèreté d’homme pressé et la couardise de la femme qui ne veut pas voir. La vie des autres est un champ d’observation infini où les détails engrangés vous permettent d’avancer en vous-même comme dans une enquête criminelle. On ne s’ennuie jamais à contempler l’heur ou le malheur d’autrui tant il vous renseigne plus efficacement que n’importe quel docteur de l’âme sur vos propres désordres. Tant il est vrai aussi que ce qui vous saute aux yeux, vous irrite ou vous tord les entrailles est le reflet exact de vos propres manques, défauts ou souffrances que vous vous obstinez à nier, à mettre de côté.

J’ai cru plusieurs fois avoir tordu le cou à l’ennemi intérieur qui m’empêche d’aimer. Mais toujours il revient, armé de plus belle, pressant et rusé. J’arrive de temps en temps à le tenir écarté, à l’empêcher de pénétrer sur ma propriété privée. Mais trop de colères, trop de violence irraisonnée, trop de tensions insupportables me prennent encore par surprise et me laissent, étonnée et suffocante, sur le cadavre exquis d’un amant estourbi pour que je puisse proclamer que je suis pacifiée, réunie, sereine. En un mot : prête à aimer l’autre, quand il s’agit d’un homme.