Ou de le lui porter.

Elle a dit oui.

C’est ainsi qu’on s’est revus et, très vite, elle m’a fait comprendre qu’il ne tenait qu’à moi… Ce même soir, on a basculé dans son lit. Un grand lit blanc qu’elle venait de recevoir le matin même. C’est un signe, disait-elle, c’est un signe, et elle se coulait, frétillante, contre moi.

Elle mentait sûrement. Elle devait raconter cette histoire à chaque fois. Elle savait y faire avec les hommes. Elle savait les flatter, les rendre importants quand le besoin d’eux se faisait pressant

La première nuit, je ne l’ai pas touchée. J’étais jaloux déjà, terriblement jaloux. C’est même le premier sentiment qu’elle a éveillé en moi. Dès que je l’ai vue, à cette fête, j’ai détesté tous ceux qui l’ap prochaient et si je suis parti, si vite, si brutalement, c’est que je n’arrivais plus à me contenir.

Je lui ai posé mille questions dans le grand lit blanc. Impitoyable et menaçant quand elle ne répondait pas. Elle s’impatientait, se retournait contre moi, se collait à moi, cherchait mes mains, ma bouche mais j’ai tenu bon. Je voulais qu’elle comprenne que je n’étais pas comme les autres. Qu’elle n’allait pas me prendre et me jeter. J’avais tellement de choses à lui dire, à lui offrir, à lui faire connaître. Je réclamais du temps, une éternité de temps. Je voulais construire des rêves avec elle, des voyages, des aventures, déterrer de vieux mythes et leur rendre vie, la hisser au sommet de mon Olympe et que les Dieux se retournent sur elle. Se retournent sur nous.

J’avais faim d’elle, faim de son corps. Mais je voulais être celui qui décide, celui qui mène le jeu. Elle m’était déjà trop importante pour que je prenne le risque d’être un amant comme les autres.

Je voulais être son dernier amant, l’homme ultime de sa vie.



À l’âge de dix-sept ans, je pris un amant. Un petit ami ou un fiancé comme il est coutume d’appeler l’homme à qui revient l’honneur de la première perforation et des premiers ronflements, bras en croix, sur votre flanc, une fois le labeur achevé.

Il était beau, grand, sentait bon l’eau de toilette et le chef de bande musclé, dansait le rock à la perfection, cultivait l’art de sourire avec ironie (c’était plus chic et lui donnait « un air »). Il ne connaissait ni l’angoisse ni le doute mais le goût de la bière et la pratique des filles. Il faisait l’amour avec la science séculaire de ses ancêtres normands, moustachus et gourmands, et l’entrain cadencé d’un bûcheron canadien. Il me regardait ni de trop loin ni de trop près, arborait un air de propriétaire satisfait de son achat, critiquant un bouton, une mèche, un ongle mal taillé, mais vantant la bonne marchandise, en faisait saliver plus d’une, ce qui constituait à mes yeux sa plus grande qualité. Je le présentai à ma mère qui le trouva à son goût et à ma grand-mère maternelle qui ne comprit jamais quel plaisir je pouvais prendre à faire l’amour sans y être sommée.

– Comment peux-tu faire « ça » par plaisir ? me demandait-elle souvent en roulant des yeux effarés, remplis de cauchemars, de souvenirs de nuits de brutalité, de prises à la hussarde. Le plaisir est si sale. Et pourquoi appelle-t-on ça « plaisir » ? Moi, il a fallu me forcer le soir de mes noces et que je déguise mon dégoût par la suite. Je fus bien soulagée, une fois mes cinq enfants mis au monde, d’apprendre qu’il avait une maîtresse en ville sur laquelle se vautrer…

Ma grand-mère avait fait un mariage de raison. De devoir familial, pourrait-on préciser. Grâce à ses épousailles, la vaste maison de famille et les terres adjacentes ne seraient pas vendues. Le pécule amassé par mon grand-père, petit paysan parvenu qui avait fait fortune dans le textile sans passer par l’école, sauvait la mise. Elle avait essayé de persuader sa mère qu’elle ne pouvait pas se marier, qu’elle en aimait un autre, plus modeste mais si doux qui, chaque fois qu’elle l’apercevait, faisait sauter son cœur hors de sa poitrine. Sa mère lui répondit que la vie n’était pas une partie de plaisir, que l’amour était une comptine qu’on fredonne en brodant le linge ou en cherchant le sommeil, mais arrivait un jour où il fallait renoncer à ses fabulettes et prendre un époux. Un homme sérieux qui ferait honneur à la famille, pas ce petit représentant de commerce avec lequel elle l’avait vue danser les soirs de bal, qui courait les routes pour amasser quatre sous et transportait des valises de boutons et de bretelles. On se mariait, on faisait des enfants, on « tenait » sa maison, on obéissait à son mari comme on avait obéi à ses parents sans se poser de questions. C’était le rôle de la femme. Il en avait toujours été ainsi.

Ma grand-mère inclina donc la tête et se soumit, mais son cœur ne cessa de battre pendant près de cinquante ans pour ce premier amour qu’elle avait dû repousser, le seul homme qu’elle aima jamais et qu’elle fut forcée d’oublier.

Oh ! Pas tout à fait… Il lui envoyait ses vœux chaque année à Noël, d’une écriture haute et droite, à l’encre violette, sur une petite carte festonnée de doré, qu’elle tirait de son tablier pour nous prouver qu’elle avait été et qu’elle était follement aimée. Elle la portait presque toujours sur elle, la faisant passer d’une poche de tablier à un sac en cuir noir les jours de messe et de cérémonie, et, quand l’époque des vœux arrivait, elle échangeait l’ancienne contre la nouvelle. Le texte ne changeait pas. Il lui renouvelait son amour pur et indéfectible en termes châtiés, signalait son adresse nouvelle quand il déménageait, donnait des nouvelles du temps, des fleurs, des arbustes, des rosiers qu’il avait plantés dans son petit jardin.

Une année, il pleura le décès d’un mimosa, ramassé sur le couvercle d’une poubelle et replanté chez lui. L’arbuste s’y était plu et, requinqué, avait délivré, dès l’année suivante, une floraison dorée et duveteuse qui éclairait le jardin. Puis, sans aucune raison, il s’étiola, se dessécha, s’ourla de marron et mourut. « Autant de soleils qui réchauffaient mon modeste logis », écrivait cet homme fin et effacé dont le seul tort avait été de ne pouvoir aligner autant de lingots que mon grand-père. Grand-mère acheta un mimosa, en pot, qu’elle plaça sur la fenêtre de la cuisine et considérait avec mélancolie pendant que sa pâte à crêpes ou ses chaussons aux pommes reposaient. On avait baptisé l’arbuste nain « l’amoureux de grand-mère » et on la surprenait parfois en contemplation muette face à son pot de perles jaunes, les yeux brillants de larmes et le mouchoir roulé, broyé dans la paume de sa main. On lui bandait les yeux de nos doigts écartés, elle sursautait, secouait la tête pour chasser son rêve et retournait à ses fourneaux. Pendant quelque temps, nous eûmes en entrée à chaque déjeuner des œufs mimosa qu’elle disposait sur un plat « comme autant de soleils qui réchauffaient »… son cœur.

Elle élevait ses cinq enfants comme on le lui avait appris : bonne chère, pâte pétrie, thermomètre dans le derrière, laits de poule, pierres chaudes au fond du lit les soirs d’hiver, cache-nez tricotés (une couleur pour chaque enfant), confitures maison et une vigilance distraite mais mécanique de mère poule affairée. Elle accomplissait son devoir avec le plus grand soin, répétait les gestes de sa mère, s’étonnait même de savoir si bien y faire. Ses petits ne manquaient de rien, sa maison était parfaitement tenue mais son cœur vagabondait ailleurs, dans les hauteurs de Nice où son vieux prétendant s’étiolait et se racornissait loin d’elle. Elle n’était pas triste pour autant, aimait rire, chanter les Play-Boy, de Jacques Dutronc, jouer au rami, à la belote, engloutissait des gâteries sucrées qu’elle rangeait dans des boîtes en fer, sa taille s’alourdissait, ses pieds la faisaient avancer tel un dodu canard mal assuré. Ses enfants entraient et sortaient, tiraient son tablier, réclamaient un baiser, offraient de bonnes notes ou des fronts enfiévrés, se mariaient, enfantaient, divorçaient, aimaient, pleuraient, elle les regardait, comme Catherine Langeais à la télé. Gentiment, poliment, disant : « Elle est mignonne, hein ? Et coquette… » Jamais en larmes ni en colère : son cœur était ailleurs. Elle faisait de la figuration dans sa propre vie et assistait, amusée, à toute cette agitation autour d’elle. Satisfaite aussi : elle avait rempli son devoir, sa mère, là-haut dans le ciel, pouvait être fière d’elle. Ainsi que sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Une lignée de femmes fortes et soumises, aptes au devoir. Plus elle avançait en âge, plus il lui semblait qu’elle avait été une bonne fille. Et même ces cartes de vœux qu’elle gardait dans sa poche, ce n’était pas un péché ! Sa maman devait lui pardonner, là-haut dans le ciel. C’était une faiblesse bien petite, elle ne s’en confessait jamais auprès de monsieur le curé.

Quand mon grand-père mourut, elle avait soixante-seize ans. Elle attendit quatre à cinq semaines que le deuil s’estompe, que les larmes sèchent, puis se hissa dans un taxi qui l’emmena à Nice.

Elle me raconta tout, les yeux écarquillés et vides. Une enfant qui quitte un rêve et se retrouve brutalement dans la réalité. La petite maison, le jardinet, une femme de son âge qui lui ouvre le portail. Elle a le cœur qui bat fort, très fort, elle gravit les marches avec difficulté, « ces fichus cors… », regarde la femme sur les marches, dit : « Bonjour, madame, excusez-moi de vous déranger » parce qu’elle est bien élevée, qu’elle n’oublie jamais de dire « bonjour, merci, comment allez-vous ? je ne vous dérange pas ? », et elle ajoute : « Je suis mademoiselle Gervaise… » Elle a l’audace tranquille des cœurs simples et purs. Pour la première fois de sa vie, c’est elle qui décide, elle qui se dégage du joug de l’habitude, des conventions. Cet usage soudain d’une liberté ignorée l’essouffle et la chavire mais elle tient bon et regarde la femme en tablier sans ciller.